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Section 1 – L’utilisation du flou en matière familiale

A) Le besoin d’un droit plus concret et moins mécanique

1) La délégation de pouvoir au juge pour une adaptation du droit

juridique – La volonté exprimée d’aspirer à un droit plus concret, plus proche des réalités a pour

conséquence un rejet de l’application mécanique du droit. L’idée d’une jurisprudence mécanique a été théorisée par le Doyen Pound qui considère qu’une telle méthode ne permet pas de prendre en compte les besoins de la société1. En réalité, il ne refuse pas d’une manière globale l’application mécanique

du droit2 mais la considère comme souvent inadaptée, surtout en ce qui concerne les dispositions

mettant en jeu les personnes, telles que le droit de la famille3. Il croit nécessaire, dans ces hypothèses,

d’offrir de la souplesse au juge. En effet, il serait illusoire de penser pouvoir régler le contentieux familial sans introduire de la flexibilité dans le droit. Il suggère alors d’abandonner la logique pour permettre une meilleure adaptabilité du droit4 et une meilleure appréhension de la conduite humaine. Sa pensée

au sujet de l’application mécanique du droit est reprise très largement jusque dans son vocabulaire5.

De nombreux auteurs rejettent également la vision dépassée d’un juge cantonné à une application machinale de la loi.

Pour le Doyen Carbonnier, l’application mécanique du droit se réalise par le biais du syllogisme juridique6. Ce dernier apparaît comme trop strict pour pouvoir adapter le droit à la société. Il note

1 R. POUND, An introduction to the philosophy of law, op. cit., pp. 89-90. 2 Ibid., pp. 129-130.

3 R. POUND, « The administrative application of legal standards », préc., p. 462 : « In the same way rules and conceptions, where we proceed mechanically, so far as we may, are more adapted to property and to business transactions ; and standards, where we proceed upon intuition are more adapted to human conduct and to the conduct of enterprises ». 4 Ibid., p. 452.

5 Voir J. CARBONNIER, Droit civil. Volume I . [Introduction. Les personnes. La famille, l’enfant, le couple], op. cit., p. 20 : « Mais notre époque n’a plus cette vision d’une juridiction réduite à une fonction machinale ». Voir également C. PERELMAN, Droit, morale et philosophie, op. cit., p. 54 : « Le rôle du législateur, ainsi que celui du juge – dans la mesure

où ce dernier ne se contente pas d’appliquer mécaniquement la loi, mais l’interprète et la complète – n’est pas de décider ce qui leur semble juste personnellement […] ».

6 J. CARBONNIER, Droit civil. Volume I . [Introduction. Les personnes. La famille, l’enfant, le couple], op. cit., p. 20 : « L’activité juridictionnelle est couramment décrite comme un syllogisme ».

d’ailleurs que lorsque le juge statue en équité, il utilise un syllogisme inversé1 en prenant d’abord

compte de la conséquence voulue et en choisissant l’interprétation la plus adaptée pour motiver son choix2. D’autres auteurs, à l’instar d’Herbert Hart, considèrent que si certaines décisions laissent

imaginer qu’une telle méthodologie a été utilisée, cette logique inversée n’est pas représentative de la majorité des jugements qui continuent à suivre un syllogisme classique3. L’opposition d’Herbert Hart

sur ce point peut s’expliquer en ce qu’il n’est pas théoriquement contre l’idée d’une application mécanique de la loi4. Cependant il l’estime impossible à mettre en œuvre en pratique car, pour qu’un

tel système puisse fonctionner, il faudrait être capable de prévoir toutes les hypothèses pouvant se produire dans le cadre d’une loi5. Mais une telle anticipation est impossible du fait de la nature humaine

des personnes6.

Globalement, les auteurs s’accordent pour dire que le juge a un rôle indispensable pour pouvoir prendre en compte les éléments propres à chaque affaire, principalement au sein de contentieux aussi mouvants que les litiges familiaux7. En effet, « [q]uoi que l’on fasse, les lois positives ne sauraient

jamais entièrement remplacer l’usage de la raison naturelle dans les affaires de la vie. Les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est si active, leurs intérêts sont si multipliés,

