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PARTIE I. « UNE BELLE ŒUVRE COLLECTIVE » OU « TIRER TOUS À LA MÊME CORDE »

Vignette 4 : Des élèves résistants passifs

Le musicien demande aux élèves de se déplacer. Ils s’étaient installés filles et garçons ensemble et il leur demande de se mélanger. Je vois deux élèves avoir des gestes brusques envers leurs instruments. L’un deux, assis sur sa chaise, tient son violon au-dessus de la boîte du bout des doigts. Le musicien demande aux élèves de poser leurs instruments. Je vois alors un élève qui regarde la boîte de son instrument et, tout en restant assis droit sur sa chaise, laisser tomber son violon dans l’étui. L’autre élève montre une attitude désinvolte. Il a été visiblement contrarié d’être déplacé.

APPRENDRE L’ENTRAIDE

Le sentiment d’appartenance au groupe à travers l’orchestre est pour la plupart des personnes interviewées développé au cours du temps dans le travail d’ensemble. Selon un des musiciens, il apparaît suite à l’acquisition de différentes compétences liées au travail de groupe. Les élèves dans leur deuxième année d’orchestre ont acquis la notion d’ensemble. « Ils finissent par sentir ; ça devient un peu normal de réagir avec le groupe » (MUSIC 4, p. 9). Et ce sentiment d’appartenance est fortement lié à la notion d’entraide qui va être stimulé par les pédagogues dans le cadre du dispositif des OEC.

[Les élèves] apprennent à l’orchestre-en-classe parce qu’on leur apprend. Je pense que ça dépend du chef. Si le chef commence à ouvrir des pistes, ça se diffuse. S’il ne fait pas, ça ne se diffuse pas et puis moi aussi j’ai joué dans des orchestres amateurs de tous types et puis c’est vrai qu’il n’y a pas eu tellement de transversalité. (MUSIC 2, p. 9) Dans la citation suivante, nous amenons des éléments supplémentaires quant au fait que l’entraide n’est pas innée mais s’apprend par le travail dans le groupe. Le musicien compare la notion d’entraide telle qu’il l’a perçue dans les orchestres d’El Sistema au Venezuela et telle qu’il la perçoit dans les OEC :

Ce ne sont quand même pas du tout les mêmes conditions, il y a quand même… Enfin voilà, je n’ai pas encore réussi à établir d’où ça venait mais Genève, qui est une ville qui

est quand même très aisée, même quand on se retrouve dans des quartiers défavorisés, dans des écoles qui ont aussi des problématiques importantes, je trouve quand même que l’attitude des enfants par rapport au projet, par rapport aux enseignants, elle est très différente de l’attitude qu’on pouvait avoir en fait dans ces pays-là parce qu’en fait, depuis le plus jeune âge, on se réfère à quelqu’un qui est plus grand. Et quelqu’un qui est plus grand n’est pas forcément un adulte. Un enfant qui a 4 ans, il sait que la personne qui est au-dessus qui a 7 ans, elle peut lui apprendre des choses, elle peut l’emmener sur certaines choses et c’est un système comme ça solidaire qui se crée entre les enfants, puis avec les adolescents, puis avec les adultes et c’est une grande chaîne en fait qui se suit comme ça. Et ici, ce système d’entraide n’existe pas énormément. Je me souviens la première année, j’étais un petit peu choqué, pas du tout dans un sens bon ou mauvais, ce n’est pas du tout ça mais j’étais déjà juste surpris de voir les enfants entre eux qui n’étaient pas du tout dans une configuration de s’aider, pas du tout. C’est chacun un peu pour soi. Alors après, il y a les copains, voilà mais quand même, d’une manière générale, je me souviens des enfants qui étaient dans des situations familiales compliquées et les autres enfants les méprisaient un petit peu ou les mettaient à l’écart et ça, ça pose quand même un gros problème après dans les classes quand on essaye de faire de la musique parce que nous on part quand même du côté collectif, on s’écoute, on fait des choses ensemble et donc c’est très difficile de les amener à nous à ce niveau là parce qu’ils n’ont pas cette chose de départ, de se dire : « Allez, on fait quelque chose tous ensemble et on est content ». Il y a quand même chacun, un plus un plus un et pas tout le monde ensemble en fait. Donc nous, je pense qu’on arrive au bout d’un moment à les amener vers ce terrain-là parce que c’est ce qui fonctionne le mieux mais il faut quand même les amener à nous quoi et ça c’est une chose qui est installée de base quand on part au Venezuela. Vous voyez ce que je veux dire ? (MUSIC 4, p. 3-4)

