• Aucun résultat trouvé

52. La multiplication des approches de la famille – L’accroissement des relations

internationalisées dans le domaine privé a largement contribué à complexifier le phénomène familial (§ 1). Étant considéré que les législations nationales et provinciales retiennent des solutions propres en matière familiale, l’articulation de ces différences dans une société mondialisée représente un fort enjeu actuel. De plus, ces diverses approches de la famille ont vocation à se mêler au sein d’une même société qui doit appréhender son multiculturalisme (§ 2).

§ 1 – L’internationalisation des relations familiales

53. L’évolution des moyens de transport – Si les droits fondamentaux ont tendance à

harmoniser les différents droits nationaux et provinciaux, les particularismes en droit de la famille perdurent. La famille est en effet une notion très dépendante du système spatio-temporel dans lequel elle est conçue. Dans les sociétés occidentales contemporaines, il est aisé de voyager d’un pays à un autre ou d’une province à une autre.

Avant l’ère moderne, les groupes d’individus vivaient pratiquement en autarcie tant les moyens de transport primitifs ne permettaient pas de se déplacer aisément. Jusqu’au début du XXe siècle, les

groupements sont si isolés que tous les « apports religieux ou esthétiques parvenus de l’extérieur »1

sont adaptés au contexte particulier de la société en question. De ce fait, les mêmes éléments n’étant pas assimilés de la même manière dans chaque groupe, toute influence donnera lieu à une augmentation des divergences des coutumes et pratiques des différents groupements humains. Ainsi naît « une grande diversité des cultures, distinguant les pays, les terroirs, les régions, les nations, repliés, embourbés dans l’absence ou le coût prohibitif des moyens de transport »2. La grande

révolution des transports est sans conteste l’apparition de la machine à vapeur, qui permet de relier des lieux distants en un temps considérablement réduit, dans des conditions et des prix abordables. Le développement d’un vaste réseau ferré en Europe et en Amérique du Nord permet la circulation des individus et des marchandises.

54. L’évolution des moyens de communication – Il suffit que les individus commencent à

voyager pour que les groupements fermés s’ouvrent à d’autres modes de vie. Le développement des transports n’est que la première étape d’une mondialisation de plus en plus prenante. Le second mouvement est l’évolution de « la connectique »3, qui permet à l’information de se diffuser très

largement. Ainsi, « [l]es nouvelles technologies de l’information et de la communication couvrent la planète d’un filet réticulaire aux mailles si serrées et si denses qu’elles peuvent atteindre les endroits les plus reculés de la planète »4. Les modes de communication et les médias tels qu’Internet, la

télévision ou le téléphone, offrent aux individus une immense gamme de choix5 qui leur permet de

s’informer sur un nombre de sujets illimité, d’être au courant des évènements ayant lieu à l’autre bout du monde. Ces moyens de communication diffusent « une profusion de standards issus des modes de vie et des valeurs occidentales, des façons de penser, de se penser, d’être au monde, de se représenter au travail ou dans la cité, de vivre en famille, de choisir son conjoint, d’exprimer son affection, de nourrir ses aspirations, de se projeter dans l’avenir »6.

1 P. RASSE, « Présentation générale, la diversité des cultures en question », in La diversité culturelle, sous la dir. de P. RASSE, coll. Les Essentiels d’Hermès, CNRS éditions, Paris, 2013, pp. 12-13.

2 Ibid. 3 Ibid. 4 Ibid., p. 15.

5 T. MATTELART, « Les théories de la mondialisation culturelle : des théories de la diversité », Hermès, La Revue 2008, n° 51, pp. 17-22.

Certaines critiques se sont élevées devant cette mondialisation, également appelée globalisation. Celle-ci est due à la circulation d’idées harmonisées, mondialisées, voire unifiées1. La

culture de masse est apparue comme dangereuse, car susceptible d’araser toute différence entre les pays, de conduire au « brassage des cultures et des modes de vie »2.

Cette évolution pose une vraie problématique aux juristes. En effet, le droit de chaque État lui est propre, il se comprend en fonction de la culture, des normes, des standards de la nation qui l’a édicté. Ainsi, lorsque cohabitent dans un secteur géographique restreint plusieurs droits réglementant différemment la famille, la tentation peut être forte pour les individus de pratiquer le forum shopping3.