1 Le Doyen Carbonnier qualifie ce syllogisme de « syllogisme régressif ». Voir Ibid., p. 24. Dans le même sens, voir J.- C. JOBART, « La logique juridique : de l’ordre et du désordre au chaos », R.R.J. 2006, p. 1889 : « Le pouvoir du juge

d'interpréter ou de compléter la loi et surtout, la liberté dont il jouit souvent dans l'appréciation des faits, lui permettent de motiver d'une manière satisfaisante une décision qui est le plus souvent prise antérieurement à tout raisonnement. […] Étant donné tel résultat à atteindre, le plus souvent inspiré par le sentiment de justice, quelles sont les prémisses qu'il convient de choisir et comment valider suffisamment ce choix pour justifier sa décision ? Il s'agit là d'une perspective téléologique structurale. Le choix de la règle ou le sens de la règle à appliquer va être conditionné par la décision et non l'inverse ».

2 J. CARBONNIER, Droit civil. Volume I . [Introduction. Les personnes. La famille, l’enfant, le couple], op. cit., p. 23 : « En effet, la règle de droit, rédigée par le législateur abstraitement, peut se trouver in concreto injuste. […] L’équité sera d’écarter partiellement la règle de droit, d’en modérer l’application par la considération des circonstances individuelles du cas. La règle de droit elle-même aurait pu d’avance se vouloir souple et déléguer expressément au juge ce pouvoir d’accommodement. Mais même si elle e le lui a pas accordé, on peut prédire qu’il se l’arrogera. Car le juge est un homme, non pas une machine à syllogismes : autant avec sa connaissance des règles et sa logique, il juge avec son intuition et sa sensibilité ».

3 H.L.A. HART, Le concept de droit, op. cit., pp. 159-160.

4 Sur ce point, il rejoint donc le Doyen Pound qui estime que lorsque la loi est effective, l’application mécanique devrait être utilisée, mais qu’elle doit être abandonnée lorsqu’elle se révèle inefficace. Voir R. POUND, An introduction to the philosophy

of law, op. cit., p. 127.

5 Ici, il faut entendre le mot loi d’une manière générale, c’est à dire englobant la loi du système civiliste et la règle de droit du précédent de common law.

6 H.L.A. HART, Le concept de droit, op. cit., p. 147. Dans le même sens, Portalis considère que « [t]out prévoir est un but qu’il est impossible d’atteindre » : J.-É.-M. PORTALIS, « Discours préliminaire sur le projet de Code civil », in Les grands discours de la culture juridique, sous la dir. de W. MASTOR, J. BENETTI, P. ÉGÉA et X. MAGNON, coll. Grands discours,

Dalloz, Paris, 2017, p. 692.

7 J.-É.-M. PORTALIS, « Discours préliminaire sur le projet de Code civil », op. cit., p. 692 : « Dans les matières mêmes qui fixent particulièrement [l’]attention [du législateur], il est une foule de détails qui lui échappent, ou qui sont trop contentieux et trop mobiles pour pouvoir devenir l’objet d’un texte de loi ».

et les rapports si tendus, qu’il est impossible au législateur de pourvoir à tout »1. C’est ainsi au juge,

en appliquant le droit, de « descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière »2.

70. La délégation de pouvoir du législateur au juge – Le droit est difficile à appréhender,

surtout lorsqu’on tente de prendre en considération les différents besoins d’une société dans son ensemble et des individus particuliers. Il existe en effet un paradoxe dans le droit3, à la croisée de deux

revendications opposées l’une à l’autre. D’un côté, il répond au besoin de cadre, de norme fixe, connue, sur laquelle une personne peut prendre appui et baser sa conduite en toute confiance. Cela correspond au besoin de continuité d’une société, de clarté de son organisation et de prévisibilité de son droit. De l’autre côté, le droit se doit d’être en harmonie avec la société qu’il règlemente et qui lui donne une consistance en l’appliquant au quotidien. Les normes juridiques sont, dès lors, très perméables au contexte socio-culturel au sein duquel elles sont édictées.

Afin de pouvoir adapter le droit aux évolutions, notamment en matière familiale, le juge doit disposer d’outils permettant de faire le lien entre le droit et les justiciables. Ainsi, une « conception formaliste du droit, indifférente à l’interaction entre le droit et le milieu auquel il s’applique, ne permet pas de rentre compte du droit effectif, c’est-à-dire, du droit en action. La pratique du droit, quel qu’il soit, exige la prise en considération des interactions entre le texte écrit et les réactions résultant de son application dans un milieu donné. En négligeant cette interaction, on ne comprend rien à la vie du droit, c’est-à-dire à la manière dont son interprétation évolue sous l’effet des techniques juridiques les plus variées »4.

