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PARTIE III. APPRENDRE AUTREMENT

Vignette 12 : Évaluation des altistes

Après la pause a lieu l’évaluation des altistes. C’est le « maître de disciplines artistiques et sportives » (MDAS) qui est en charge de cette partie de l’évaluation. Avant de commencer, je lui demande son avis sur la motivation moindre pour l’OEC des élèves de deuxième année.

Selon lui, les élèves se désinvestissent car ils savent qu’on leur reprendra les instruments. Il mentionne aussi la question de l’âge et de la « crise de l’adolescence ». Il constate également chez les élèves un désinvestissement dans le cadre des cours de musique qu’il dispense par ailleurs dans l’école. Les élèves, dit-il, décident de contredire les enseignants et de ne plus travailler. Contrairement aux groupes des violonistes, les altistes sont évalués dans la salle dans laquelle se déroule hebdomadairement la répétition d’orchestre. Le MDAS accompagne certains élèves au piano. L’atmosphère est très détendue et informelle. Le MDAS a retenu le message du chef du dispositif inscrivant les évaluations dans un moment d’échanges individuelles plutôt que de la vérification de compétences acquises.

Nous pouvons à présent mieux nous rendre compte, à travers les descriptions de différentes facettes du dispositif, de la manière dont se déroule l’activité des OEC et ce qui la distingue des autres disciplines scolaires. Les changements de configurations dans l’espace et les enjeux

sur les interactions, le rapport à un outil de travail qui est un objet de valeur et un outil d’expression ainsi qu’un rapport à l’évaluation du travail qui ne détermine pas l’échec scolaire.

Nous souhaitons à présent développer cette dimension qui a émergé au cours de la recherche et qui nous permet de lire la différenciation entre ce qui est du domaine de la forme scolaire par rapport à l’OEC. Que se passe-t-il dans le dispositif qui s’éloigne de la « forme scolaire » (Vincent, 1994 ; Maulini, Meyer & Mugnier, 2016) ? Qu’est-ce qui, dans la dimension non-scolaire est porteur pour les apprentissages, en particulier pour des élèves qui sont considérés comme éloignés des codes implicites de l’apprentissage tel que les définit le contexte éducatif de l’école ? La notion de scolaire, dans le langage commun, révèle un certain paradoxe. Il est souvent question d’approches « trop scolaires ». Celles-ci ne sont pas valorisées. Etre « trop scolaire » en musique désigne un jeu mécanique, répété sans interprétation ou émotions personnelles.

Selon la définition de Maulini, Meyer & Mugnier (2016), la forme scolaire se caractérise notamment par l’asymétrie qu’elle engendre dans les relations entre « des enseignants censés savoir ce que des élèves sont supposés apprendre d’eux » (p. 34). Ce que révèlent nos analyses concerne les rôles et des interactions entre maîtres et élèves. Les acteurs du dispositif s’expriment en accentuant la dimension non-scolaire de l’activité et le fait d’en ressentir des bénéfices au niveau de la possibilité de voir tous les élèves dans une dynamique d’apprentissage et de réussite.

La forme scolaire se définit également par sa forme particulière de socialisation qui extrait les savoirs de la « vraie vie ». Dans les expériences relatées des OEC, nous soulevons la présence conjointe d’une forme d’apprentissage du maître à l’élève, inséré dans des projets concrets, pour reprendre les termes des acteurs : des objectifs d’apprentissage qui sont séquentialisés, découpés et qui ont pour but d’amener les élèves à se produire devant un public. Les élèves jouent sur de vrais instruments, ils sont dirigés par un musicien professionnel.

Ces formes diversifiées de socialisation présentes dans les OEC rappellent d’autres expériences pédagogiques développées dans le cadre de la dénommée éducation nouvelle critiquée car trop marginale par rapport à l’école (Pereira, 2017). La question se pose alors du statut à accorder au dispositif des OEC. Faut-il considérer les OEC comme un mode de socialisation à la forme scolaire ou comme un mode diversifié d’apprentissage ? L’école, productrice d’inégalités peut-elle reconnaître la valeur à des compétences prenant en compte différents modèles de savoirs ? Le projet démocratique de l’école ne tient-il pas dans la reconnaissance d’intelligences multiples ? Or, si le dispositif des OEC se cantonne au contexte de l’éducation prioritaire, la notion de démocratisation perd son sens.

SUSPENDRE LE TEMPS SCOLAIRE

Le dispositif s’insère dans le plan d’étude mais ce n’est pas une matière tout à fait scolaire.

