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Section 1 – Le juge face à une société évolutive

A) La diversification des formes familiales

1) Les différentes formes de couple

22. Vers une diversité des couples – En marge du mariage, deux phénomènes sont venus

interroger la construction juridique du couple. Le premier tient au refus exprimé par certaines personnes de vouloir contracter mariage. Ainsi, de nombreuses personnes mènent une vie de couple en dehors de toute reconnaissance juridique de leur lien et sont qualifiées de conjoints de fait (a). Au- delà, l’homosexualité, en étant de plus en plus acceptée et assumée publiquement, est venue remettre en cause la définition classique du couple (b).

a) Les conjoints de fait

23. L’augmentation de la conjugalité hors mariage – Dans l’ensemble des États

plusieurs décennies1. L’augmentation du nombre de couples vivant en union de fait exacerbe ce

phénomène2. Ce constat peut être fait dans tous les pays d’Europe ainsi qu’au Canada.

Pour autant, si l’accroissement du nombre de couples en union libre est général, il n’est pas uniforme. Certains États ou provinces connaissent un très fort taux de conjoints de fait. En 2011, 37,8 % des couples vivent en union de fait au Québec3. Ce taux est beaucoup plus important que dans

le reste du Canada où cette forme d’union représente seulement 14,4 % des couples4. En Europe, la

Suède possède également un taux élevé d’unions libres qui représentent 29 % des couples5.

Parallèlement à l’essor du nombre de couples vivant en union de fait, les préjugés touchant cette forme d’union se sont amenuisés. Au Québec, jusqu’en 1981, l’union de fait était dénommée concubinage6. Cette appellation était considérée comme péjorative et a été remplacée dans les textes

par l’expression « union de fait ». Le terme de concubinage est toujours utilisé en France où cette connotation négative n’existe pas.

Pendant longtemps, au Canada, mais également en Europe, l’union de fait, « en tant qu’« obstacle à la stabilité et à la paix des familles », était considérée suspecte, « contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs » et était entachée d’un « caractère péjoratif » sinon « immoral » que l’État ne pouvait favoriser »7. Aujourd’hui, les préjugés liés à cette forme d’union hors mariage ont

largement cessé dans la majeure partie des sociétés occidentales. La conception du concubinage a elle-même évoluée. Ce phénomène ancien a pendant longtemps été une étape préliminaire au mariage. Aujourd’hui, les couples en union libre ne désirent plus nécessairement « tester » la vie commune avant de contracter mariage. Le concubinage représente souvent un choix « voulu et assumé par les couples qui ne se reconnaissent pas dans la philosophie du mariage »8. Ainsi,

1 É. LAPIERRE-ADAMCYK et C. LE BOURDAIS, « Couples et familles : une réalité sociologique et démographique en constante évolution », in Actes de la XVIe Conférence des juristes de l’État, Éditions Yvon Blais, Cowansville, Québec,

2004, p. 70.

2 M.D. CASTELLI et D. GOUBAU, Le droit de la famille au Québec, Presses de l’Université Laval, Sainte-Foy, 5e éd., 2005, p. 169.

3 Si Québec connaît le plus fort taux d’unions de fait parmi les provinces canadiennes, des pourcentages similaires sont également recensés dans les territoires canadiens : « Près de la moitié des couples au Nunavut (45,6 %) vivaient en union

libre, et des pourcentages élevés ont également été enregistrés dans les Territoires du Nord-Ouest (36,4 %) et au Yukon (31,5 %) » : A. MILAN, État matrimonial : aperçu, 2011, Statistique Canada, juillet 2013, p. 7.

4 Ibid.

5 Pour une véritable protection juridique des conjointes de fait, Conseil du statut de la femme, Québec, mai 2014, p. 35. 6 CSC, Affaire QUÉBEC (PROCUREUR GÉNÉRAL) c. A, 1 RCS 61, 25 janvier 2013, § 100, juge LeBel.

7 Ibid.

« [l]’union libre n’est plus essentiellement une période de mise à l’essai de la vie à deux, mais de plus en plus un substitut du mariage »1.