Le flou représente sans doute un des outils les plus pertinents et les plus anciens pour parvenir à ce compromis. Certains concepts vagues existaient déjà dans l’Antiquité, tels que la bonne foi ou l’équité. Pourtant, le flou a connu sans nul doute un renouveau dans les techniques juridiques du fait

1 Ibid. Portalis rajoute qu’« [u]ne foule de choses sont donc nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à la discussion des hommes instruits, à l’arbitrage des juges ».

2 Ibid.

3 Voir notamment sur cette idée de paradoxe, H.L.A. HART, Le concept de droit, op. cit., p. 149 : « En fait, tous les systèmes adoptent, selon des procédés différents, un compromis entre deux besoins sociaux : le besoin, d’une part, de règles certaines que les simples particuliers puissent appliquer à leur propre conduite en toute sécurité dans des domaines extrêmement vastes, sans devoir être guidés à nouveau par des autorités ou mettre en balance les différentes finalités sociales, et le besoin, d’autre part, d’abandonner à un règlement ultérieur faisant intervenir le choix avisé d’une autorité, des questions qu’on ne peut apprécier qu’au moment où elles se posent dans le cadre d’une situation concrète ». 4 C. PERELMAN, Le raisonnable et le déraisonnable en droit : au-delà du positivisme juridique, op. cit., p. 29.

de la complexification et de la diversification de nos sociétés. Le législateur1 semble ne pas être en

mesure d’édicter des règles de droit suffisamment complètes pour parvenir à englober la totalité des hypothèses qui pourraient se présenter2. Le rôle du juge a, dès lors, comme ambition de parvenir à

« rendre le droit socialement acceptable »3. Une telle délégation par le législateur au juge permet à ce

dernier d’avoir un réel pouvoir de construction du droit4. Le juge est alors considéré comme un créateur

de droit sous la volonté du législateur5.

71. Le travail d’adaptation du droit par le juge – Le juge dans son travail d’application du

droit doit veiller à l’adaptation de la règle de droit au contexte et à l’affaire qui lui est présentée6. Le

flou mis en place par le législateur semble nécessaire et inévitable dans une société complexe. En effet, il apparaît comme un outil porteur de flexibilité pour le juge en ce qu’il lui offre une latitude pour adapter des règles à caractère général à des situations toutes différentes. Les besoins et les enjeux soulevés par les questions familiales ne permettent pas au législateur de fournir des énoncés généraux pertinents. Il faut donc donner au juge le pouvoir discrétionnaire d’adapter ces concepts selon les individus et les situations qui se présentent à lui.

S’ils apportent de la souplesse, tous les concepts flous n’impliquent pas le même degré d’indétermination7. De nombreuses notions sont en effet « dotées d'un noyau dur »8. En effet, pour les

cas les plus simples, à savoir ceux qui entrent sans conteste dans la règle de droit, il n’y aura pas de flou. Bien entendu, ce consensus ne sera valide que dans une société donnée, à un moment donné. Il n’est pas fixe dans le temps. Ainsi, à titre d’exemple, la détermination du montant de la pension alimentaire versée par un parent à son enfant avec qui il ne vit pas est souvent effectuée à l’aide de grilles mises à la disposition des juges. Ces tableaux prennent en compte différents éléments et

1 Terme pris dans un sens large et englobant aussi bien le législateur de droit civil que le juge de common law.

2 Idée développée par le Doyen Pound dans R. POUND, An introduction to the philosophy of law, op. cit., p. 92 : « It is the function of the legislative organ to make laws. But from the nature of the case it cannot make laws so complete and all- embracing that the judicial organ will not be obliged to exercise a certain lawmaking function also ».

3 C. PERELMAN, Le raisonnable et le déraisonnable en droit : au-delà du positivisme juridique, op. cit., p. 32. 4 M. MEKKI, « Propos introductifs sur le droit souple », op. cit., p. 16.

5 Ibid.

6 T. KLEIN, « La fonction de juge », in Mélanges en hommage à Louis Edmond Pettiti, Bruylant Nemesis, Bruxelles, 1998, p. 511.

7 R. POUND, « The administrative application of legal standards », préc., p. 461 : « In the conceptions of the empirical sciences, we have a well-defined type at the center surrounded by an indefinite shading off or transition. Nor may this zone of transition be obviated by more exact definition because we can only define through other conceptions ». Voir aussi H.L.A.

