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Délimitation entre le bricolage et des concepts voisins

Le concept du bricolage Section 3

3. Clarification du concept de bricolage

3.2. Délimitation entre le bricolage et des concepts voisins

Le bricolage peut être assimilé ou confondu avec d’autres concepts comme l’improvisation, l’adaptation, la créativité, l’innovation, l’effectuation et causation (Baker et al., 2003 ; Baker et Nelson, 2005 ; Duymedjian et Rüling, 2010 ; Fisher, 2012). Malgré des similitudes entre ces différentes notions, il existe des différences fondamentales.

Le bricolage et l’improvisation

3.2.1.

Moorman et Miner (1998, p.698) définissent l’improvisation comme « Le degré auquel la

composition et l'exécution convergent ». Cette définition implique non seulement une convergence temporelle, mais aussi une convergence substantielle de création d'actions (conception ou composition) et implémentation (exécution) (Miner et al., 2001). Weick (1993) affirme que les plans reposent sur l’hypothèse de conditions idéales et de problèmes actuels supposés stables, ce qui permet d’envisager des solutions stables à un ensemble de problèmes. L'improvisation considère l'action comme un processus de construction de sens en faisant avec (making do) tout ce qui est sous la main, ce qui rejoint la notion de bricolage de Lévi-Strauss (Weick, 1993).

Le bricolage est un construit souvent utilisé pour décrire l'ensemble de ressources mobilisé par l'improvisation (Baker et al, 2003). Moorman et Miner (1998) s’interrogent si l’improvisation n’implique pas des formes de bricolage. De nombreux auteurs développent l’argument suivant : lorsque la création et l'exécution se produisent en même temps, il est très difficile de planifier à l'avance le matériel nécessaire pour une activité et de réussir à obtenir les ressources dans les délais, ce qui rend donc le bricolage probable (Moorman et Miner, 1998 ; Baker et al., 2003). Être habile au bricolage peut aider à improviser de façon efficace (Moorman et Miner, 1998). Ainsi, toute activité

d'improvisation semble impliquer du bricolage (Baker et al., 2003). « Logiquement,

l'improvisation implique le bricolage, mais le bricolage n'implique pas l'improvisation » (Baker et al., 2003, p 264-265). Si le bricolage est souvent lié à l’improvisation (Weick, 1998), il peut également être présent dans la mise en œuvre de plans préexistants (Baker et al, 2003).

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Le bricolage et l’adaptation

3.2.2.

L'adaptation implique l'ajustement d'un système à des conditions externes (Campbell, 1969, Stein, 1989). L'adaptation est un construit beaucoup plus large et plus général que le bricolage, et ne pose pas nécessairement les mêmes problèmes de temporalité et de manque de ressources (Baker et al., 2003). L'adaptation peut être réalisée lorsqu'une organisation prévoit à l'avance de s'adapter ou de s’ajuster à un changement (Campbell, 1969, Stein, 1989 ; Moorman et Miner, 1998). Une organisation peut s'adapter en déployant des routines de réponse standard, par exemple la règle dans un service d'incendie : « s’adapter à la taille de l'incendie en augmentant le nombre de pompiers dans les deux premières heures » (Moorman et Miner, 1998). Une adaptation peut se faire en utilisant toutes les ressources, que ce soit celles sous la main, ou à travers la planification des ressources nécessaires et leur acquisition à cette fin, ou encore l’utilisation de ressources qu’on ne détient pas (emprunt, prêt de ressources…). Par conséquent, non seulement de nombreuses formes d'adaptation n'impliquent pas le bricolage, mais toutes les formes de bricolage ne sont pas adaptatives (Moorman et Miner, 1998). Elles peuvent être créatives (Innes et Booher, 1999 ; Fisher, 2012), temporaires ou inachevées (Duymedjian et Rüling, 2010 ; Ansart et al., 2012), tactiques (De Certau et al., 1990 ; Weick, 1993 ; Ansart et al., 2012) ou stratégiques (Ciborra, 2002 ; Phillips et Tracey, 2007 ; Mair et Marti, 2009 ; Ansart et al., 2012 ; Jaouen et Nakara, 2014).