L’union de fait, construite en dehors des cadres du mariage, n’est plus aujourd’hui ignorée par le droit2. En effet, les législateurs et les tribunaux ont été confrontés à la montée de ce phénomène et

aux conséquences de ce choix de vie, tant dans les rapports entre concubins, notamment au moment de la rupture, qu’à l’égard des tiers3. Ainsi, dans la majorité des sociétés occidentales, « la loi ou la

jurisprudence prévoit que si certaines conditions sont remplies, alors certaines conséquences juridiques peuvent résulter du seul fait de la vie commune de deux personnes »4.

b) La famille homosexuelle

24. L’acceptation de l’homosexualité comme mode de vie – Considérée comme un crime

sous l’Antiquité et le Moyen-Âge, puis comme une maladie mentale, l’homosexualité est progressivement admise comme un mode de conjugalité acceptable dans un nombre croissant de pays occidentaux. La situation des personnes homosexuelles reste cependant sujette à de fréquentes discriminations, qui sont sanctionnées par les droits fondamentaux prônant des droits individuels.

25. La reconnaissance progressive du couple homosexuel par le droit – Dans une

optique familiale, c’est au regard de la reconnaissance du statut du couple homosexuel que les hésitations législatives apparaissent principalement5. De nombreux pays ont étendu leur concept de

concubins aux membres de couples homosexuels. De même, il est très fréquent de retrouver au sein

1 A. BÉLANGER et J. DUMAS, Rapport sur l’état de la population du Canada 1996 : La Conjoncture démographique, Statistique Canada, Canada, 1997, p. 160, cité par CSC, Affaire NOUVELLE-ÉCOSSE (PROCUREUR GÉNÉRAL) c. WALSH, 4 RCS 325, 19 décembre 2002, § 125, juge L’Heureux-Dubé.

2 Voir notamment, J. JARRY, Les conjoints de fait au Québec : vers un encadrement légal, Éditions Yvon Blais, Cowansville, 2008 ; M. DRAPEAU, Le statut légal des conjoints de fait au Québec, CCH, Brossard, Québec, 2013.

3 Voir notamment D. GOUBAU, « La notion de conjoint : la loi et la société avancent-elles au même pas? », in Actes de la XVIe Conférence des juristes de l’État, Éditions Yvon Blais, Cowansville, Québec, 2004, p. 40 ; C. NEIRINCK (ss. dir), Droit de la famille, op. cit., p. 23 ; NOUVELLE-ÉCOSSE (PROCUREUR GÉNÉRAL) c. WALSH, préc., § 125, juge L’Heureux-

Dubé.

4 K. WAALDIJK, « Comparaison entre le mariage, le partenariat enregistré et le concubinage dans neuf États : niveaux de conséquences juridiques », in Homoparentalités : approches scientifiques et politiques, sous la dir. de A. CADORET, M. GROSS, C. MÉCARY et B. PERREAU, Actes de la IIIe conférence internationale sur l’homoparentalité, 25-26 octobre 2005, PUF, 2006, p. 385.

5 A. CADORET, « L’homoparentalité, construction d’une nouvelle figure familiale », Anthropologie et Sociétés 2000, volume 24, no 3, p. 39.

des sociétés occidentales des partenariats civils, tels que l’union civile au Québec ou le pacte civil de solidarité en France, ouverts aux couples de personnes de même sexe1. Ces contrats font naître

diverses obligations entre les partenaires et offrent une reconnaissance étatique à ces couples. Pourtant, le débat qui suscite le plus de controverses est celui touchant à l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe. Si la question est discutée, ce n’est pas tant dû à l’envie particulièrement forte des couples de même sexe de se marier, mais à la place du mariage qui est encore considéré comme le bastion de la famille, institution qui cristallise une question d’égalité civile2. Les personnes

homosexuelles veulent avoir accès à ce contrat-institution3 pour le symbole qu’il représente et pour

l’accès à la parenté qu’il permet. Certains États ont ouvert le mariage aux couples de même sexe, tandis que d’autres continuent de le réserver exclusivement aux couples hétérosexuels. Pourtant, ces évolutions ne se sont pas produites de la même manière selon les États. Certains ont vu les foules se déplacer et s’approprier la question, comme en France, quand, ailleurs, le sujet a été peu problématique et accepté facilement, comme au Canada4. La tendance va tout de même vers une

ouverture progressive du mariage aux couples de même sexe.

26. L’accès à l’enfant par les familles homosexuelles – La famille homosexuelle, à savoir

un couple de personnes de même sexe élevant des enfants5, ne désigne pas une réalité homogène.

Plusieurs hypothèses peuvent conduire à sa création.

En effet, il est possible qu’une personne ayant déjà eu des enfants au sein d’un couple hétérosexuel reforme, après une séparation, un nouveau couple avec une personne de même sexe. Il s’agit ici d’une forme de famille recomposée peu différente des autres types de familles recomposées6.

