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1.4 L’accès aux droits sociaux et le non-recours

1.4.1 L’accès aux droits sociaux

1.4 L’accès aux droits sociaux et le non-recours

Dans les précédents sous-chapitres, nous nous sommes principalement penchés sur la mise en œuvre des politiques sociales ainsi que sur les modèles d’organisation prévalant dans les institutions chargées de leur application. A cette occasion, la question de l’accès aux droits sociaux a été mise en évidence à plusieurs reprises sans que nous l’étudiions plus attentivement. Dans ce sous-chapitre, nous allons nous focaliser sur l’accès aux droits sociaux ainsi que sur son absence, interrogeant ainsi la problématique du non-recours sous ses différentes formes.

1.4.1 L’accès aux droits sociaux

Lorsque l’on parle d’accès aux droits sociaux, on s’intéresse à leur « mise en œuvre auprès des différentes catégories de bénéficiaires ; non pas tant de leur contenu – même si cet aspect est intégré – mais de leur effectivité » (Warin, 2006, p.7). On comprend la pertinence de s’intéresser à l’effectivité des droits sociaux, soit à « la réalisation concrète de ces droits auprès de leurs bénéficiaires » (Warin, 2006, p.143). Pour questionner l’accès, il faut comprendre le contexte dans lequel il s’exerce. En effet, les crises des années septante ont enclenché un processus qui va profondément bouleverser la société salariale keynésienne au travers de l’apparition d’un « chômage massif et durable », d’une « nouvelle pauvreté », et d’une

« transformation progressive des statuts » (Warin, 2006, p.144). A ces différentes mutations vont s’ajouter des réformes profondes des systèmes d’aide sociale, de l’Etat providence à l’Etat social minimal, qui influenceront également l’effectivité de l’accès aux droits. Ces dernières se réaliseront dans le souci de diminuer les coûts des dispositifs en « responsabilisant » les individus et ciblant les personnes nécessiteuses (Warin, 2006, p.147).

Les difficultés d’accès aux droits sociaux représentent « une cause possible de la pauvreté » (Warin, 2016, p.45). « Pour les plus démunis, toute entrave de ce type a des conséquences économiques et sociales lourdes ». Ainsi, le non-accès aux droits sociaux peut aggraver, voire même générer, des situations de pauvreté monétaire - difficulté à « joindre les deux bouts » - et de pauvreté en conditions de vie – difficulté à subvenir à ses besoins primaires - (Warin, 2016, p.45). Le concept de pauvreté culturelle – handicaps liés à l’appartenance sociale en l’absence de liberté intérieure et/ou de ressources extérieures –, élaboré par Catrice-Lorey (1976) permet en partie d’expliquer les situations de non-accès aux droits sociaux. « Une relation circulaire est ainsi établie entre inégalités sociales induites par une pauvreté culturelle et difficulté d’accéder aux droits creusant la pauvreté socio-économique » (Warin, 2016, p.45). Des obstacles institutionnels et organisationnels, des barrières aux prestations, sont également pointés du doigt afin d’expliquer les difficultés d’accès aux droits sociaux.

 

Présenté en 2002, un rapport commandé par le Conseil de l’Europe va mettre en évidence une série d’obstacles aux droits sociaux (Daly, 2002). Daly va interroger l’effectivité des droits sociaux dans les pays européens en tant que dispositions, « exprimées notamment dans les textes légaux », qui apportent des réponses à des « besoins individuels » et à la « cohésion sociale » d’une société donnée (Warin, 2016, p.47).

Ces réponses varient de pays en pays en fonction « de la législation en vigueur, de la situation économique et politique du pays et des conditions juridiques, budgétaires, fonctionnelles de leur application » (Warin, 2016, p.47). Ainsi, partant du principe que l’inscription de droits dans une législation ne garantit pas leur mise en œuvre dans la réalité, le rapport Daly indique que « l’accès aux droits est conditionné à la fois par le contenu de la loi et des textes réglementaires, mais aussi par les logiques et les pratiques des acteurs institutionnels ou administratifs chargés de leur application, ainsi que par les ressources des ouvrants droits potentiels » (Warin, 2016, p.49), soit les agents sociaux. Les obstacles à l’accès aux droits sociaux relèvent de différents facteurs, notamment politiques, juridiques et organisationnels, et jalonnent les parcours des ayants droit (Warin, 2016, p.50). Daly va regrouper ces obstacles en sept catégories que le lecteur peut découvrir dans le tableau 2, ci-après.

Concernant la première catégorie, les « obstacles liés à la forme du droit et à l’inadéquation des dispositions légales », Warin observe que « les nombreux recours en justice pour défendre les droits défaillants de certaines catégories sont significatifs de l’ineffectivité mais aussi de l’imprécision, de l’incomplétude, des contradictions et parfois du caractère restrictif – sinon discriminatoire – de la loi » (Warin, 2016, p.52).

Toujours au sujet des obstacles liés à la forme du droit, on peut identifier le manque d’accès au droit au singulier, la carence de socialisation juridique, comme facteur explicatif du non accès aux droits (Lajeune, 2014, 48). En effet, nombreuses sont les personnes qui se perdent dans les dédales des droits sociaux, à tel point que « le manque de connaissances juridiques est souvent pointé du doigt comme le principal obstacle qui entrave le recours aux prestations sociales » (Lajeune, 2014, p. 48).