L’axe central dans la perception du dispositif par les enseignants qui concerne la diversification de l’approche pédagogique que représente l’orchestre touche également à la spécificité de l’intervention d’acteurs extérieurs à l’institution. L’orchestre amène le groupe-classe à travailler avec des pédagogues d’autres horizons et qui travaillent de manière différente.

Cette dimension est particulièrement mise en avant par les enseignants. Le changement d’attitude pédagogique montre un impact sur les interactions entre les différents membres du groupe-classe et suscite un autre regard sur les apprentissages. Un certain nombre des enseignants rencontrés aborde ces différences dans la manière d’envisager les apprentissages à travers la notion de pédagogie du projet et par la dimension spécifique et centrale de la musique et de sa pratique dans le cadre de l’OEC.

L’Orchestre, ce n’est pas tout à fait scolaire. On n’est pas dans le « fiches-papiers-crayons » tel que plusieurs enseignants définissent l’activité scolaire. Travailler différemment, dans d’autres contextes et avec différents acteurs fait émerger des facettes nouvelles dans les dynamiques du groupe et dans les apprentissages. Une forme de suspension des contraintes scolaires, notamment celle de l’évaluation permet de considérer les apprenants et les apprentissages sous un autre angle. L’acte éducatif dans les orchestres-en-classe est conçu par certains enseignants à travers la dimension du projet. « À travers le projet, on fait tout, on touche à tout » (E14, p. 4). Une notion souvent utilisée pour définir le travail par le projet est celle d’une dimension concrète développée dans les approches pédagogiques de ce type.

Dans les orchestres, la dimension « concrète » est présente à travers la pratique instrumentale mais aussi dans des projets tels que des « flash mobs », des interventions spontanées dans la cour de l’école et les représentations. Par la pratique instrumentale, les élèves sont dans une approche « plus directe », avec des résultats immédiats ; « là, le progrès, c’est un geste » (E3, p. 5).

Selon un enseignant particulièrement proche de l’enseignement par projets, ce dernier permet de faire d’une manière qui correspond mieux aux élèves. S’inspirant des pédagogies actives, l’enseignant cherche à contextualiser les apprentissages, c’est-à-dire, à les inscrire dans un projet qui va motiver les élèves à en savoir davantage. Il raconte, par exemple, avoir travaillé autour de thématiques et abordé les différentes disciplines (maths, français, géographie) par le sujet plutôt qu’en suivant un enseignement basé sur des exercices. Les élèves sont dans la découverte car ils ne sont pas amenés à ce genre d’expériences éducatives dans leur contexte familial. Les élèves ne sont pas motivés à apprendre selon la pédagogie classique, par contre, dans le cadre d’un projet, ils s’autonomisent et acquièrent des connaissances dans différents domaines. L’enseignant raconte un projet qu’il a mené avec la classe suivie lors de l’entretien :

J’avais très peu de discipline à faire, ils étaient très respectueux, une certaine maturité dans leur fonctionnement qui était présente dans tout, durant toute l’année. Avec eux, par exemple, je me suis lancé dans une activité en sciences, on a fabriqué du chocolat, c’est-à-dire qu’on est parti des cabosses qu’on a fait venir en classe. On avait des cabosses de cacao, vous avez des images devant la classe. On les a laissés fermenter, on a fait tout un projet là-dessus, ça a marché et ils étaient autonomes, c’était incroyable.

Ils allaient présenter dans les classes. Donc, c’est une classe qui est très motivée sur des projets comme ça. Je pense que je me serais plus arraché les cheveux si j’étais resté dans le classique fiches maths-français. Et puis, ils ont senti qu’on partait dans des projets et puis ils se disaient : 'bon ben, c’est sympa, on fait du chocolat avec cet enseignant'. Ils ne se sont pas rendus compte qu’on étudiait. On a lu un roman sur l’esclavage et le cacao, on a fait des sciences, on a étudié des textes pour voir comment on faisait. Ils ont

offert à Pâques des œufs en chocolat qu’ils avaient fabriqués eux-mêmes. C’était juste magique. (E14, p. 10)

La dimension du projet permet de « faire d’une autre manière, se révéler autrement, s’exprimer autrement » (E2, p. 4) Elle suscite la motivation :