Les enfants élevés au sein de ces familles auront, dans cette hypothèse, un père et une mère, mais vivront, au moins de manière intermittente, au sein d’un foyer monosexué.

1 Voir infra § 108.

2 D. GOUBAU, « Le mariage pour tous, dix ans après… L’expérience canadienne », Dr. fam. 2013, dossier 34, § 7. 3 Voir infra § 95.

4 D. GOUBAU, « Le mariage pour tous, dix ans après… L’expérience canadienne », préc., § 7. En France, les critiques

opposées aux tenants d’une libéralisation du mariage portaient principalement sur les conséquences de l’union d’un couple homosexuel vis-à-vis des enfants : voir I. CORPART, « Le Mariage pour tous et ses incidences sur le sort des enfants »,

AJ fam. 2013, p. 340, à propos de la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de

même sexe.

5 M. MAILFERT, « Homosexualité et parentalité », 11 Socio-anthropologie 2002, § 3. 6 Voir infra §§ 39-40.

Il peut également s’agir d’un couple de personnes de même sexe qui adoptent un enfant. Dans les pays où l’adoption peut se faire par un couple homosexuel, elle sera alors faite conjointement par les deux membres du couple. Si une telle adoption est interdite, alors la procédure sera menée par un seul membre du couple, et lui seul sera juridiquement lié à l’enfant, mais ce dernier vivra, de fait, dans une famille homosexuelle.

En outre, la famille homosexuelle peut se construire grâce aux techniques de procréation assistée, pour les couples de femmes, et de gestation pour autrui, pour les couples d’hommes, qui permettront de pallier l’absence d’altérité sexuelle du couple.

Enfin, certaines familles homosexuelles découlent d’une « situation de coparentalité, lorsqu'un couple de femmes et un couple d'hommes s'entendent pour qu'un enfant soit procréé par une des femmes et un des hommes et soit reconnu par ses géniteurs devenant ainsi légalement ses parents, mais chacun des deux parents vivant avec son ami ou amie et l'enfant au domicile de l'un des couples »1.

27. La remise en cause du modèle traditionnel de la filiation par la famille homosexuelle – La famille homoparentale soulève des controverses en ce qu’elle remet en cause les

fondements du système de parenté traditionnel des sociétés occidentales. En effet, au sein de cette famille traditionnelle, les père et mère juridiques sont les parents biologiques des enfants qu’ils ont engendrés. Or, pour pouvoir procréer, la condition première reste l’altérité sexuelle des géniteurs. L’absence d’un tel paramètre dans un couple déstabilise les systèmes de filiation fondés sur le mythe de l’engendrement. Pour autant, l’égalité dans le couple et la liberté quant à l’orientation sexuelle de chaque individu sont généralement admises. Les droits fondamentaux protègent la liberté de chacun dans le choix d’un partenaire, peu importe son sexe, et interdisent les discriminations liées à l’orientation sexuelle2. Malgré cela, la question de l’altérité sexuelle reste au cœur des débats dans la

construction du lien de parenté3. Les familles homosexuelles ne peuvent pas masquer l’impossibilité

d’engendrer à deux uniquement. Il faut obligatoirement faire intervenir un ou plusieurs tiers dans la

1 A. CADORET, « L’homoparentalité, construction d’une nouvelle figure familiale », préc., p. 44.

2 Voir, par exemple, l’art. 15(1) Charte canadienne des droits et libertés, l’art. 14 Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, art. 10 Charte québécoise des droits et libertés de la personne. 3 D. FENOUILLET, « Du mythe de l’engendrement au mythe de la volonté. Adoption, procréation et filiation à l’épreuve de la toute-puissance du sujet », in La famille en mutation, sous la dir. de R. SÈVE, coll. Archives de philosophie du droit, Dalloz, Paris, 2014, p. 40.

conception d’un enfant. Cela entraîne la problématique de la pluralité des parents potentiels1 tels que

le couple d’intention, les géniteurs ou la femme assurant la gestation2.

