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Section 1 – La famille structurelle juridique

A) La filiation fondée sur un lien biologique entre le parent et l’enfant

113. Le modèle contemporain fondé sur l’engendrement – Les historiens du droit

pourraient aisément démontrer que la filiation fondée sur l’engendrement n’est pas la conception historique de la filiation. À l’époque romaine, la filiation était conçue comme un lien large englobant la maison entière et allant, à cet égard, bien au-delà de la simple reproduction1. Pourtant, la filiation

contemporaine est en grande partie liée à la biologie. Ainsi, le géniteur d’un enfant sera très fréquemment désigné comme son parent. À titre d’exemple, en France, si une action en recherche de paternité ou maternité démontre l’existence d’un lien biologique entre un adulte et un enfant, un lien de filiation entre les deux sera établi2.

La réflexion sur le droit de la filiation impose de revoir les conceptions que l’on tenait pour classiques ou « normalisées ». En effet, il serait possible de considérer que la filiation intéresse uniquement la situation d’un couple hétérosexuel, géniteur de ses enfants et désignés parents juridiques de ces derniers. Cette représentation est mise en avant dans l’arrêt X et autres contre Autriche rendu par la Cour européenne des droits de l’homme en 2013. Dans cette affaire une femme demande à être autorisée à adopter l’enfant de sa conjointe. Les juridictions autrichiennes refusent de faire droit à sa requête en estimant que l’objectif de protection de la famille traditionnelle justifie de limiter l’accès à la parenté à un couple de sexe différent. Les juges autrichiens précisent que restreindre la parenté aux seuls couples hétérosexuels permet de « recréer autant que possible la situation que l’on trouve dans une famille biologique »3. Finalement, la protection de la famille traditionnelle est

fondée, selon le gouvernement autrichien sur « le postulat tacite selon lequel seules les familles composées de parents de sexe opposé sont capables d’élever convenablement des enfants »4. La

famille traditionnelle met donc la fonction reproductive au cœur de la famille, plus exactement, elle en fait le point d’origine dont les autres liens, juridiques et fonctionnels, découlent.

1 Voir supra § 1.

2 Art. 325 et 327 C. civ.

3 X ET AUTRES c. AUTRICHE, préc., § 137. 4 Ibid.

À l’inverse, une conception moderne de la famille, se détachant d’un modèle procréatif et donc d’une conception basée sur des rôles genrés au sein de la structure familiale, permet d’ouvrir nombre d’institutions telles que l’adoption et le mariage aux couples de même sexe1. La vision traditionnelle

apparaît trop parcellaire et trop limitative pour être juste, bien qu’elle illustre la situation d’un fort pourcentage de la population des sociétés occidentales que sont l’Europe et le Canada. Il est aujourd’hui réducteur de ne pas tenir compte des couples homosexuels, des situations de séparation des couples parentaux, des difficultés à procréer et des nouvelles techniques médicales permettant d’aider les couples infertiles à engendrer. Ainsi, de nombreuses problématiques se posent sous l’influence de ces techniques médicales. Le lien biologique n’est plus uniquement obtenu par l’« accouplement » d’un homme et d’une femme donnant naissance à un enfant issu d’eux.

Les progrès médicaux tels que la congélation des ovules ou le recours à des tiers donneurs posent la question du choix de devenir parent2 et du consentement donné à la conception d’un enfant,

notamment quant à la validité de cet accord dans le temps, quand la grossesse intervient plusieurs années après la congélation d’embryons. De même, l’accès à l’assistance médicale à la procréation complexifie le rapport entre biologie et parenté.

Ces éléments remettent en cause le principe de la double filiation bisexuée, qui ne peut exister que pour un couple de deux personnes de sexe différent. Certains États sont encore réticents à faire évoluer leur conception de la filiation basée sur la procréation, considérant que la réalité biologique doit être respectée et impose qu’« un enfant mineur [ait] par principe […] pour parents deux personnes de sexe opposé »3.

Le sort de la filiation a également été interrogé par l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe. En effet, dans nombre de législations, une interdépendance existe entre le couple conjugal et le couple parental, la filiation étant basée sur le concept de reproduction bisexuée. Au Canada, les règles relatives à la filiation relèvent de la compétence provinciale. Or, c’est l’État fédéral qui est compétent pour définir le mariage. Jusqu’en 2005, ces deux corps de règles n’étaient pas en conflit,

1 « Les requérants soutiennent que, dans la société d’aujourd’hui, le mariage civil est une union de deux personnes qui englobe tous les aspects de la vie et que la procréation et l’éducation des enfants n’en forment plus un aspect fondamental. L’institution du mariage ayant connu des changements considérables, il n’y aurait plus aucune raison de refuser l’accès au mariage aux couples homosexuels » : SCHALK ET KOPF c. AUTRICHE, préc., § 44.

