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La féminisation des noms de métiers, fonctions, grades et titres

L’histoire se ressemble et se répète. Nous avons déjà vu l’intervention du gouvernement dans cette question se heurter à des obstacles juridiques et pratiques. Dans les années 1980 a été déjà instaurée une commission de terminologie relative au

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vocabulaire concernant les activités des femmes qui ont arrêté en 1987 leurs travaux ayant pour point final une circulaire signée par le Premier ministre en 1987, juste avant les élections législatives. La portée de ce texte étant limitée du fait de la rétrogradation dans la hiérarchie des normes en droit français, cette question aussi épineuse que celle d’orthographe n’est pas un hapax dans l’histoire du français.

Depuis décembre 1997, les femmes faisant partie du gouvernement de Lionel Jospin ont préconisé à nouveau la parité linguistique et plus précisément ont revendiqué pour leur compte la féminisation du titre de ministre. Le Premier ministre, jugeant que la circulaire du 11 mars 1986 n’a pas été bien appliquée, a fait passer le 6 mars 1998 une nouvelle circulaire relative à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre dans laquelle il a chargé la commission générale de terminologie et de néologie de mener une étude qui, à la lumière des pratiques passées et des usages en vigueur dans d’autres pays francophones, fera le point sur l’état de la question.175 Cette circulaire a été publiée au Journal officiel du 8 mars 1998, la Journée internationale de la femme.

La commission a remis au mois d’octobre de l’année même son rapport au Premier ministre. Tenant compte des argumentations déjà avancées sous la Coupole en 1984, ce rapport développé en 6 parties a fait dans la conclusion une distinction entre la féminisation des noms de métier et de profession à laquelle il n’y a pas d’obstacle de principe et qui s’effectue d’elle-même tant dans le secteur privé que dans le secteur public, où l’usage l’a déjà consacrée dans la quasi-totalité des cas et toute féminisation des désignations des statuts de la fonction publique et des professions réglementées. Pour celle-ci, elle le fait pour des raisons fondamentales de cohérence et de sécurité juridique, sans négliger les considérations pratiques liées à une éventuelle réécriture des statuts,176 la féminisation n’est donc pas désirable à ce propos.

Le Premier ministre a en même temps confié à l’Institut national de la langue

175 http://www.dglf.culture.gouv.fr/cogeter/feminisation/circulaire.du.6_03_98.html, consulté le 10 mars 2012.

176 http://www.culture.gouv.fr/culture/dglf/cogeter/feminisation/resume.html, consulté le 10 mars 2012.

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française (INaLF) et au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) le soin de rédiger un guide pour les usagers. En juin 1999 a été publié Femme, j’écris ton nom…

Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions dans lequel sont complétées les règles de formation du féminin établies dans l’annexe de la circulaire du 16 mars 1986. Nous pouvons y trouver une ministre, une première ministre…

En comparant la prise de position de la commission générale de terminologie et de néologie avec celle montrée dans le Guide, nous constatons d’un coup que les recommandations formulées sont différentes, l’une de l’autre, en ce qui concerne la féminisation des noms de titres, grades et fonctions. La question serait d’autant plus un nœud gordien que l’attitude à cet égard des Immortels, qui réitèrent l’illégitimité du gouvernement de la modification du vocabulaire et de la grammaire de la langue française sous sa seule autorité, s’est déjà avérée fort négative : il n’apparaît pas que leurs décrets d’attributions confèrent aux ministres la capacité de modifier de leur propre chef la grammaire française et les usages de la langue, affirment les Immortels. Mme Guigou devrait-elle être appelée la Garde ou la Gardienne ou la gardeuse des Sceaux ?177

Mis à part l’argument à l’appui du masculin générique, non marqué, avancé par l’Académie française depuis le premier scénario des années 1980 et la mise en cause de la légitimité du gouvernement sur l’aménagement du français mentionnée ci-dessus, les arguments de l’ambiguïté de l’homonymie, de la péjoration et de l’euphonie ont été avancés et ont marqué le clivage des opinions.

L’ambiguïté de l’homonymie : certains opposants se sont concentrés sur le fait que bien des noms de métiers féminisés désignent aussi des machines tels que balayeuse, moissonneuse. Anne Dister et Marie-Louise Moreau ont évoqué dans leur ouvrage Féminiser ? Vraiment pas sorcier ! un exemple donné par les opposants sur cafetière : Pauvre cafetière ! Une cafetière bien honnête et convenable menait une vie sans histoire

177 « L’Académie rejette le Madame la ministre », Libération, le 9 janvier 1998.

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jusqu’au jour où elle apparut, dans les guides d’aide à la féminisation, comme le pendant féminin de cafetier.178Cependant, la polysémie est une caractéristique de toutes les langues humaines, d’autant plus que le cas d’homonymie n’existe pas seulement dans le rapport métier féminin / machine, mais également métier masculin / machine (adaptateur, distributeur…).

La péjoration : la féminisation des noms de professions risque de produire un effet péjoratif sur les femmes qui y exercent, soit sauteuse (une athlète du saut en longueur ou hauteur ; prostituée) ou entraîneuse (une femme qui entraîne une équipe sportive ; jeune femme employée dans un bar pour attirer les clients et les engager notamment à danser et à consommer). Si le suffixe –euse a l’air d’être porteur de la dévalorisation, voyageuse, danseuse, accoucheuse ne sont en rien connotés négativement.