Le bricolage et la créativité

3.2.3.

Peu de recherches étudient le lien entre le bricolage et la créativité (Innes et Booher, 1999 ; Le Loarne, 2005). Selon Innes et Booher (1999), le bricolage produit plus qu’une solution à un problème connu, il produit une nouvelle façon d'encadrer la situation et de développer des combinaisons inattendues d'actions qui sont qualitativement différentes des options initialement prévues, ce qui favorise l’émergence d’idées plus créatives et facilite l’innovation. Cohendet et Simon (2007, p.599), dans leur étude des industries

créatives, expliquent que « les idées micro-créatives qui se dégagent lors d'un projet

peuvent être absorbées dans la mémoire active de certaines communautés de spécialistes, comme un « slack créatif » qui pourrait être utilisé dans d'autres projets. ». Selon ces auteurs, le slack créatif ou réservoir créatif (Cohendet et Simon, 2015) est influencé par la culture organisationnelle, et notamment par la culture de bricolage et d’improvisation

94 collective très développée dans les industries créatives comme les sociétés de jeux vidéos (Cohendet et Simon, 2007). Ce concept de réservoir d’idées créatives (Cohendet et Simon, 2007, 2015) est une notion proche du répertoire du bricoleur (Levi-Strauss, 1962). Le Loarne (2005) compare le contenu des deux notions de créativité et de bricolage. Elle explique que le bricolage et la créativité contiennent des aspects communs et mènent vers une certaine nouveauté, mais peuvent diverger quant au processus et aux ressources à utiliser. En effet, la créativité se distingue du bricolage, car elle induit de la nouveauté ou une déviation par rapport aux idées existantes (Amabile, 1983) ou encore un travail original, utile et heureux (Gruber, 1989). Certes, le bricolage implique un certain degré de création (assemblage et combinaison) et mène vers un résultat nouveau satisfaisant (Baker et al, 2003, Baker et Nelson, 2005), mais ce résultat ne génère pas obligatoirement de la nouveauté. De plus, de nombreuses formes de créativité n'impliquent pas de combiner la création et la performance, par exemple : un auteur peut écrire une pièce de théâtre ou un compositeur peut écrire une symphonie qui n'est pas exécutée (Baker et al., 2003). Un auteur « bricoleur » écrit une pièce jusqu'à ce qu'elle atteigne un « mode

satisfaisant » et devienne un produit ou assemblage qui « fonctionne » (It is

working) (Baker et Nelson, 2005). Cependant, la créativité peut représenter une compétence précieuse pour improviser et bricoler dans les organisations (Moorman et Miner, 1998).

Le bricolage et l’innovation

3.2.4.

Le bricolage est mobilisé dans plusieurs études de déploiement d’innovations (Ciborra, 2002 ; Garud et Karnøe 2003 ; Baker et Nelson, 2005 ; Ferneley et Bell, 2006 ; Andersen, 2008 ; Senyard, et al., 2009 ; Halme et al., 2012 ; Desa et Basu, 2013 ; Salunke et al., 2013 ; Jaouen et Nakara, 2014). Dans la littérature sur les innovations, le bricolage est décrit comme contribuant à des conceptions robustes dans des environnements incertains (Ciborra, 2002 ; Garud et Karnoe, 2003), générant des innovations qui sont à la fois technologiques avec de nouveaux usages et applications de la technologie (Ciborra, 2002 ; Chae et Lanzara, 2006 ; De Vaujany, 2011), mais aussi managériales (Ciborra, 2002). La typologie la plus fréquemment proposée dans la littérature en sciences de gestion sur les innovations oppose l’innovation technologique à l’innovation managériale (Jaouen et Le Roy, 2013). Birkinshaw, Hamel et Mol (2008, p.825) définissent l’innovation