Un des MDAS constate plutôt des compétences sociales qui vont très vite être présentes par l’effet du travail de groupe : « Dès le départ, il y a quelque chose qui se passe. Il y a l’élément groupe qui se fait assez vite et l’aide, etc. On ne peut pas dire que ce soit l’expérience qui leur fasse montrer aux autres » (MDAS 2, p. 6). Le MDAS compare ici l’entraide dans les groupes de 1ère et 2ème année d’orchestre. Selon ce pédagogue musicien, l’entraide serait donc présente dès le début dans les groupes, ce qu’il met en lien avec l’effet du travail de groupe entrepris. C’est par la notion d’ensemble et de projet commun que les élèves vont d’eux-mêmes s’entraider pour atteindre les objectifs.

Ces propos relèvent en commun la présence d’un processus éducatif qui va être développé autour de l’apprentissage et de l’entraide. . L’entraide, pièce théorique centrale des projets des projets d’orchestres juvéniles, est sollicitée et encouragée dans le travail d’orchestre (en particulier dans le modèle d’El Sistema où l’orchestre se subdivise en sous-groupes dirigés par des élèves de l’ensemble). Une des formulations représentatives du projet d’El Sistema dit qu’enseigner est aussi apprendre. Les rapports entre enseignants et enseignés sont ainsi considérés comme une relation horizontale, dans laquelle chacun apprend de l’autre et des interactions entre pairs, mais aussi entre maître et élève. Un des membres fondateurs des OEC l’exprime également lorsqu’il dit qu’à chaque leçon il apprend.

A partir des données produites, nous distinguons, sur la notion d’entraide, les rapports entre musiciens dans les orchestres à et ceux à cordes. Nous avons constaté que les interactions

entre pairs étaient plus sollicitées dans les groupes vents et que la notion d’ensemble était davantage présente dans le cadre des OEC cordes. Chez les cordes, tel que nous l’avons vu dans les groupes observés, prime la notion de collectif. Les musiciens rappellent durant les premières semaines à chaque cours l’importance du groupe, de sa cohésion pour le résultat de l’ensemble. Ainsi, par exemple, disent-ils : « On essaye de créer une bulle », « je veux que vous soyez comme une seule personne ». Dans les groupes vents, nous constatons l’importance accordée à l’entraide et aux interactions entre pairs ce qui donne des relations d’apprentissage horizontales dans lesquelles chacun va apprendre de l’autre : « Ça les valorise. Et puis ce n’est pas toujours le même qui cause » (MUSIC 2, p. 7). Le musicien, chef d’orchestre, tient en même temps un rôle vertical mais en y insérant la notion d’horizontalité au sens où il dirige les élèves vers le travail entre pairs.

Le chef d’orchestre explique comment il intègre le travail sur l’entraide dans ses activités : Ça peut être sur des questions de doigtés, ça tu peux montrer. Et on observe quand même ce qu’ils ont comme réaction. S’il y en a un qui est trop dominant, on va gentiment lui dire : « Est-ce que tu as mis le bon ton pour lui dire ». On laisse quand même un peu traîner les oreilles. Et puis après, une fois que c’est installé, qu’ils savent se parler correctement, c’est ça qui est génial avec les élèves, une fois qu’ils savent se parler, ils savent se parler quoi. (MUSIC 2, p. 7)

Le musicien pédagogue n’a pas un rôle passif et lorsqu’il transmet des connaissances disciplinaires, il orchestre les pairs dans l’entraide : « (…) il ne faut pas laisser ensemble si ça ne marche pas » (MUSIC 2, p. 8). Le musicien est attentif aux interactions dans les apprentissages qu’il propose. Il sait que c’est le voisin direct qui peut aider et il observe l’entraide entre les musiciens jouant l’un à côté de l’autre. Dans la citation suivante, le locuteur insère d’autres facteurs expliquant sa manière de concevoir l’entraide entre pairs dans les apprentissages. Nous y voyons comment le musicien construit le travail du groupe, en prenant en compte les éléments nécessaires à la réussite de la mise en œuvre.