Il n’est pas rare qu’une personne ne puisse obtenir dans son pays la reconnaissance juridique désirée ou l’accès à un dispositif particulier alors même que ces possibilités lui seraient offertes dans un pays voisin.

À titre d’exemple, l’insémination des femmes célibataires n’est pas permise en France par les systèmes officiels. En revanche, les centres de fécondation belges autorisent fréquemment ce procédé. Aussi, de nombreuses femmes françaises, célibataires ou en couple avec une autre femme, n’hésitent pas à se rendre en Belgique pour bénéficier d’une insémination artificielle avec donneur. Lorsque cette démarche est faite au sein d’un couple, il n’est pas rare que la conjointe de la mère demande par la suite au droit français de reconnaître son statut de parent de l’enfant né d’une telle méthode.

55. La redéfinition de l’autre et de l’éloignement – Au-delà de ces difficultés liées à la

pratique du forum shopping, la question familiale évolue à travers des phénomènes divers liés à la diminution de l’influence de la religion ou au multiculturalisme des sociétés. Ainsi, il n’est pas rare de constater des confrontations des différents systèmes de régulation du phénomène familial donnant lieu à un pluralisme juridique.

1 G. LIPOVETSKY, « Le règne de l’hyperculture : cosmopolitisme et civilisation occidentale », in L’Occident mondialisé : controverse sur la culture planétaire, sous la dir. de H. JUVIN et G. LIPOVETSKY, coll. Nouveau collège de philosophie,

Grasset, Paris, 2010, p. 21.

2 P. RASSE, « Présentation générale, la diversité des cultures en question », op. cit., pp. 16-17.

3 Sur la problématique du forum shopping, voir notamment, J.-F. FLAUSS et S. TOUZÉ (ss. dir), Contentieux international des droits de l’homme et choix du forum les instances internationales de contrôle face au forum shopping, Table ronde

organisée par l’Institut international des droits de l’homme en décembre 2009 à Strasbourg, Bruylant Nemesis, Bruxelles, 2012.

Les moyens de transport, et à un autre niveau les moyens de communication, estompent les frontières entre les individus. Il est aujourd’hui très simple et courant d’avoir des contacts directs avec des personnes vivant à des milliers de kilomètres, de même qu’on peut traverser l’Atlantique en quelques heures seulement. Ainsi, « [l]’espace s’est, en quelque sorte, rétréci et le temps s’est accéléré »1. Cette modulation de la perception des distances a modifié l’appréhension de l’autre. En

effet, la facilité de voyager met en présence des personnes de culture, de religion, de traditions très différentes. Il est fréquent de constater que certaines sociétés consolident leur particularisme et leur identité et les érigent en protection vis-à-vis de l’autre2.

§ 2 – Le multiculturalisme

56. L’identité culturelle et le multiculturalisme – Étonnamment, le développement des

moyens de transport et de communication n’a pas mené à une uniformisation des cultures. Bien au contraire, dans une société où le global a un poids très important, les individus se sont recentrés sur leur identité culturelle pour se différencier les uns des autres3. Ainsi, après avoir permis une « ouverture

sur le monde », les moyens de communication offrent ensuite « les moyens de préserver son identité culturelle »4. Pourtant, certains auteurs s’avèrent être plus confiants quant à « la capacité des cultures

locales d’intégrer les apports extérieurs »5. Pour le sociologue Stuart Hall, l’identité culturelle ne doit

pas être comprise comme une notion figée et définie, mais au contraire comme un concept évolutif, « se redéfinissant en permanence sous la pression, en particulier, d’apports culturels extérieurs »6.

1 G. LIPOVETSKY, « Le règne de l’hyperculture : cosmopolitisme et civilisation occidentale », op. cit., p. 24.

2 D. WOLTON, « De la diversité à la cohabitation culturelle », in La diversité culturelle, sous la dir. de P. RASSE, coll. Les Essentiels d’Hermès, CNRS éditions, Paris, 2013, p. 180.

3 M. DOYTCHEVA, Le multiculturalisme, coll. Collection Repères, La Découverte, Paris, 2011, p. 3. 4 D. WOLTON, « De la diversité à la cohabitation culturelle », op. cit., p. 184.