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managériale comme « l’invention et la mise en œuvre d’une pratique, d’un processus, d’une

structure ou d’une technique de management nouvelles au vu de l’état de l’art, et qui contribuent à l’atteinte des objectifs organisationnels ». L’innovation technologique se réfère à l’adoption de nouveaux équipements, logiciels et systèmes qui modifient les procédés de production (Damanpour et al., 1989 ; Meeus et Edquist, 2006). Elle se distingue toutefois de l’innovation managériale par son caractère technologique et relatif au système technique de l’entreprise (Meeus et Edquist, 2006). L’élément distinctif serait le domaine de l’organisation affecté par l’innovation : l’innovation technologique affecterait les caractéristiques physiques et techniques alors que l’innovation managériale affecterait les modes de coordination et de motivation des éléments de la structure sociale qui en assurent le fonctionnement (Alcouffe, 2006). Les innovations managériales incluent la création de nouvelles routines (Ciborra, 2002 ; De Vaujany, 2011), de nouvelles structures (Lanzara, 1999 ; Chae et Lanzara, 2006), ou encore de nouvelles méthodes de travail (Jaouen et Nakara, 2014). Les innovations technologiques et managériales sont liées, interagissent et évoluent au fil du temps de façon complémentaire (Volberda et al, 2013 ; Damanpour, 2014). Le processus d'innovation managériale fait appel à des pratiques comme les essais et erreurs, les expérimentations, les itérations, la mise au défi

des routines existantes et le sensemaking (Birkinshaw et al., 2008), qui relèvent des

pratiques de bricolage (voir point 4 dans la section suivante). Pour Senyard et al. (2009,

p.4), les produits du bricolage sont souvent des innovations : « parce que le bricolage

implique la création de nouvelles solutions aux problèmes et opportunités, les produits de bricolage sont généralement des innovations ». Si on suit la définition de l’innovation, déviation par rapport aux pratiques ou connaissances existantes (Van de Ven et Polley, 1992 ; Zaltman et al., 1973), on peut dire que le bricolage conduit souvent à des résultats et des produits qui sont des innovations technologiques ou managériales (Ciborra, 2002 ; Garud et Karnoe, 2003 ; Senyard et al., 2009 ; De Vaujany, 2011). Cependant, les résultats du bricolage ne constituent pas nécessairement des nouveautés ou des innovations, ils résultent juste d’un processus continu d’assemblage menant à un résultat satisfaisant face à un problème donné (Duymedjian et Rüling, 2010). De plus, l'innovation n'implique pas nécessairement le bricolage, car beaucoup d'innovations sont planifiées, suivent des spécifications bien précises, et ne nécessitent pas de bricoler ou de faire avec les moyens du bord, ou encore d’improviser (Baker et al., 2003).

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Bricolage, causation et effectuation

3.2.5.

Dans certains travaux en entrepreneuriat, notamment sur le bricolage entrepreneurial, le bricolage est souvent comparé ou associé à des notions comme la causation et l’effectuation (Baker et al., 2003 ; Eisenhardt et al., 2012 ; Fisher, 2012). Sarasvathy (2001,

p.245) définit la causation comme « des processus de causalité ayant un effet particulier

donné et qui se concentrent sur le choix entre les moyens pour créer cet effet ». Fisher (2012) explique que la causation est un processus qui inclut l’identification et l’évaluation des opportunités objectives (Shane et Venkataraman, 2000), l’élaboration d'objectifs visant à exploiter les opportunités identifiées (Sarasvathy, 2001), et l’analyse des moyens alternatifs pour atteindre les objectifs tout en prenant en compte les conditions environnementales contraignantes (Sarasvathy, 2001). Ces développements montrent qu’il existe une différence entre le bricolage et la causation. Pour Fisher (2012), la causation suppose que le résultat est connu, et elle nécessite une sélection des moyens à utiliser pour atteindre ce résultat, en suivant différentes démarches, par exemple : commencer par la fin, analyser les résultats prévus, faire une analyse comparative. A contrario, pour le bricolage, le résultat n’est pas connu à l’avance et nécessite de faire avec les moyens du bord, et de combiner les ressources afin de créer quelque chose en partant de rien (Baker et Nelson, 2005 ; Fisher, 2012).

