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1.3 Chalandisation, privatisation et judiciarisation du social

1.3.3 Judiciarisation, pénalisation et criminalisation de la pauvreté et du social

problématique qu’il rencontre en ressort renforcée. La contractualisation de la relation entre l’institution et l’usager, le conditionnement des aides, soutiennent également cette idée et se développent (Autès, 2002, p187), tout comme la judiciarisation de l’accès aux droits que nous étudierons ci-dessous. Ces diverses redéfinitions représentent autant d’obstacles dans le parcours des usagers dans leur accès aux droits sociaux.

Ces obstacles peuvent se retrouver accentués par la surcharge des services délivrant les prestations. Notons toutefois que la redéfinition des droits sociaux ne rime pas forcément avec un éventail de droits plus maigre mais des droits, plus nombreux parfois même, mais aussi toujours plus subjectifs (Chauvière, 2009). L’Etat, dans sa réponse au creusement des inégalités, ne prend pas ou peu en compte des déterminismes sociaux qui les expliquent, et va répondre aux problématiques sociales dans une logique d’urgence (Autès, 2002, p186), moins coûteuse à court terme et symptomatique d’un clair désengagement de l’Etat (Chauvière, 2008, 6). De politiques publiques qui avaient pour but d’assurer la sécurité sociale, un glissement vers un gouvernement de l’insécurité sociale (Castel, 2003) va avoir lieu.

Malgré la redéfinition des droits sociaux, qui renvoie dans le domaine de l’individuel et du privé un nombre considérable d’éléments en lien avec les problématiques sociales, les coûts du social vont continuer d’augmenter du fait de la production d’un précariat croissant, les working-poor et les chômeurs de longue durée notamment. Face à cette demande élevée et afin de pallier au manque de ressources qui permettrait à l’Etat d’y répondre, le rôle d’acteurs privés dans le social va se voir renforcé. Ces derniers vont répondre à certaines sollicitations de l’Etat dans le cadre de partenariats ou de mandats, mais également offrir un certain nombre de prestations à titre privé, suppléant ou complétant celles que l’Etat a pour mission d’assurer. Se posent dès lors un certain nombre de questions liées à la thématique de la philanthropie, notamment en matière de définition des politiques publiques et de contrôle démocratique (Lambelet, 2014). Le tournant néolibéral de la fin des années septante voit ainsi resurgir des débats similaires à ceux de la fin du XIXe siècle, autour de l’assistance publique et de la bienfaisance privée (Bec et al., 1994). Le traitement très normatif de la question sociale par les classes dominantes, qui assimilent les classes laborieuses à des classes dangereuses à éduquer, refait ainsi surface.

1.3.3 Judiciarisation, pénalisation et criminalisation de la pauvreté et du social

La montée en puissance du néolibéralisme en tant que doctrine économique durant ces dernières décennies ne marque pas une avancée du libéralisme philosophique ou juridique, du moins pas en ce qui concerne la régulation des questions sociales et le traitement de la pauvreté. Bien au contraire, dès les années septante aux Etats Unis et de manière légèrement différée en Europe, la généralisation de l’insécurité sociale décrite plus haut va s’accompagner d’une pénalisation de la précarité (Wacquant, 2004). Le repli de l’« Etat charitable » va se coupler au «déploiement de l’Etat pénal». Alors que les réformes législatives criminalisant

 

à la nouvelle rhétorique sécuritaire et devenir progressivement des vecteurs du tournant « libéral-paternaliste

» à l’œuvre (Wacquant, 2004). Dès lors, les problématiques sociales seront toujours plus traitées, au fil de la réorganisation des institutions du social, sous l’angle normatif et punitif. Au cœur de ce nouveau dispositif, justice, police et prison seront appelées à jouer un rôle important. Selon Wacquant, l’objectif sous-tendant ce

« gouvernement de l’insécurité sociale » est de « façonner les conduites des hommes et des femmes pris dans les turbulences de la dérégulation économique » et faire « plier les populations indociles à l’ordre économique émergent » (Wacquant, 2004). La volonté de maîtriser certains groupes de population explique également le regain de mesures coercitives prises à l’égard de la pauvreté. C’est notamment le cas en ce qui concerne la criminalisation de la mendicité (Tabin et al., 2014).