 

Tableau 2, Les obstacles dans l’accès aux droits sociaux selon le rapport Daly Source : Le non-recours aux politiques sociales, Warin, 2016, 51

 

Au sujet « des prestataires (organismes, services, ou même agents), les risques se multiplient » : non connaissance de règlements ou lecture restrictive de ces derniers, pouvoir discrétionnaire, traitement différencié des usagers, …, sont autant de fonctionnements qui « contribuent à une sélection implicite des publics » (Warin, 2016, p.53). Au niveau des ressources, les problèmes d’ordre financiers en raison de dotations budgétaires trop faibles génèrent restrictions de l’accès à certaines prestations excluant parfois des publics précarisés et une politique d’emplois publics restrictive en matière d’effectifs et incertaine en ce qui concerne la stabilité des statuts de la fonction publique, qui se répercute sur les usagers. Le peu d’empressement des décideurs politiques lorsqu’il s’agit de lutter contre le non-recours donne une idée de la réalité des restrictions budgétaires (Warin, 2016, p.53). Au contraire, une baisse du non-recours entraînerait sans doute une restriction des prestations plutôt qu’une augmentation des ressources. Pour ce qui est des

« ressources humaines », l’augmentation de la pression sur les agents sociaux genevois est une réalité incontestable (cf. 2.2.3). Au chapitre de l’information et de la communication, divers manquements sont mis en évidence, dont les risques de fracture numérique dans le cas d’une utilisation des nouvelles technologies dans les relations entre usagers et prestataires (Warin, 2016, p.54).

Le rapport met également en évidence des « obstacles psychologiques et socioculturels inhérents aux prestataires », notamment « l’impréparation des prestataires face à la diversité des publics, qui peuvent alors se retrancher derrière une représentation administrative et impersonnelle des usagers » (Warin, 2016, 5).

Enfin, les obstacles liés à « l’attention insuffisante accordée aux groupes vulnérables » soulignent le fait que les institutions, dans leur réponse à certaines problématiques en présence de personnes vulnérables, sont incapables d’apporter des réponses adéquates et éloignent de leurs accès aux droits des personnes souvent précarisées (Warin, 2016, 5), les diverses vulnérabilités ayant tendance à s’accumuler dans les publics les plus précaires.

Plus loin que le travail réalisé par Daly, qui ne se pose pas en détail dans son travail la question de l’adéquation des politiques publiques avec les problématiques auxquelles elles désirent répondre, il faut également interroger les objectifs même des politiques. Ces derniers peuvent en effet représenter un obstacle dans la mesure où des personnes les considèrent comme inopportuns ou inacceptables et préfèrent ne pas y recourir (Warin, 2016, 57). Ainsi, des obstacles peuvent également surgir au niveau de la définition des politiques, de la formulation des problématiques à l’élaboration des solutions permettant d’y répondre (Warin, 2016, 57).

Lors de la construction des politiques sociales, la définition des publics qu’elles visent se fait au travers d’un ciblage afin de toucher précisément les personnes qui nécessite la prestation et maîtriser le coût des dispositifs sociaux publics. Ce ciblage mène paradoxalement à une stigmatisation des publics visés dans la mesure où il véhicule « des représentations sociales de la pauvreté, du pauvre et du welfare », tout comme le processus

 

d’accès à un droit peut être vécu comme stigmatisant, et constitue un obstacle à l’accès aux droits sociaux (Warin, 2016, 82).

Après s’être penché sur les différents facteurs constituant autant d’obstacles potentiels, il s’agit finalement de prendre en compte le parcours auquel les usagers doivent se plier afin d’avoir accès à un droit et les nombreuses péripéties qu’ils peuvent y rencontrer. Le parcours de personnes ayant besoin d’accéder à une prestation sociale contient en lui-même un certain nombre d’obstacles administratifs et humains, de la vérification de l’éligibilité à la décision d’octroi ou pas de la prestation, qui peuvent mener les usagers à l’épuisement. Ainsi, on peut considérer que l’accumulation d’obstacles pouvant apparaître au long du parcours constitue elle-même un obstacle avant même la décision de se lancer dans le processus. Le tableau 3 donne une idée de la complexité des parcours.

Tableau 3, Le parcours d’obstacles dans un processus de demande de prestation sociale Source : Le non-recours aux politiques sociales, Warin, 2016, 24

 

L’accès aux droits sociaux est dans certains cas ineffectif pour diverses raisons que nous avons étudiées plus haut et les obstacles qui s’opposent à l’accès aux droits sociaux génèrent du non-recours volontaire ou subi, phénomène que nous allons étudier dans le prochain chapitre. Avant de conclure, il faut également souligner l’impact évident des réformes politiques sur l’accès. Les diverses réformes de l’Etat social entreprises durant ces dernières décennies ont eu pour objectif de limiter l’accès aux prestations et ont, parallèlement, provoqué un retrait de certains bénéficiaires légitimes (Warin, 2006, p.148), en ajoutant de nouveaux obstacles de natures diverses aux droits sociaux. Ce faisant, on assiste, conjointement au phénomène de repli du social en vigueur, à la construction d’un « individualisme négatif » qui met en péril la cohésion sociale de nos sociétés et « menace le rapport aux politiques publiques et, par voie de conséquence au politique » (Warin, 2006, p.148).