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PARTIE III. APPRENDRE AUTREMENT

Vignette 13 : L’écoute et la communication non-verbale

Le travail de l’écoute permet de favoriser des formes d’interactions sur la dimension du sensible. Un des professeurs d’instruments illustre deux séquences qu’il a animées dans le cadre de dispositif et dans lesquelles les élèves expérimentent une communication sans paroles. Il appelle l’un de ces moments pédagogiques « le film muet ». Lorsqu’il débute la leçon, il ne dit pas un mot. Il prend son instrument, le place en posture de jeu. Les élèves respectent le silence et imitent les gestes de l’enseignant.

Une autre séquence favorisant une communication non-verbale à travers les interactions en jeu par l’écoute est racontée par le musicien de la manière suivante :

J’avoue que c’est parfois difficile de sentir juste le moment mais on parle aussi avec les enfants, on leur dit qu’on va jouer quelque chose et on ferme les yeux, carrément. Pour vraiment plonger dans le son et sentir qu’on fait ça ensemble ». Ça c’est fort, c’est très fort.

Je pense que les enfants sont très impressionnés. Oui. C’est assez remarquable comme après ils se réveillent et ils ont vraiment vécu quelque chose. (MUSIC 8-2, p. 4)

La valorisation de la dimension orale dans les apprentissages permet aux élèves moins à l’aise avec l’écrit d’aborder les apprentissages à travers une approche dans laquelle prédomine l’oralité.

(…) je voulais faire un projet avec eux où on composait un peu un morceau avec leurs idées. Et là aussi, c’était très marqué. Les bons élèves, ils ne disaient rien. Ils devaient chercher des sons en fait mais c’était sans partitions, chercher des sons avec leur instrument et les moins bons alors, je n’arrivais pas à les faire arrêter de jouer ». (E6, p.

26)

Par contre, la lecture des notes rejoint la logique de l’écrit et renforce la barrière entre « bons » et « mauvais » élèves :

Au début, ce qu’il y a c’est qu’après, bon ben lire des notes et puis comprendre que noire c’est un temps et blanche c’est deux temps, etc., ben ça devient presque scolaire en fait et on les repère (les élèves en difficulté). (E6, p. 26)

Les élèves dans le contexte du dispositif ont parfois accès à d’autres stratégies pour pouvoir jouer ce qui est attendu. Ainsi avons-nous assisté lors d’une répétition à la manière dont une élève a pu jouer bien malgré l’oubli de ses partitions. Stupéfaite, nous lui avons demandé comment elle s’y était prise. Elle nous a expliqué qu’elle avait écouté puis reproduit d’oreille la mélodie. Le fait d’avoir différents outils dans les OEC, un parallèle entre pratique et savoirs nous semble un des points forts et mériterait une attention particulière afin de rendre les apprentissages dans le dispositif accessibles à tous par ces différentes entrées.

Les enseignants de classe ne se sentent pas toujours formés pour enseigner une pratique musicale aux élèves. La collaboration avec des professionnels est alors bienvenue. La musique

dans les apprentissages de la classe est perçue dans les perspectives enseignantes principalement sur les dimensions transversales telles que nous les avons décrites précédemment. La musique représente une « ouverture sur le monde » versus « une ouverture assez limitée sur le monde de la musique autre que la musique commerciale ». Le dispositif permet aux élèves de développer une culture musicale au-delà de leurs apprentissages instrumentaux. Les enseignants les amènent à faire des liens, à reconnaître des œuvres. La pratique comporte la dimension de la technique instrumentale. Les pédagogues relatent par ailleurs l’expérience du sensible que le groupe expérimente dans le cadre du dispositif, touchant à des dimensions éducatives peu présentes dans le contexte scolaire. Celles-ci engagent la découverte des sens et du corps dans les apprentissages (le toucher, l’écoute, la respiration). Elle comprend également le travail de la coordination. La pratique des instruments à vents ou à corde est une pratique exigeante.

L’écoute notamment est centrale et participe au projet de la socialisation entre pairs. La musique est aussi « un langage qui dépasse les mots, quelque chose de l’ordre de la condition humaine » (E12, p. 6) déclare un enseignant, lui-même musicien. Il explique les stimulations dans l’acte musical, agissant sur le plan intellectuel, dans l’utilisation simultanée des sens et en même temps sur une dimension corporelle, au niveau du mouvement et du toucher. La pratique instrumentale requiert ainsi l’implication de tout son être. Les élèves par la musique, ajoute-t-il, peuvent « se raccrocher à une pratique universellement partagée ». En effet, s’il existe des différences dans les pratiques et les langages de la musique, aucune société n’est exempte de cette dernière.

