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5.2.3 Quelques champs d’actions linguistiques

5.2.3.2 L’aménagement du corpus de la langue française

S’agissant des actions sur le corpus de la langue française durant cette décennie, les commissions ministérielles de terminologie ont continué d’y apporter leur contribution : celle de l’informatique a proposé donnée (1980), bureautique, disque, en ligne (1981), souris, écran tactile (1987) ; celle de l’audiovisuel et de la publicité a opté pour le fameux baladeur (1983). À l’épreuve du temps, ces termes se sont implantés peu à peu en français quotidien et sont connus ainsi du grand public. De la part de la commission générale de terminologie récemment instituée, elle a retenu lors de la première séance des termes tels que brique (pour Brick), lait frappé (pour milkshake), soutenir ou encourager en place de supporter (pour support). Elle s’essaie à l’harmonisation du travail des commissions ministérielles de terminologie et revient sur des dossiers difficiles à être tranchés (que nous allons développer dans la partie suivante) et sur la langue générale que ne couvrent pas celles-là.

De plus, en 1984, le Premier ministre Pierre Mauroy a créé, par le décret n°

84-153 du 29 février 1984 une commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes, qui vise à étudier la féminisation des titres et des fonctions. En fait, la loi du 13 juillet 1983 portant sur la modification du code du travail et du code pénal a stipulé l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, ce qui constituait un prolongement de la question tant linguistique que sociale sur l’omniprésence des termes masculins dans les hautes fonctions. Le décret indique que la féminisation des noms de professions et de titres vise à combler certaines lacunes de l’usage de la langue française dans ce domaine et à apporter une légitimation des fonctions sociales et des professions exercées par les femmes (article 1er). Cette entreprise s’attire pourtant bien des réserves et des critiques comme celles de l’Académie française raisonnant que le masculin est en français le genre non marqué et peut de ce fait désigner

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indifféremment les hommes et les femmes ; en revanche, le féminin est appelé plus pertinemment le genre marqué, et la marque est privative […]la féminisation risque-t-elle d’aboutir à un résultat inverse de celui qu’on escomptait, et d’établir, dans la langue elle-même, une discrimination entre les hommes et les femmes. L’Académie conteste enfin le principe même d’une intervention gouvernementale sur l’usage, jugeant qu’une telle démarche risque de mettre la confusion et le désordre dans un équilibre subtil né de l’usage, et qu’il paraîtrait mieux avisé de laisser à l’usage le soin de modifier.139

Face à des oppositions bien vives, cette commission effectue tout de même le travail à son rythme. Elle fait recours à des enquêtes et réunit les nomenclatures des professions fournies par l’Administration dont l’INSEE, le ministère de la Fonction publique et celui de la Défense. Parmi les termes à étudier pouvons-nous repérer chef, agent, auditeur, artiste, chauffeur. Au cours des réunions d’avril 1984 à décembre 1985 de la commission qui travaille sur les termes notamment d’une approche linguistique, les membres en discutent cas par cas et établissent les Règles de formation du féminin en français annexées au projet de l’arrêté du 16 mars 1986 relative à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre qui, recommandant de procéder à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre dans les textes officiels et dans l’administration, réduit en circulaire, n’exerce cependant pas une grande influence. Mais la circulaire peut se servir de référence et les règles proposées influent bel et bien sur l’usage de la langue française. Grâce à Loïc Depecker, conseiller technique d’alors au Commissariat général à la langue française auprès du Premier ministre, qui est orfèvre en la matière et conserve des archives de première main et difficiles à obtenir ailleurs dont l’annexe, il nous sera possible d’y jeter un coup d’œil :

1 – Le féminin des noms est toujours marqué au moins par la présence d’un déterminant féminin (une, la, cette).

2 – Les masculins terminés à l’écrit par un e muet ont un féminin identique, mais précédé du

139 http://www.academie-francaise.fr/langue/index.html, consulté le 6 février 2012.

149 déterminant féminin.

N.B. : Le suffixe féminin -esse (un poète / une poétesse) n’est plus productif en français moderne.

3 – Les masculins terminés à l’écrit par une voyelle autre que le e muet ont un féminin en e.

4 – Les masculins terminés à l’écrit par une consonne ont le plus souvent un féminin en e, avec éventuellement ajout d’accent ou doublement de consonne (exemples : un agent / une agente ; un huissier / une huissière ; un mécanicien / une mécanicienne).

5 – Les masculins terminés en -teur (ou -ateur, -iteur) ont un féminin en -trice (exemples : un dessinateur / une dessinatrice ; un moniteur / une monitrice).