Sarasvathy (2001, p.246) définit l’effectuation ainsi : « Les processus d'effectuation utilisent

un ensemble de moyens donné et se concentrent sur la sélection entre les effets possibles qui peuvent être créés à partir de cet ensemble de moyens ». Pour Fisher (2012), l’effectuation et le bricolage partagent pas mal de points communs (ressources existantes comme source, dépasser les contraintes de ressources…), mais il existe des points de divergences. L’effectuation utilise les moyens tels quels et se concentre sur la sélection entre les différents effets possibles, alors que le bricolage fait avec les moyens du bord en les combinant, sans se focaliser sur la sélection des effets souhaités (Fisher, 2012).

Dans le tableau suivant, nous complétons les travaux de Baker et al. (2003), en mobilisant d’autres recherches ayant traité ou comparé un ou plusieurs construits avec celui du bricolage (Moorman et Miner, 1998 ; Ciborra, 2002 ; Garud et Karnoe, 2003 ; Baker et Nelson, 2005 ; Duymedjian et Rüling, 2010 ; Fisher, 2012).

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Construit Différences

Bricolage: Faire avec les moyens sous la main (Lévi-Strauss, 1962) NA

Improvisation : La convergence du design et exécution (Moorman et Miner, 1998b; Miner et al., 2001).

Le bricolage peut souvent se produire pendant l'improvisation (Weick, 1998). Cependant, il peut également se produire dans la mise en œuvre de plans préexistants (Ciborra, 2002 ; Baker et al, 2003 ; Duymedjian et Rüling, 2010).

Adaptation: Ajustement d'un

système aux conditions externes (Campbell, 1969, Stein, 1989).

Une adaptation peut se faire en utilisant toutes les ressources, que ce soit celles sous la main ou externes (emprunt, prêt…). Aussi, de nombreuses formes d'adaptation n'impliquent pas nécessairement le bricolage, et toutes les formes de bricolage ne sont pas adaptatives (Moorman et Miner, 1998).

Créativité: Nouveauté ou

déviation par rapport aux idées existantes (Amabile, 1983), ou travail original, utile et heureux (Gruber, 1989)

Le bricolage implique un certain degré de création (assemblage et combinaison) et mène vers un résultat satisfaisant (Baker et al, 2003 ; Baker et Nelson, 2005). De nombreuses formes de créativité n'impliquent pas de combiner la création et la performance, et restent dans le stade de la création (Baker et al, 2003).

Innovation : Déviation par

rapport aux pratiques ou

connaissances existantes (Van de Ven et Polley, 1992, Zaltman et al., 1973),

Le bricolage implique un certain degré d'innovation (Ciborra, 2002 ; Garud et Karnoe, 2003), mais l'innovation n'implique pas nécessairement du bricolage. Beaucoup d'innovations suivent des spécifications bien précises et nécessitent des moyens supérieurs à ceux sous la main (Baker et al., 2003).

Causation : « Les processus de causalité visent un effet donné et se concentrent sur le choix entre les moyens pour créer cet effet » (Sarasvathy, 2001, p.245).

La causation suppose que le résultat est connu et nécessite la sélection entre les moyens pour réaliser ce résultat. Or pour le bricolage, le résultat n’est pas connu à l’avance et nécessite de faire avec les moyens du bord et de combiner les ressources pour créer quelque chose à partir de rien (Fisher, 2012)

Effectuation : « Utiliser un ensemble de moyens donnés et se concentrer sur la sélection entre les effets possibles qui

peuvent être créés avec»

(Sarasvathy, 2001, p.246).

L’effectuation utilise les moyens tels quels et se concentre sur la sélection entre les effets possibles, alors que le bricolage fait avec les moyens du bord et leurs combinaisons sans se concentrer sur la sélection des effets (Fisher, 2012).

Tableau 15 : Bricolage et construits proches (adapté de Baker et al. (2003) et complété par d’autres travaux)