L’euphonie : son argument dans le débat se résume souvent comme : « Cela sonne mal, choque l’oreille. » À titre d’exemples, nous entendrions vaine dans écrivaine ou le son un peu bizarre de sapeuse-pompière.

Face à ces prises de positions divergentes et à des opposants, le Premier ministre a tout de même écrit dans la préface du Guide que Je suis convaincu que ce guide sera utile à tous ceux qui souhaitent avancer la cause de la féminisation. D’ores et déjà, avec l’aide des médias, qui ont assimilé son sens, cette démarche progresse et les querelles sur « le » ou « la » ministre, lorsqu’une femme occupe ces fonctions, appartiendront bientôt au passé.179 M. Jospin ne peut pas aller plus loin jusqu’à faire imposer la féminisation : aucune stipulation ne confie ce pouvoir à l’hôte de Matignon et les prises de position ne se mettent toujours pas en accord, sans parler de la langue courante dont est plus grande la liberté de chaque usager.

En guise de soutien, le Ministère de l’éducation nationale, de la recherche et de

178 DISTER Anne et MOREAU Marie-Louise, Féminiser ? Vraiment pas sorcier ! La féminisation des noms de métiers, fonctions, grades et titres, Édition Duculot, Bruxelles, mars 2009. Les guide d’aide à la féminisation dont parle

l’exemple est Mettre au féminin : guide de féminisation des noms de métiers, fonction, grade ou titre, publié par le Service de la langue française de la Communauté francophone de Belgique en 1994.

179 Femme, j’écris ton nom… Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions, CNRS et INaLF, La Documentation française 1999, p. 6.

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la technologie de l’époque a publié le 9 mars 2000 un Bulletin officiel dans lequel a figuré une note à ce sujet demandant aux établissements sous sa direction de pratiquer la féminisation des appellations professionnelles en cas de besoin. À l’heure actuelle, comme ce qui est constaté par le ministère de la Culture et de la Communication, la féminisation des noms de métiers, fonctions, grades et titres se voit généralisée dans les administrations, comme ministre chargée de l’Outre-mer, secrétaire d’État chargée de la santé, et promue dans la langue courante notamment par les médias ayant adopté la féminisation linguistique suite à la circulaire du 6 mars 1998. À propos de garde de sceaux évoqué plus haut, si nous lançons une recherche de « la garde de sceaux » et

« Michèle Alliot-Marie » sur le moteur de recherche Google, nous avons 558 000 résultats contre 291 000 pour « le garde de sceaux » et « Michèle Alliot-Marie », donc le féminin est largement majoritaire.180

La polémique sur la féminisation des noms de métiers, fonctions, grades et titres constitue en effet un épisode prolongé de celui montré par la commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes dans les années 1980.

Sans doute, ceci est un truisme : à savoir que tout cela est affaire de linguistique (grammaire, lexique, morphologie). Toute analyse de la nomenclature servant à des propositions sur la féminisation repose sur une étude raffinée de la langue. Les règles de la formation du féminin à fixer demandent d’abord un examen à la loupe du genre du français, des moyens de classification entre genre et sexe et enfin des noms de métiers, fonctions, grades et titres exercés depuis toujours par les hommes. Si le masculin est, selon l’avis de l’Académie française, un genre non marqué recouvrant ainsi parfaitement deux sexes, l’emploi de ce genre générique prêterait d’un coup un malentendu au cas où une femme exercerait la profession : Le capitaine du quinze de France est enceinte depuis

180 Recherche effectuée le 23 février 2012.

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neuf semaines. Cet accord sylleptique pouvant identifier le sexe du capitaine, la formule n’est pas sans embarras. En revanche, la féminisation la rend intelligible et pourrait en outre montrer la capacité de la langue d’enrichir son vocabulaire. Le français est en effet capable de produire avec facilité des féminins et exprimer voire même anticiper de nouvelles réalités.

Toutefois, tout cela ne relève pas que de la sphère linguistique. Au-delà de la question d’ordre linguistique, la féminisation des noms de métiers, fonctions, grades et titres est au surplus affaire de la sociologie et de la politique de la langue. La montée en puissance du féminisme aidant, les femmes accédant aux hautes fonctions des administrations réclament la parité linguistique en la matière, ce qui est à leurs yeux le signe de l’évolution de la société dont le développement de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Sur le plan politique, l’État intervient toujours dans la définition de la politique de la langue française, mais sur le corpus de la langue dont la question touche directement tous les Français, il s’en remet aux citoyens et au temps de trancher. Quant à l’Académie française, si la polémique sur la langue française est déclenchée, elle se pose en protecteur de droit de la langue française, dont le statut lui a été confié dès sa naissance, les pouvoirs publics modifiant le français par lois, décrets, arrêts ou circulaires et l’Académie française ne se trouvent pas toujours sur la même longueur d’ondes. Un aménagement de la langue qui se passe rarement indifférent se double des enjeux non-linguistiques. Sous le couvert d’arguments linguistiques qui ne sont pas fort concluants, il y a en arrière des pensées idéologiques et sociologiques.

Si l’État impose la féminisation des noms de métiers, fonctions, grades et titres dans les textes des administrations, nous ne devons que laisser faire l’usage de la langue générale. Toutes les langues sont en évolution sempiternelle. Loin d’être figées dans l’uniformité imposée, elles se voient soumises à des effets sociaux, individuels.

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