2 Sur la question du droit de ne pas devenir parent, voir CEDH, Affaire EVANS c. ROYAUME-UNI, Requête no 6339/05,

10 avril 2007.

car seul le mariage d’un couple hétérosexuel était permis. Dans cette hypothèse, les deux membres du couple avaient vocation à devenir père et mère. Mais depuis l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, il est important de s’interroger sur l’incidence du mariage sur la filiation, et de déterminer qui, des autorités fédérales ou provinciales, seront compétentes pour régler les éventuels litiges à naître1. En France, des questions similaires se sont posées au moment de l’adoption de la loi du 17 mai

2013 pour l’ouverture du mariage pour tous. Il a ainsi été décidé que le mariage des couples de même sexe emporterait les mêmes conséquences que celui des couples hétérosexuels, sauf en ce qui concerne la filiation. La problématique posée par les couples de même sexe tient en ce que leurs membres ne peuvent pas être tous les deux les parents biologiques de leur enfant à naître.

114. Vers l’égalité des filiations – Une question s’est posée il y a plusieurs décennies devant

la Cour européenne des droits de l’homme, en rapport avec l’incidence du statut des parents sur les enfants qui n’étaient pas tous traités de la même façon. Les enfants issus d’un couple marié, dits enfants « légitimes » avaient les faveurs des législations, notamment concernant leurs droits successoraux. À l’inverse, les enfants dits « naturels », à savoir ceux dont les parents n’étaient pas mariés, étaient défavorisés2. De même, les enfants « adultérins » qui, en plus de ne pas être issus

d’un couple marié, étaient le fruit d’un manquement à l’obligation de fidélité du mariage, et qui subissaient un traitement encore moins avantageux.

Cette faveur faite au mariage a été dénoncée par la Cour européenne dans l’arrêt Marckx contre Belgique de 19793 puis par l’arrêt Mazurek contre France de 20004. Ces affaires ont poussé les États

européens à légiférer en faveur d’une égalité des filiations. Dans la première espèce, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que les familles légitimes aussi bien que naturelles étaient protégées par le droit au respect de la vie familiale posé à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales5. La requérante se plaignait que son

statut d’enfant naturel limitait sa capacité à recevoir des biens de sa mère et la privait de toute vocation successorale vis-à-vis des membres de sa famille maternelle. Les juges de Strasbourg ont estimé

1 M.-B. TAHON, « Filiation et universalité : questions à partir du Québec », Dialogue 2010, pp. 111-125.

2 Par exemple, il est difficile de désavouer un enfant légitime et en parallèle, un enfant naturel est limité à demander des subsides (car il ne pouvait être ni adopté ni légitimé) : F. BOULANGER, Droit civil de la famille, Tome 2 : Aspects

comparatifs et internationaux, coll. Collection Droit civil, Économica, Paris, 1990, pp. 11-12. 3 MARCKX c. BELGIQUE, préc.

4 MAZUREK c. FRANCE, préc. 5 MARCKX c. BELGIQUE, préc., § 31.

qu’une telle distinction, basée sur la naissance d’une personne, était discriminatoire au sens de l’article 141. Au Québec, le législateur a progressivement éliminé les distinctions faites entre les enfants

naturels, légitimes, adultérins et incestueux2.

115. La possibilité de créer un lien de filiation avec une personne liée par un lien biologique. Avoir un lien biologique avec un individu ne permet pas d’être automatiquement reliée

juridiquement à lui3. Le lien génétique rend pour autant légitime une action en vue d’établir un lien de

filiation entre deux individus et peut même imposer la création d’un lien juridique de filiation4. À cet

égard, la Cour européenne des droits de l’homme a mis en place une obligation positive à l’encontre de l’État qui est celle de l’intégration juridique de l’enfant dans sa famille biologique5. Cette obligation

a été posée par l’arrêt Marckx dans lequel la Cour européenne des droits de l’homme estime que « [t]el que le conçoit l’article 8 (art. 8), le respect de la vie familiale implique en particulier […] l’existence en droit national d’une protection juridique rendant possible dès la naissance l’intégration de l’enfant dans sa famille »6. Cette obligation doit contraindre l’État à autoriser « la formation de liens familiaux légaux

complets » entre un enfant et son parent biologique7. La Cour européenne des droits de l’homme a

estimé que les mêmes règles s’appliquaient en matière de filiation maternelle et que les États devaient permettre l’établissement d’un lien juridique plein entre la mère et son enfant8.