(…) si quelqu’un ne joue pas ou a de la peine, je ne peux pas le prendre tout seul donc je demande à l’élève de jouer avec lui et puis ils créent eux-mêmes des trucs, des synergies. Il faut vraiment que tout le monde soit en train de jouer. Et ça, ça marche aussi seulement si on a un texte, si on a des pièces qui sont vraiment simples, où pendant des mois et des mois on ne rencontre pas de difficultés. Comme ça ils ont vraiment confiance. Ils savent qu’ils jouent et qu’ils jouent juste. Ensuite, on met une nouveauté et une autre nouveauté et il faut faire attention à ce qu’elle soit intégrée par tout le monde. Mais on joue toujours du trop difficile quand on joue en orchestre normal, en orchestre professionnel ou ailleurs. C’est toujours trop difficile. Là, on fait des petites étapes ; une petite étape puis tout le monde a plaisir à jouer et puis après on passe au morceau d’après, c’est mieux. (MUSIC 2, p. 9)

L’entraide est pensée par les pédagogues comme un soutien pour que chacun soit capable de jouer et ainsi se sente en confiance et dans le plaisir. L’activité des OEC est donc considérée comme un outil de socialisation sur la dimension de l’entraide. Les élèves apprennent à prendre en compte les membres du groupe, à créer des liens au travers des apprentissages dans lesquels ils vont se soutenir afin de construire en commun un résultat.

Nous avons mentionné plus haut la différence observée dans l’approche du travail de groupe entre les instruments à vent et ceux à cordes. Alors que ces derniers travaillent beaucoup la dimension de l’ensemble, les vents sont plus sollicités à l’entraide. La pratique instrumentale comprend des difficultés qui doivent être maîtrisées individuellement et peuvent être liées, selon le musicien cité ci-dessous, à la manière différente d’aborder le travail entre pairs.

C’est très difficile quand même, au tout début, d’arriver à avoir juste un son d’ensemble alors que finalement les harmonies, orchestres de vent, ça sonne tout de suite. Ça sonne plus facilement. On entend plus rapidement le résultat de ce qu’on est en train de faire ce qui est moins le cas au violoncelle ou au violon où on a beaucoup d’autres paramètres à gérer en fait. Donc, je pense que ça peut venir de là aussi, cette entraide, quand on est un peu plus distancé par rapport à l’instrument, on profite plus des autres et de l’énergie, de l’alchimie des autres. A mon avis, ça peut avoir une incidence importante quand même. (MUSIC 4, p. 5)

Dans le groupe des OEC vents observé durant six mois, le chef de projet insère la dimension du travail entre pairs à l’extérieur du groupe-classe. Le chef d’orchestre connaît bien chaque élève, leurs facilités ou difficultés face aux tâches attendues. Régulièrement, après les trois premiers mois d’orchestre, il désigne quelques élèves et leur attribue le rôle de « coach », responsable d’un groupe de deux ou trois pairs. Il leur confie le rôle d’« aidant ». Le musicien-chef de projet explique aux élèves les enjeux de l’entraide pour l’objectif du jeu d’ensemble, une coopération nécessaire entre les différents membres du groupe pour la réalisation de l’objectif. Dans ce contexte, l’élève est considéré comme autonome et responsable. En effet, il doit assumer le « coaching » de ses pairs pour atteindre les objectifs musicaux définis par le chef d’orchestre. Lorsque les élèves reviennent en classe, le résultat de leur travail en petit groupe est présenté, les élèves étant écoutés individuellement. Logistiquement, il faut pour cela disposer de plusieurs salles ce qui n’est généralement pas le cas dans les établissements.