5 La pensée de S. Hall est reprise dans T. MATTELART, « Les théories de la mondialisation culturelle : des théories de la diversité », préc., p. 19. Voir également S. HALL, « The local and the global : Globalization and ethnicity », in Culture,

globalization, and the world-system : contemporary conditions for the representation of identity, sous la dir. de A.D. KING,

University of Minnesota Press, Minneapolis, 1997, pp. 19-39.

Cette position vient quelque peu contrebalancer les craintes qui peuvent naître, au regard du phénomène de mondialisation, d’une « homogénéisation au profit des cultures dominantes »1. Il est

vrai que les modèles et paradigmes prépondérants aujourd’hui sont issus des sociétés occidentales. Cette capacité de ne pas se dissoudre complètement dans une culture globalisée associée au développement des moyens de transport crée des sociétés où les individus n’ont pas la même culture, religion ou expérience de vie. Pour appréhender ce phénomène de « coexistence de communautés différentes au sein d’une société donnée »2, il est fait référence à la notion de diversité culturelle ou de

multiculturalisme.

Le concept de multiculturalisme est largement employé au Canada où il désigne « la cohabitation de personnes de diverses origines raciales et ethniques»3. Dans cette acception

descriptive, ce terme est donc synonyme de « diversité culturelle »4. Cette expression peut également

être appréhendée d’un point de vue politique comme « la gestion de la diversité au moyen de diverses interventions officielles des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux et des administrations municipales »5.

57. Les défis du multiculturalisme – Encore marginal, le phénomène de

l’internationalisation des situations personnelles est aujourd’hui très courant dans les sociétés occidentales. Il est en effet très fréquent de partir étudier, travailler ou vivre à l’étranger, pendant une période courte ou plus longue. La migration a toujours existé, même si elle a très longtemps uniquement été subie par les peuples colonisés ou les ressortissants d’États en guerre. Aujourd’hui, une partie de ces mouvements migratoires sont voulus et choisis par les individus, développant par là même « une interaction croissante entre sociétés et cultures »6. C’est alors logiquement qu’un nombre

croissant de couples mixtes se forment7. L’expression couple mixte regroupe tout à la fois les unions

1 J. FARCHY et H. RANAIVOSON, « Défendre la diversité culturelle : soubassements économiques et arbitrages politiques », in La diversité culturelle, sous la dir. de P. RASSE, coll. Les Essentiels d’Hermès, CNRS éditions, Paris, 2013, pp. 125-126.

2 Ibid., p. 125.

3 M. DEWING, Le multiculturalisme canadien, Bibliothèque du Parlement, Ottawa, Canada, 2013, p. 1. Sur la notion de multiculturalisme, voir notamment N. BISSOONDATH, Le marché aux illusions: la méprise du multiculturalisme, Boréal Liber, Montréal, Genève, 1995.

4 M. DOYTCHEVA, Le multiculturalisme, op. cit., p. 7. 5 M. DEWING, Le multiculturalisme canadien, préc., p. 1.

6 G. EID, « Familles et diversités culturelles : De quelques enjeux », in Familles & diversités culturelles, sous la dir. de P. BOUCAUD et G. EID, l’Harmattan, Paris, 2011, p. 11.

7 F. PAYEN, « Différences culturelles, différence des sexes, quand les repères s’emmêlent », in Familles & diversités culturelles, sous la dir. de P. BOUCAUD et G. EID, l’Harmattan, Paris, 2011, p. 107.

interreligieuses ou interculturelles. Figures premières de la migration, les familles émigrées ont nombre de problématiques à résoudre pour réussir à s’intégrer dans une nouvelle société. Les questions de lien notamment sont très importantes, qu’il s’agisse du « lien à la communauté d’origine » ou à « la famille et la société d’accueil »1. Les membres des familles migrantes, qui doivent passer les étapes

de la migration telles les étapes d’un deuil2, doivent entre autres, dépasser les problématiques de la

langue, de l’intégration et de la distance.

La migration, versant humain de la mondialisation, s’accompagne de « deux phénomènes concomitants et complémentaires : la déterritorialisation et la déculturation »3. Si la libération des

contraintes de la localisation sur un territoire donné est la conséquence première de l’éloignement de son pays d’origine, le second phénomène évoqué découle du premier en ce que chaque nation a une culture qui lui est propre. Il faut ainsi tout à la fois accepter de ne plus vivre au sein de sa culture d’origine, sans nécessairement couper les liens avec elle, et apprendre comment se positionner au sein de la culture de son nouveau lieu de vie.