Se projeter en avant dans des moments qui vont effectivement déjà nous motiver dans le cadre de l’orchestre et puis ça va être des choses qui vont motiver les élèves. Je vous l’ai dit, la classe que je vais avoir, ils se réjouissent à l’idée de participer au projet Orchestre-en-classe. Un projet, avoir quelque chose, se dire : ' ben voilà, je vais travailler l’instrument à la maison pour pouvoir faire des progrès' et ça après ça se reporte dans toutes les disciplines. (E14, p. 9)

Dans le cadre du dispositif de l’OEC, l’enseignant raconte sa rencontre avec le musicien avec lequel il prépare des projets pour l’année d’OEC :

On a tout de suite mis en place un projet pour l'année prochaine. Il nous a demandé ce qu'on aimerait jouer, quel type de musique. Donc là, on se branche déjà sur ce qu'on pourrait faire, chercher où faire un concert. On est allé plusieurs fois à « Val Fleuri » (un établissement médico-social), faire une « Flashmob » sur la place du marché de la commune. (E14, p. 9)

La dimension du projet situe les apprentissages dans la durée, « il y a une continuité ».

Rappelons que le projet des OEC se déroule sur deux années. Par ailleurs, tel relevé précédemment, les élèves d’autres classes se projettent dans le futur comme membre de l’orchestre. Enfin, les OEC sont aussi basés sur une pédagogie par la pratique qui place l’expérience avant la théorisation. Dans l’orchestre, les élèves apprennent des rudiments de solfège en même temps que la pratique de l’instrument.

Un musicien des OEC, joignant ses poignets déclare : « Les enfants sont dans de petites cages scolaires ». Le dispositif, par la suspension de contraintes liées au quotidien de la classe, de l’établissement et de l’institution s’offre comme moyen d’expression. Offrir des libertés aux élèves : de mouvements, d’occupation de l’espace, d’échanges entre pairs et un moyen d’affirmer une expression de soi à travers la musique font partie des motivations de ce musicien à travailler dans le dispositif. De l’idée de libérer les élèves d’un cadre scolaire contraignant à la mise en œuvre dans le dispositif, le besoin de cadre et de discipline ont pourtant pris le dessus avec l’expérience. Dans les orchestres de cordes, des tentatives de moments « laboratoire » ont été abandonnés. Elles consistaient à former des groupes d’élèves pour des plages de travail entre pairs, tous dans la même salle. L’excitation du groupe engendrée par ces moments de travail moins dirigés faisaient trop déborder le groupe selon l’enseignant de classe qui a demandé à ce que les élèves soient plus cadrés. Le musicien dit également limiter les déplacements dans sa gestion du groupe, venant ainsi contredire l’image d’élèves libérés des contraintes.

Comparés par un des enseignants aux méthodes pédagogiques par projet, les OEC se situent dans une dimension alternative aux modes d’apprentissage qui régissent le quotidien des élèves. Dans l’OEC, « on est déjà un peu en dehors du système d’éducation » (MDAS 4, p. 3).

Il explique cette dimension notamment par le fait que le dispositif ne soit pas systématisé sur toutes les classes et que les intervenants sont de l’extérieur. « On joue un instrument… Je ne sais pas. C’est un contexte particulier qui fait qu’il n’y a pas ce rapport prof-prof » (MDAS 4, p.

3). De plus, ce MDAS définit également son expérience de la pratique de la musique comme un moment dans lequel il se retrouvait comme dans une parenthèse de la vie scolaire.

L’orchestre est représenté par un autre MDAS comme un moment sortant de l’ordinaire de la vie scolaire et associé par ce fait à la dimension sociale du dispositif des OEC:

(…) une autre dimension que le scolaire, principalement. Donc, les élèves ont un instrument. Ce sont les musiciens de l’école, entre guillemets et ça sort un petit peu de l’ordinaire, de ce cadre très scolaire. Alors là, évidemment, ça peut se rapprocher un petit peu avec le cadre social, à mon avis, c’est surtout ça, c’est cette dimension où on est hors du scolaire. (MDAS 5, p. 9)

Les enseignants définissent le non-scolaire par une manière différente d’enseigner, qui se rapproche plus des élèves [« faire d’une manière à laquelle adhèrent les élèves » (E 14, p. 11).]

et dans une approche « directe » et concrète : « C’est quelque chose d’immédiat, qui touche directement (…) une branche, où on a un retour » (MUSIC 9, p. 7). L’approche « directe » est considérée comme une dimension centrale dans les représentations pédagogiques de la pratique instrumentale dans les dispositifs d’orchestre. Un des musiciens déclare apprendre quasiment en même temps que les élèves. La pratique directe est ainsi associée à une relation horizontale entre maître et enseigné. Les éléments d’apprentissage se créent dans l’instant et sont susceptibles d’être créés par les élèves. La « pratique directe » est donc non seulement une des caractéristiques des apprentissages dans le dispositif mais s’associe à la dimension des apprentissages à travers les interactions entre pairs et entre ces derniers et le musicien.