La solution retenue dans l’arrêt Kroon doit cependant être appréciée avec prudence. En effet, dans un arrêt plus récent, la Cour est revenue sur l’exigence d’intégration de l’enfant dans sa famille

1 L’article 14 pose une interdiction de discrimination en ces termes : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. ». Il est nécessaire de rappeler que l’utilisation de

l’article 14 ne peut se faire qu’en combinaison avec un autre article de la Convention de sauvegarde. En effet, c’est la jouissance des droits reconnus dans la convention qui ne peut être faite de manière discriminatoire.

2 QUÉBEC (PROCUREUR GÉNÉRAL) c. A, préc., § 104.

3 Cette approche est reprise dans de nombreux pays. À titre d’exemple, la Cour de cassation française a consacré la preuve biologique comme mode de preuve par excellence en matière de filiation, aussi bien en ce qui a trait à l’établissement qu’à la contestation du lien de filiation : Arrêt de la 1re chambre civile de la Cour de cassation du 28 mars 2000, pourvoi no 98- 12806 : « l’expertise biologique est de droit en matière de filiation, sauf s’il existe un motif légitime de ne pas y procéder ». 4 Pour des développements plus détaillés sur ce point, voir infra §§ 284 et s.

5 C. DESNOYER, « La place de la vérité biologique dans la jurisprudence européenne relative à l’article 8 de la CEDH en matière de filiation charnelle », in Mélanges en l’honneur de la professeure Françoise Dekeuwer-Défossez, coll. Montchrestien, p. 63.

6 MARCKX c. BELGIQUE, préc., § 31.

7 CEDH, Affaire KROON ET AUTRES c. PAYS-BAS, Requête no 18535/91, 27 octobre 1994, § 36, JCP G 1995, I, 3823,

obs. F. SUDRE ; RTD civ. 1995, p. 340, obs. J. HAUSER ; JDI 1995, p. 783, obs. E. DECAUX. 8 MARCKX c. BELGIQUE, préc.

posée par l’arrêt Marckx1. Dans l’affaire Chavdarov contre Bulgarie2 de 2010, le concubin d’une femme

mariée ne pouvait pas établir sa filiation en raison de l’impossibilité que lui opposait le droit bulgare à contester la présomption de paternité qui jouait envers le mari de la mère. La Cour a estimé que le père biologique et son enfant forment une famille de facto dont l’existence n’est pas menacée par les autorités, la mère ou le mari3, que partant, il n’y avait pas violation de son droit au respect de sa vie

familiale, d’autant que le requérant avait d’autres moyens, certes plus complexes, pour établir sa filiation. Une telle décision est critiquable en ce qu’elle remet en cause l’importance d’une reconnaissance juridique d’une famille non seulement structurelle biologique mais également fonctionnelle, le concubin s’occupant seul des trois enfants issus du couple. De plus, dans l’arrêt Marckx, le gouvernement belge s’était vu condamné pour n’avoir offert comme possibilité de création d’un lien de filiation à une femme non mariée et son enfant que l’adoption pour qu’il soit entièrement intégré à sa famille4.

À l’inverse, il est parfois impossible de renoncer à l’établissement d’une filiation alors même que la personne n’est pas liée par un lien biologique. Cette hypothèse particulière se retrouve en France en matière de procréation médicalement assistée lorsque le couple infertile fait appel à un tiers donneur. Le consentement donné par le couple à la mise en œuvre de techniques de procréation assistée sous-tend la création du lien de filiation entre les parents d’intention et l’enfant issu du processus. Il n’est pas possible aux parents d’intention de renoncer à l’établissement de leur lien de filiation à l’égard de l’enfant en arguant qu’ils lui sont étrangers biologiquement5 au risque de voir leur

responsabilité engagée6. Ainsi, le lien de filiation n’est pas nécessairement la traduction juridique d’un

lien structurel biologique entre un adulte et un enfant.

1 Ibid., § 31 : « le respect de la vie familiale implique […] l’existence en droit national d’une protection

juridique rendant possible dès la naissance l’intégration de l’enfant dans sa famille ».

2 CEDH, Affaire CHAVDAROV c. BULGARIE, Requête no 3465/03, 21 décembre 2010, AJ fam. 2010, p. 108, obs. M.

DOURIS. 3 Ibid., § 56.

4 C. DESNOYER, « La place de la vérité biologique dans la jurisprudence européenne relative à l’article 8 de la CEDH en matière de filiation charnelle », op. cit.

5 Le Code civil français prévoit toutefois des exceptions, lorsqu’il est prouvé que l'enfant n'est pas issu de la procréation médicalement assistée ou que le consentement donné par un des parents d’intention a été privé d'effet (art. 311-20 alinéa 2 du Code civil).