Lorsque le t appartient au verbe de base, les masculins terminés en -teur ont régulièrement un féminin en -teuse (enquêter / un enquêteur / une enquêteuse). Cependant, l’usage actuel a tendance à leur donner un féminin en -trice sur le modèle précédent (enquêter / enquêteur / enquêtrice ; éditer / éditeur / éditrice).

6 – Les masculins en -eur qui ont un verbe de base reconnaissable ont un féminin en -euse (exemples : danser / un danseur / une danseuse ; vendre / un vendeur / une vendeuse). De même, les féminins en -euse ont un masculin en –eur (exemple : une ouvreuse / un ouvreur).

N.B. : Pour la plupart des masculins en -eur qui n’ont pas de verbe de base reconnaissable, que ce soit pour la forme ou pour le sens, il n’y a actuellement aucune règle de formation des féminins (exemples : proviseur, ingénieur, professeur).

7 – La commission souhaiterait que la formation des féminins se fasse d’après le système précédemment décrit (exemples : un auteur / une autrice), ou par analogie avec ce système (exemples : un professeur / une professeuse). Mais consciente du fait que certaines formes risquent d’être mal acceptées, la commission propose en premier lieu une forme épicène (exemples : un auteur / une auteur ; un professeur / une professeur). Il est intéressant de noter qu’au Québec l’habitude s’est déjà répandue de féminiser les masculins en -eur ou en -teur par l’adjonction d’un e qui rappelle les terminaisons féminines des comparatifs du type “mineure”, “majeure”, “prieure” (exemples : un auteur / une auteure ; un professeur / une professeure). Entre ces différentes formes de féminin, l’usage tranchera.

8 – Les règles précédemment énoncées s’appliquent également pour les mots composés (exemples : un expert-comptable / une experte-comptable ; un décorateur-ensemblier / une décoratrice-ensemblière).140

Quoique ce texte n’ait pas été beaucoup mentionné et que le projet d’arrêté auquel ce texte s’attache se soit réduit à une circulaire, l’application des règles proposées aux services publics et aux normes juridiques a été demandée par le Premier ministre qui avait signé cette circulaire. De plus, ont été acceptées certaines propositions, telles que la

140 DEPECKER Loïc, op.cit., pp. 324-325.

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présence du déterminant féminin devant le féminin d’un nom, la maintenance de la forme identique pour les noms par manque de règles acceptées (un ingénieur / une ingénieur).

L’attitude de la commission à l’égard de ces propositions est bien prudente, car celle-ci, dans le respect de l’évolution de la langue, en cas de délicatesse pour certains, laisse aux usagers le soin de trancher. Les travaux de la commission ayant pris fin le 15 janvier 1986, la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre sera remise à l’ordre du jour du pouvoir public dans la décennie suivante.

Presque en même temps a été créée au sein du Service des affaires francophones du ministère des Relations extérieures la commission ministérielle de terminologie des affaires étrangères visant principalement à normaliser les toponymes en français. Le service avait émis une note indiquant : […] Ces noms (les noms propres, de lieux et de pays) ont déjà fait, naguère, l’objet de fâcheuses altérations anglicisantes. À ce mouvement, qui se poursuit, s’ajoute aujourd’hui l’usage de romanisations fondées sur d’autres systèmes que le nôtre. Ces pratiques font oublier, jusque dans les enceintes internationales, les particularités de notre langue et l’usage propre que le français fait de l’alphabet latin […]. Il conviendra donc de faire disparaître progressivement de nos annuaires, des en-têtes de nos lettres et formulaires et plus généralement de tous les documents qui émanent du Département quand elles s’y sont introduites, ces innovations injustifiées.141 Ainsi, lors de la première réunion, la question de la transcription des noms et la question de l’adoption ou nom du pinyin ont-elles été vivement abordées. Les partisans du pinyin étaient d’avis qu’il ne faudrait pas se couper de la sinologie moderne qui avait adopté le pinyin dans les années 1950 et que le refus du pinyin isolerait le Département et les administrations française des sources d’information sur la Chine qui, toutes ou presque, emploient systématiquement le pinyin142alors que les opposés ne faisaient pas défaut dont Hugues-Jean de Dianoux ayant indiquant dans sa note que la

141 Ibid., p. 329.

142 Ibid., p. 331.

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France a pris l’habitude au XVIIe siècle de transcrire les noms chinois d’une façon graphiquement adaptée à l’usage que nous faisons de notre alphabet […] Un pays, en l’espèce de Chine, ne saurait obliger les Français à renoncer à leurs habitudes graphiques et, ainsi, la défense de la francophonie doit forcément inclure celle de nos modalités propres de transcription qu’il n’appartient à personne de nous dicter.143Après des discussions ardentes, une liste de toponymes, dont nous y trouvons Canton, Nankin, Pékin, Shanghaï, Sian, Tientsin et Amoy, a été établie et deviendra la liste 2 (les termes et expressions dont l’emploi est suggéré et qui sont ainsi mis à l’épreuve) du futur arrêté avec la mention : Noms géographiques dont la forme française consacrée par un usage constant constitue une exception à la transcription officielle adoptée par les autorités de la République populaire de Chine dite transcription « Pinyin ».144