Au niveau de l’action sociale, cette mutation se traduit par un « contrôle bureaucratique » renforcé des

« populations en situation de marginalité » (Chauvière et al., 2008, 5). Les changements des dispositifs législatifs et du mode d’organisation du social vont modifier les missions et modes d’intervention des professionnels de l’action sociale (Chauvière et al., 2008, 6). L’action sociale se voit ainsi attribuer « des fonctions de contrôle et de répression qui ne sont en rien constitutives de la profession » (Chauvière et al., 2008, 6). Alors que « la finalité des missions de ces intervenants sociaux est radicalement transformée et déplacée vers la lutte contre « l’insécurité », les droits sociaux existants disparaissent petit à petit pour être remplacés par « des politiques fondées sur la responsabilité individuelle et le contrat entre parties supposées égales » (Chauvière et al., 2008, 6). Ce passage de « l’Etat social à l’Etat pénal » (Chauvière et al., 2008, 29), voire même à « l’Etat pénitence » (Wacquant, 1999), va se ressentir de manière très concrète dans les institutions du social, où le contrôle et la surveillance des usagers va être renforcée, tout comme le contrôle exercé sur les agents sociaux dans la réalisation de leur travail. Ce contrôle se traduira notamment à travers la contractualisation des rapports entre usagers et institutions, mais également à travers la « chasse aux indus » et une lutte contre la fraude renforcée et plus lourdement réprimée (Chauvière et al., 2008, 93). Le contrôle a donc lieu afin de « repérer les indus et traquer les abus » et non pas de détecter les « droits légitimes non ouverts » (Chauvière et al., 2008, 99). Il s’exerce également afin de s’assurer que les personnes aidées se conforment au comportement que les institutions sociales sont en droit d’attendre d’elles. En cas de non soumission à l’injonction normative, les agents sociaux sont appelés à prendre des mesures en recourant aux divers outils de sanction en place, qui se déclinent de la suspension d’une partie des droits à la poursuite pénale.

Outre l’accroissement du contrôle dans la mise en œuvre des droits sociaux, une judiciarisation de l’accès aux droits a également lieu. La multiplication de conditions et procédures permettant l’accès aux droits, telles que les conditions de ressources par exemple, limite le recours aux services (Autès, 2002, p186). Les

 

l’administration fiscale, consacrent une conception normative de ce que doit être le comportement des personnes qui veulent pouvoir prétendre à des aides. Il faut être un pauvre qui se conforme aux lois en vigueur, afin de pouvoir avoir accès à certaines aides. La judiciarisation de l’accès aux droits sociaux se constate également au travers de la multiplication de minima sociaux à géométrie variable (annexe 7) où la notion de citoyenneté détermine les droits sociaux pouvant être réclamés en fonction de la nationalité et du type de permis de séjour. Le droit des étrangers a également une influence en matière d’accès aux droits sociaux, de manière indirecte, en faisant planer une menace de renvoi sur les personnes étrangères en possession d’une autorisation de séjour qui recourent à l’aide sociale. Il en va de même pour les personnes sans titre de séjour, qui sont exclues de la plupart des aides sociales. Ainsi, aux diverses barrières organisationnelles dressées afin de rendre l’accès aux droits sociaux plus difficile, s’ajoute la judiciarisation de l’accès aux aides sociales ainsi que des rapports entre usagers et institutions, dont l’effet permet de contenir une partie de la demande sociale.

En Suisse et à Genève, ces mutations législatives se sont traduites par diverses mutations légales : la pénalisation de la mendicité à Genève en 2008, la modification de la loi fédérale sur les étrangers de 2008 imposant la dénonciation des personnes étrangères titulaires d’un permis B bénéficiant d’aides sociales aux services cantonaux des migrations et ouvrant la possibilité d’une annulation de leur permis, ou encore la modification du code pénal de 2016 qui fait de la fraude à l’aide sociale une infraction pénale et instaure une double peine pour les étrangers qui y contreviendraient en rendant possible leur expulsion du territoire. Nous nous pencherons sur ces différentes évolutions législatives au point 4.2.2.