Ce phénomène de mondialisation et de mouvement humain pose de nouvelles problématiques au droit. Il est une des origines de l’émergence des droits individuels reconnus par les différentes chartes et conventions. Ces dernières, en s’adressant directement aux personnes sans passer par les États4, font émerger l’individualisation des prétentions et des droits. Le juriste n’est pas nécessairement

armé pour donner un « corps » juridique à des notions telles que la diversité culturelle5. Ces

mouvements migratoires, de par l’impulsion de nouvelles façons de penser et de vivre la famille, constituent un des phénomènes qui agit pour déconstruire la vision traditionnelle occidentale de la famille nucléaire6.

1 C. GIULIANI, « La migration en tant qu’évènement familial », in Familles & diversités culturelles, sous la dir. de P. BOUCAUD et G. EID, l’Harmattan, Paris, 2011, p. 93.

2 Sur l’idée de deuil des familles migrantes : C. PEREZ TESTOR, « Famille migrante et processus de deuil », in Familles & diversités culturelles, sous la dir. de P. BOUCAUD et G. EID, l’Harmattan, Paris, 2011, pp. 77-90.

3 K. ARAR, « L’insoutenable légèreté de l’être : culture, famille et identité », in Familles & diversités culturelles,

sous la dir. de P. BOUCAUD et G. EID, l’Harmattan, Paris, 2011, p. 39. 4 G. EID, « Familles et diversités culturelles : De quelques enjeux », op. cit., pp. 11-12.

5 C. LABRUSSE-RIOU, « Le droit international face aux diversités culturelles de la famille », in Familles & diversités culturelles, sous la dir. de P. BOUCAUD et G. EID, l’Harmattan, Paris, 2011, pp. 28-29.

Conclusion du chapitre 1

58. L’importance du juge pour prendre en compte l’évolution du phénomène familial –

Dans une société où le phénomène familial est très mouvant, le juge apparaît comme un acteur fondamental de la prise en compte des évolutions familiales. Le législateur semble souvent dépassé par la vitesse des changements de la famille. Il n’est pas rare qu’il accuse un retard conséquent rendant délicate l’adaptation des textes normatifs en matière familiale. Ainsi, de nombreuses problématiques, créées par les mutations du lien familial, ne sont pas encore réglementées. Le juge jouit dans ces hypothèses d’une place privilégiée lui permettant de tenir compte de ces évolutions.

En outre, il n’est pas toujours possible, ni même souhaitable que le législateur intervienne trop rapidement, pour avoir le temps de prendre en compte la réalité des problèmes qui se posent. Face à de nouvelles problématiques, il tente de trouver dans le droit existant des solutions applicables. Si aucune solution ne peut être transposée, le juge demeure contraint de trancher le litige, pour ne pas se rendre coupable d’un déni de justice.

Pourtant, la prise en compte par le juge du phénomène familial est rendue difficile par l’imprécision du vocabulaire utilisé dans les domaines exogènes au droit. En effet, les expressions utilisées, telles que la recomposition familiale, la monoparentalité ou l’aide à la procréation, tentent de regrouper une multitude de situations aux incidences et aux origines très différentes. Il est difficile de trouver des qualifications suffisamment précises de ces phénomènes. De même, leur réglementation par le droit soulève de nombreux obstacles tant les hypothèses de réglementation sont variées.

59. La multiplication des conflits relatifs aux conceptions différentes de la famille –

Lien touchant à l’intime, la famille est étroitement influencée par les valeurs morales et religieuses de chaque individu. Elle est également soumise à la manière dont le droit national en réglemente les différents aspects. Victime de ce paradoxe, elle devient un enjeu majeur dans des sociétés où il est aisé de se rendre dans un autre État ou dans une autre province pour bénéficier d’un encadrement juridique favorable. Ainsi, l’Europe et le Canada doivent faire face à des problématiques exacerbées par le multiculturalisme et le pluralisme juridique qui créent des acceptions différentes de la famille au

sein d’une même société. Ces diverses conceptions individuelles et étatiques du lien familial peuvent coexister dans une même zone géographique et être délicates à articuler.

Chapitre 2 – Le juge face à l’imprécision et la variabilité