HART, Le concept de droit, op. cit., p. 164.

permettent de fixer de manière relativement uniforme les contributions parentales à l’entretien de l’enfant.

Le recours aux notions floues permet en outre une individualisation des décisions de justice1.

Cette flexibilité dans le droit peut se définir comme « la nécessité d'adapter toute règle, tout principe, aussi rigoureux soient-ils, aux circonstances particulières de temps et de lieu »2. Cette souplesse

permet au droit de suivre les évolutions techniques, médicales et sociologiques qui sont très importantes et touchent particulièrement la notion de famille3. L’adaptation du droit aux évolutions

politiques et sociales, mais aussi à chaque cas d’espèce, apparaît, pour nombre d’auteurs, comme une nécessité4. Elle permet notamment aux justiciables d’éprouver un sentiment de justice5 grâce au

travail du juge tendant à « placer le droit au plus près de la société », ou encore à « rechercher la meilleure adéquation possible entre l’appareil normatif et les données économiques, sociales et culturelles caractéristiques du contexte dans lequel ses jugements sont reçus »6. À ce niveau, le travail

du juge est complexe en ce qu’il doit tout à la fois tendre vers une bonne adaptation du droit en le modernisant sans pour autant renoncer à l’objectif de « stabilité des valeurs fondatrices de la société »7. Il faut en effet que la prise en compte des aspirations des individus ne remette pas en cause

la famille, considérée comme une unité fondamentale de la société8.

À titre d’exemple, le fait d’utiliser la force de travail d’un mineur était considéré comme acceptable jusqu’au siècle dernier en Europe et au Canada. Aujourd’hui, l’approche de l’intérêt de l’enfant a évolué et ne permet plus, dans nos sociétés occidentales, de contraindre un enfant à travailler. Cependant, en marge de cette zone « claire », il en existe une autre, plus floue, donnant lieu à discussion et où les cas sont indéterminés. Le flou a pour conséquence très importante celle d’insérer des degrés dans le droit. Dans nombres de domaines, le droit ne peut se permettre d’être une ligne nette, traçant la limite entre l’adapté et l’inadapté, ou l’acceptable et l’inacceptable. Le flou créé une

1 J. WRÓBLEWSKI, « Les standards juridiques : problèmes théoriques de la législation et de l’application du droit », préc., p. 861.

2 Voir les propos de H. CHARLES recueillis dans D. CHARLES-NEVEU, « Penser le droit flexible », R.R.J. 2010, p. 17. Voir aussi M. JUSTON, « L’aléa dans le contentieux familial est-il une fatalité ? », Dr. fam. 2010, étude 2, § 3.

3 Voir les propos de G. FARJAT recueillis dans D. CHARLES-NEVEU, « Penser le droit flexible », préc., pp. 17-18. 4 Voir les propos de J. MORAND-DEVILLER recueillis dans Ibid., p. 19.

5 G. CANIVET, « Le rôle du juge dans un monde en mutation », in Claire L’Heureux-Dubé à la Cour suprême du Canada, 1987-2002, sous la dir. de M.-C. BELLEAU et F. LACASSE, Wilson & Lafleur, Montréal, 2004, p. 25 : M. Canivet considère

que le sentiment de justice naît de l’« exacte coïncidence du droit et de la réalité ». 6 Ibid.

7 Ibid.

zone grise, où les comportements et les situations sont étudiés et sont considérés comme ayant un degré d’acceptable suffisamment important. Le flou répond en effet à une « logique de gradation » permettant de prendre en compte « la complexification croissante du droit »1.

Le flou permet de plus, dans un contexte de mondialisation de plus en plus important, de préserver les particularismes locaux2. Il est à ce niveau-là un élément essentiel pour la Cour suprême

du Canada et la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, le flou, notamment en ce qui concerne la définition de la famille, offre aux juges la possibilité d’harmoniser le droit des États ou provinces sans l’unifier. Ce faisant, les magistrats peuvent tenir compte des particularités de chaque société. À titre d’exemple, l’accouchement sous le secret, ou « accouchement sous X » constitue une spécificité du droit français qu’aucun autre pays européen ne connaît sous cette forme très radicale. Pour autant, la Cour européenne des droits de l’homme refuse de remettre en cause cette législation3.