L’orchestre est aussi un espace ritualisé autour de la gestuelle. La parole y est de seconde importance. La gestuelle permet d’instaurer des rituels auxquels les groupes répondent très bien. Ainsi, par exemple, les archets dans les orchestres à cordes sont utilisés pour demander le silence dans l’orchestre. L’association d’un chiffre à chaque note permet de signifier les notes écrites auxquelles correspondent un chiffre. Le chef d’orchestre tient le rôle majeur dans la communication gestuelle. Enfin, les enseignants évoquent la notion de posture. Les élèves apprennent à se tenir, à respirer pour être en phase avec le jeu d’ensemble.

Sur un plan pédagogique, l’approche des apprentissages dans les orchestres-en-classe comporte la dimension de l’expérimentation. « En musique, on manipule. On peut sentir par soi-même si on joue bien, si on joue faux alors que dans les autres branches, c’est plus difficile, c’est moins palpable ». On se situe dans une approche comme nous l’avons vu « concrète » et qui facilite l’auto-évaluation de ses apprentissages. Les enseignants pour qui le dispositif est particulièrement favorable aux élèves en difficulté rapprochent celui-ci d’une pédagogie du détour, souvent présente dans les contextes d’éducation prioritaire, lorsque, par exemple, sont évoqués des élèves qui ont parfois besoin de montrer un refus du cadre scolaire en s’opposant à une tâche demandée par l’enseignant.

Et là, comme c’est de la musique, ils n’ont pas forcément l’impression que c’est un apprentissage ou que c’est comme ça, un peu pour le plaisir ou pour apprendre autre chose. Et du coup, ils s’investissent plus, certains qui auraient des petits blocages avec ce qui est scolaire. (E5, p. 8)

Nous avons vu précédemment que la lecture des notes semble être un des apprentissages dans lequel les élèves en difficulté en classe se trouvent également confrontés à des problèmes dans l’orchestre. Or, les apprentissages en lecture sont soutenus par d’autres formes d’approches. Les élèves en difficulté dans ce domaine particulier peuvent s’appuyer sur l’apprentissage par imitation et par mémorisation. Ainsi, certains élèves qui rencontrent des difficultés dans la lecture des partitions travaillent à l’oreille, en imitant les pairs. La pratique orchestrale est également considérée comme un outil permettant de produire un résultat direct. Enfin, un enseignant y voit le signe d’un besoin générationnel de manipuler et de sentir les choses auquel répond le dispositif par la mise en pratique directe à travers l’instrument. Finalement, l’activité musicale est également considérée sous l’angle de son apport sur la capacité de concentration et d’engagement des élèves dans un apprentissage avec des finalités qui les motivent.

(…) quand on observe que l’élève, lui, observe les autres et qu’il réagit à un autre élève.

Il fait un son en opposition ou en imitation, là on peut comprendre qu’il y a des interactions qui se font et pas juste parce que ça obéit à une partition préétablie. Donc il ne faut pas éliminer la partition mais je pense qu’au début, les élèves peuvent plus se développer en faisant quelque chose et en le réalisant qu’en étant face à quelque chose d’écrit qu’on doit lire, ce qui est moins l’habitude en musique. (MUSIC 5, p. 8)

LERAPPORTÀL’INSTRUMENTDEMUSIQUE

Dans les perspectives des REP, une des intentions déclarées consiste à s’engager à donner plus à ceux qui ont moins. Tout comme dans le projet d’El Sistema, les OEC offrent un contexte d’apprentissage de qualité. Les acteurs responsables de la mise en œuvre musicale sont des musiciens diplômés qui amènent à la classe des instruments d’orchestre. Il s’agit de prêter de beaux instruments, de valeur, aux élèves. Ils sont financés par des sponsors privés. La totalité des instruments d’un orchestre représente environ 20’000 francs. Les violons ont une valeur moyenne de 800 francs, une contrebasse de 3000 francs, pour donner quelques exemples.

Nous retrouvons dans l’idée des OEC, la volonté d’offrir un contexte de qualité pour enseigner (être enseigné par des musiciens professionnels, avoir des instruments offrant plus de possibilités que les flûtes ou l’instrumentarium Orff55 qui est généralement à disposition des MDAS, comme le souligne un des musiciens du dispositif (voir p. 136). Le dispositif des OEC est imposé aux élèves au même titre que les autres matières scolaires mais dans de nombreuses situations, ils sont acteurs de l’OEC et de leurs apprentissages. Ainsi, dès le début, leur avis est pris en considération dans le choix de l’instrument pour lequel ils sentent une attirance.

55 Un ensemble d’instruments à lames et percussions (xylophones et métallophones, timbales, grosse caisse, etc. A ces instruments viendront s’ajouter tous les instruments qui ne demandent pas de technicité particulière et qui peuvent être utilisés rapidement par les enfants (maracas, tambourins, etc).

www.fr.wikipedia.org, consulté le 17.07.2019.