L’idée de l’approche concrète est associée à l’idée de venir en aide aux élèves. Un enseignant déclare : « Je vois que pour des élèves qui ont beaucoup de difficultés scolaires, d’être dans quelque chose qui demande des compétences totalement différentes, ça les aide beaucoup » (MUSIC 9, p. 2). La pratique instrumentale dans les OEC est une approche pédagogique conçue comme un soutien dans les parcours scolaires d’échecs. Un MDAS le formule de la manière suivante :

C’est un acte concret qui va peut-être servir à ces gens à être bien dans leurs baskets.

Ne pas forcément avoir besoin de se comparer aux autres ou de faire partie de tel ou tel groupe parce qu’ils ont découvert quelque chose qui leur appartient, chaque élève a son rapport avec la musique. (MDAS, p. 7)

DIMENSION ORALE DES APPRENTISSAGES

Dans le dispositif des orchestres, la dimension de l’oralité tient une place importante mais n’exclue pas l’initiation à la lecture de partitions. Si la pratique d’orchestre n’est pas la plus représentative de l’oralité dans la musique, les méthodes proposées dans le cadre des OEC

s’en rapprochent. « On n’a pas besoin de passer par l’écrit pour faire de la musique » (MUSIC 7, p. 14).

Une méthode d’apprentissage spécifique aux orchestres dans les écoles est proposée. Selon les musiciens, elle est très bien pensée. Pour les vents, par exemple, un système de chiffres attribués à chaque note permet d’intégrer les notes sans passer par la lecture ou en la simplifiant à l’aide des repères chiffrés des notes. Durant les trois premiers mois dans l’OEC, les cinq premières notes de la gamme sont apprises. Le chiffrage permet au chef d’orchestre de s’en servir dans la communication non-verbale en montrant de la main les chiffres correspondant aux notes. Dans les orchestres à cordes, différentes méthodes sont utilisées, toutes sur le principe d’une initiation progressive et sans connaissances préalables de solfège.

Une des musiciennes décrit la manière de passer par les apprentissages à travers l’écoute et l’imitation, sans support écrit :

Alors nous, souvent on commence, quand on leur apprend un morceau, ça c’est notre manière de travailler, je ne sais pas comment ils font dans les autres orchestres, mais souvent on commence en leur apprenant un peu à la manière Suzuki54. On joue, on leur apprend les notes de mémoire et puis ensuite, on leur apporte la partition où là, ils la lisent mais on ne commence pas directement avec la partition parce que c’est vrai, il y en a pour qui c’est très difficile. C’est comme lire un texte, comme tu dis, donc souvent, on commence par la musique. Déjà, on le joue pour qu’ils l’entendent. Et puis après, on leur apprend des petits bouts par cœur. Et puis comme ça, ils ont déjà… parce que c’est vrai, pour nous, c’est difficile quand même d’avoir ce rapport au texte, donc le symbole quoi, puis ensuite la difficulté de le faire sur l’instrument. C’est quand même des instruments complexes le violon, le violoncelle, contrebasse, c’est pas facile, facile.

Donc, ça fait beaucoup de difficultés et puis après, ils risquent de se fermer complètement donc c’est pour ça qu’on essaye de ne pas mettre tout d’un coup. Et puis bon, après, il y en a qui écrivent sur la partition, les notes… (MUSIC 6, p. 17)

Dans l’approche favorisée par les OEC, l’oralité vient soutenir les apprentissages de la lecture des notes. En commençant par la dimension de l’écoute, de l’imitation, de la prise de connaissance du sens de la musique par une approche sensible, les élèves sont amenés dans un deuxième temps à comprendre la notation. Les possibilités d’entrer dans la compréhension du langage écrit sont multipliées. Plusieurs types d’intelligence sont sollicités pour faciliter la lecture qui vient dans un deuxième temps. De plus, tel que l’illustre la vignette ci-dessous, l’oralité permet d’ouvrir à des perceptions de soi et des autres et de créer des interactions interindividuelles ou un sentiment de groupe à travers les dimensions exploitées au niveau du sensible.

54 Méthode qui privilégie l’écoute avant la lecture de partition.