Les deux commissions de terminologie évoquées ci-dessus montrent que les travaux que celles-ci entreprennent revêtent un caractère spécifique. Sur le plan linguistique où s’inscrivent naturellement leurs travaux, la commission de terminologie, au lieu de ne viser que son grand adversaire, porte également son regard sur les questions posées (orthographe, morphologie) par d’autres langues étrangères comme le chinois et sur la normalisation de sa propre langue. Au-delà d’une simple approche linguistique, les travaux sont poursuivis sous les aspects sociologique et politique. La féminisation des titres et des noms de profession touche à la condition civile et à la politique de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, quant au choix des exonymes en français ou non, il y a là non seulement un intérêt du patrimoine linguistique, mais aussi celui d’une résistance aux exonymes anglais ou d’une défense avec persévérance pour le patrimoine historique. Cela ne se passe pas pour autant à toute outrance, les commissions ont su proposer des solutions bien heureuses tout en tenant compte des contraintes à tous les niveaux et du dynamisme propre de la langue.

143 Ibid.

144 Ibid., p. 332.

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D’une volonté gaullienne dans les années 1960 et au début des années 1970 à un esprit plus libéral sous la présidence de VALÉRY GISCARD D’ESTAING, la politique de la langue française au cours des années 1980 sous la Ve République était marquée par l’intégration des enjeux linguistiques dans la politique éducative, sociale, culturelle, diplomatique. L’affaire de la langue française relève plutôt d’une affaire d’État qui se doit d’entreprendre une action concertée en réunissant l’ensemble des acteurs sociaux en la matière.

Le renouvellement des instances gouvernementales a pu créer une pluralité des intervenants dans le domaine de la langue française, or, en même temps, la

« modernisation » des rouages a plutôt semé une confusion des répartitions de compétences notamment entre les questions francophones et celles de la langue française en raison de la coexistence des dispositifs, à savoir le ministère de la Francophonie, le Service des affaires francophones et le Comité consultatif de la langue française devenu en 1989 le Conseil supérieur de la langue française, sans parler de l’interférence résultant de la réorganisation du Haut Comité de la langue française.

La mise en place de la commission générale de terminologie a pourtant montré ses mérites par sa capacité d’harmoniser les travaux menés par différentes commissions ministérielles de terminologie et de traiter des questions linguistiques générales qui échappent aux tâches des celles-ci. Aussi, après la création des deux commissions ministérielles de terminologie en 1984 et de la commission générale de terminologie en 1986, l’aménagement du français a-t-il pris de l’ampleur et a-t-il suscité plus de vives controverses linguistiques, politique et sociale. Il existe souvent un écart entre la politique élaborée et son aboutissement. Si les pouvoirs publics ont l’intention d’établir une nouvelle norme linguistique adaptée à une société donnée, il leur faudra tenir en compte le besoin social et l’opinion publique pesant sur les décideurs, dans certaines constances, des solutions à caractère plus imposé et dirigiste font place à des conclusions souples.

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À l’extérieur, la France s’est tournée de plus en plus vers les organes et les acteurs internationaux afin de mieux promouvoir la langue française et de résister à l’hégémonie de l’anglais. Le Sommet de la Francophonie et le développement des médias tel que la création de la chaîne TV5 servent d’exemples probants. La diversité linguistique constituera dorénavant l’un des moyens pratiques et adéquats pour l’Hexagone, mais à ne pas gommer le fait que, sur le territoire de la France, jouissant même d’un assortiment de langues étrangères à apprendre, ses élèves portent massivement leur choix sur l’anglais.

En somme, la France devrait affronter un monde en pleine mutation qui se développe de plus en plus vite, ce qui lui demande de mesurer sans cesse les enjeux politico-économique, culturel, linguistique afin de mieux garder son rang. La politique de la langue française doit elle-même être modifiée en l’occurrence. S’il nous est possible de répertorier des facteurs constants tels que le changement de la donne internationale, l’intérêt politique linguistique et la toute-puissance de l’anglais qui jouent dans la définition de la politique en question, nous pourrons y rajouter la fonction sociale et le droit linguistique et l’avancée des sciences et des techniques notamment en informatique, y exerçant aussi une influence qui s’accroît.

5.3 Les politiques menées des années 1990 au début du XXIe siècle