CHOISIR SON INSTRUMENT

Les premières leçons d’OEC sont dédiées aux choix des instruments. Les élèves ont la possibilité, au cours des deux premières séances, de rencontrer des instrumentistes professionnels qui présentent respectivement leur instrument avant de permettre aux élèves de les essayer. Les « coach », selon le terme employé, sont présents pour le pupitre des flûtes, des clarinettes et des saxophones, des trompettes et des cuivres (trombones, barytons et tubas). Passant de salle en salle, la classe divisée en sous-groupes découvre et essaye chaque instrument à disposition pour la constitution de l’orchestre. Les élèves reçoivent une grille d’évaluation et sont invités à noter leurs appréciations sur l’instrument et leur aisance à en tirer un premier son. Une autre colonne du formulaire du choix de l’instrument est réservée à l’évaluation de l’adulte. L’enseignant de musique ainsi que l’élève doivent l’annoter de deux commentaires. Il s’agit dans un premier temps d’évaluer le potentiel de l’élève dans son premier rapport à l’instrument. A-t-il plutôt de la facilité dans cette première approche et le son émis est-il plus ou moins satisfaisant ? La consigne donnée aux élèves est énoncée de la manière suivante : « Trouvez le son qui vous plaît le mieux et qu’arrivez-vous à en faire ? » (Le barème énoncé par le chef du dispositif est de 1 à 3 croix selon la préférence et la facilité, puis finalement, beaucoup de croix pour les préférences). Les élèves évaluent eux-mêmes leurs compétences et leurs préférences. Il s’agit de noter distinctement quel instrument ils souhaitent apprendre et lesquels ne les attirent pas du tout. Certains élèves marquent une nette préférence pour un instrument. Ils excluent quasiment un deuxième choix. Pour cela, ils utilisent différentes stratégies, d’un marquage prononcé de l’instrument de prédilection (des dizaines de croix de plus que pour les autres instruments, des cœurs, …) à l’effraction de la règle imposant le choix de trois instruments potentiels pour l’apprentissage de sa pratique dans l’orchestre.

L’enseignant encourage les élèves à ne pas choisir les uns en fonction des autres, ni de choisir le même instrument qu’un frère ou une sœur. Le premier contact physique avec les instruments, l’auto-évaluation écrite individuelle et l’appréciation du niveau de l’enseignant vont permettre aux élèves de déterminer leur choix autour de l’activité et non de la préférence des pairs qui leur sont les plus proches. Les enseignants sont partagés sur leur impression quant à l’influence des pairs dans le choix de l’instrument. Pour les uns, il se fait par affinités personnelles pour former un groupe d’instrumentistes, pour les autres, le choix est individuel.

Dans un cas particulier, l’enseignant réalise que dans sa classe, les trois élèves qui ont choisi l’instrument en soi et non le même instrument que le copain, sont trois élèves en difficulté.

Finalement, ce que nous pouvons souligner au sujet du choix de l’instrument est le fait qu’il constitue une des étapes qui définit en même temps de nouveaux sous-groupes qui se composent dans la classe et qui représenteront respectivement un groupe d’instrument dans l’orchestre.

Une identification à un groupe d’instrumentistes, aux caractéristiques spécifiques de l’instrument que l’élève a choisi, sur la base d’affinités partagées pour l’instrument, vont renforcer l’appartenance à un sous-groupe dans l’OEC. De plus, l’élève peut également développer une relation privilégiée avec son instrument. Souvent, les élèves sont déçus lorsqu’ils doivent rendre les instruments à la fin des deux années d’OEC.

Un enseignant d’une classe d’OEC raconte sur le sujet du rapport à l’instrument :

C’est drôle, d’une année à l’autre, ils n’ont pas le même instrument. « Ouais mais, c’est le mien çui-là ». Je lui dis : « Non, ce n’est pas le tien. On te l’a prêté et puis tu as grandi

». « Non, je n’ai pas grandi ». Ils ne veulent pas le lâcher. Ou alors, ça c’est marrant aussi, ils voient sur la boîte qui était le propriétaire, enfin locataire, du précédent. Alors des fois, ils sont très fiers et des fois, ils disent : « Ah non, çui-là, j’le veux pas. Il était joué par machin. J’aime pas » (rires). Je lui dis : C’est pas lui. C’est un instrument, c’est un objet. Il n’a pas gardé les caractéristiques du bonhomme ». C’est drôle. Donc ils associent l’instrument avec l’enfant qui a joué avec. (E16, p. 26)

LE MUSICIEN ET SON INSTRUMENT

L’instrumentiste développe une relation corporelle avec son instrument. Il le touche, le tient contre lui, apprend physiquement à maîtriser le son qu’il peut produire. De l’instrument émanent des vibrations. L’élève apprend à se servir de son corps dans le rapport avec un instrument. Il apprend un savoir-faire, des techniques du corps (Mauss, 1934) rattachées à une longue tradition de la pratique instrumentale.

Parmi les dessins des élèves56 sur leur représentation de ce qu’est l’orchestre, sur un total de 64 élèves, pour 4 classes, 15 élèves dessinent leur instrument. Un élève, par exemple, pour illustrer l’OEC, s’est dessiné avec son instrument sur le dos.

Il y a vraiment quelque chose de concret qui se passe. Il y a un concert à la fin qu’on prépare, on apprend vraiment à jouer, d’un instrument qui est un vrai instrument et puis, c’est complètement autre chose. Il y a un aspect vraiment concret de l’apprentissage qui est permis par l’instrument. Par le fait qu’il faut apprendre une technique instrumentale, il faut apprendre à créer les sons. Ce n’est pas comme l’instrumentarium Orff57 où on peut faire juste ploum-ploum. Il faut apprendre. Il y a des gestes à apprendre. Il y a une motricité à apprendre, il y a l’instrument qui vibre contre soi. (MUSIC 9, p. 4)

Pédagogiquement, il s’agit aussi de faire confiance aux élèves. En leur donnant la possibilité d’être responsable d’un objet de valeur prêté, ceux-ci vont y répondre en prenant soin de l’instrument, en respectant les consignes données par les musiciens pour ce faire et entrer dans le rôle d’instrumentiste. Le musicien cité précédemment formule cette idée en associant la problématique du manque de reconnaissance de certains élèves, leurs capacités à se montrer responsable et le rôle de l’appartenance à une culture commune à travers le prêt d’un instrument à cordes :

Je suis capable de prendre soin de cet instrument, je suis capable de le prendre dans les mains et puis de ne pas le casser. Je suis capable de jouer dessus et puis de jouer en même temps que les autres. Ce sont des petites choses mais pour certains enfants à qui on reconnaît peu de capacités, déjà ça, de leur faire confiance que, oui, l’instrument c’est eux qui vont en prendre soin, c’est eux qui vont l’avoir à la maison, euh, ce sont des petites choses mais ce sont des petites choses qui ont leur importance dans la

56 Voir en annexe, p. 211

reconnaissance de leurs capacités à être membre d’une société qui a une culture donnée et puis la musique qu’on fait, les instruments à cordes, le violon, le violoncelle, ce sont des instruments qui ont une longue tradition, qui sont nés d’une longue tradition culturelle de l’humanité et puis que tout à coup ce sont eux qui les ont dans les mains, ce sont eux qui en apprennent à jouer, symboliquement je trouve que c’est aussi quelque chose d’important. (MUSIC 9, p. 3)

L’instrument de musique porte une valeur symbolique forte. Dans un documentaire sur un jeune vénézuélien musicien dans le projet d’orchestre d’El Sistema, ce dernier témoigne de sa gratitude envers la confiance accordée par le prêt d’un instrument de musique. Il explique comment il a pu ainsi passer du statut de délinquant portant une arme à celui de clarinettiste dans un orchestre. Ce témoignage est particulièrement parlant sur l’impact du contexte dans le déroulement des parcours individuels à travers la symbolique de l’échange de l’arme à feu contre un instrument de musique. Dans les Orchestres-en-classe, les enseignants voient une valeur éducative dans la responsabilisation des élèves par le prêt d’un instrument de valeur.

En six ans d’existence des OEC, très peu de dommages ont été causés aux instruments de musique. Les élèves apprennent à en prendre soin et certains prennent très à cœur leur responsabilité. Plusieurs enseignants citent le cas d’élèves qui sur d’autres plans ne se montrent pas très ordonnés mais ne négligent jamais les consignes d’entretien de l’instrument. Une phrase-clé entendue de la part de différents enseignants émet l’idée que les élèves oublient leur matériel scolaire mais n’oublient jamais leurs instruments. Cette idée ne peut cependant être généralisée car d’autres cas ont montré des élèves qui, sans remettre en question leur appréciation de l’orchestre, laissent systématiquement l’instrument en classe. La présence des instruments de musique dans l’école a également un impact sur l’environnement scolaire. Les élèves de l’orchestre sont visibles. Lorsqu’ils sont dans le préau de l’école par exemple, ils représentent « la classe qui a l’orchestre ». Les petits degrés connaissent l’existence du dispositif et certains se projettent dans l’activité à venir. Un enseignant fait le récit des représentations de l’orchestre dans l’école. « Ce sont des instruments que l’on n’a pas l’habitude de voir dans le quartier et qu’on ne voit pas tous les jours (E3, p. 10).