La famille homosexuelle transfère le fondement de la parenté de la procréation à la volonté3 en

dissociant reproduction et sexualité. Ainsi, c’est le parent social qui est mis en avant. La procréation passe au second plan et n’apparaît que comme une technique offrant la possibilité de concevoir un enfant : « [l]e "vrai" parent n'est plus obligatoirement celui qui fait l'enfant, mais celui ou celle qui l'a voulu, l'élève et lui transmet sa mémoire familiale »4. Cette volonté n’est pas, pour certains auteurs, un

gage de la compétence parentale des parents d’intention, ni d’ailleurs, un gage d’amour ou de pérennité du lien parent-enfant5. La question de l’intérêt de l’enfant élevé par une famille homosexuelle

questionne aussi bien les juristes, les sociologues que les psychanalystes, notamment en ce qui concerne la construction de l’identité et de la personnalité de l’enfant6. Certains auteurs soulignent la

forte capacité des individus homosexuels à devenir des parents attentifs en ce qu’ils seraient « plus ouverts, plus attentionnés, ils feraient preuve de moins de négligence et d’indifférence »7.

28. L’avènement de la notion de parentalité et la construction juridique de la filiation –

Les sociologues ont développé la notion de parentalité, qui émerge en marge de la notion de parenté, la complétant ou jouant un rôle palliatif dans certaines hypothèses8. La parentalité permet d’envisager

« l'exercice des responsabilités parentales, c'est-à-dire de la fonction parentale », alors que la parenté permet de « définir le lien juridique de filiation - source de droits et obligations - qui construit l'identité de l'enfant, c'est-à-dire son état civil et qui assure son insertion dans la généalogie »9.

1 M. MAILFERT, « Homosexualité et parentalité », préc., § 9. 2 Voir infra § 120.

3 D. FENOUILLET, « Du mythe de l’engendrement au mythe de la volonté. Adoption, procréation et filiation à l’épreuve de la toute-puissance du sujet », op. cit., pp. 63-64.

4 A. CADORET, « L’homoparentalité, construction d’une nouvelle figure familiale », préc., p. 50.

5 D. FENOUILLET, « Du mythe de l’engendrement au mythe de la volonté. Adoption, procréation et filiation à l’épreuve de la toute-puissance du sujet », op. cit., p. 66.

6 M. MAILFERT, « Homosexualité et parentalité », préc., §§ 6-7.

7 Ibid., § 32 ; F. DE SINGLY, « La vie en famille homoparentale », in Homoparentalités, état des lieux. « Parentés et différence des sexes », sous la dir. de M. GROSS, coll. La Vie de l’enfant, ESF éd, Issy-les-Moulineaux, 2000.

8 Sur la notion de parentalité, voir notamment A. BRUEL et J. FAGET, De la parenté à la parentalité, Erès, Ramonville Saint-Agne, 2001 ; D. MELLIER et E. GRATTON, « Éditorial. La parentalité, un état des lieux », 207 Dialogue 2015, pp. 7-18 ; P. GUTTON, « Parentalité », 55 Adolescence 2006, pp. 9-32 ; J. KRISTEVA, « Métamorphoses de la parentalité », 77 Revue française de psychanalyse 2013, pp. 1650-1657 ; M.-C. SAINT-JACQUES, S. DRAPEAU, C. PARENT et É. GODBOUT, « Recomposition familiale, parentalité et beau-parentalité : Constats, limites et prospectives », 25 Nouvelles pratiques sociales 2012, pp. 107-135.

Les personnes de même sexe voulant constituer une famille doivent redéfinir ce qu’ils y entendent. Le modèle occidental traditionnel n’est construit que sur la base de l’hétérosexualité. Mme Cadoret expose à ce titre deux modèles de construction de la famille homosexuelle1. Lorsque le

couple donne la priorité au couple parental comme base d’un équilibre essentiel à la venue d’un enfant, il se tourne alors souvent vers les techniques d’assistance médicale à la procréation2. Au contraire, si

l’accent est mis sur l’importance pour l’enfant d’avoir un père et une mère, au sens juridique du terme, alors leur choix se portera plus facilement sur la « coparenté », hypothèse où deux couples se rapprochent3 pour faire naître un enfant. Cet enfant aura comme père un des membres du couple

masculin et comme mère, la femme qui, au sein du couple féminin, l’aura porté. Dans cette première hypothèse, les parents biologiques de l’enfant seront aussi ses parents juridiques. Ils seront également, au même titre que leurs compagnons respectifs, les parents « sociologiques » de l’enfant. L’enjeu du droit aujourd’hui tient en la prise en compte de cette pluralité de parents et leur potentielle reconnaissance juridique4. En ce qui concerne la seconde situation, la femme qui a été inséminée, ou

l’homme qui a fourni le matériel génétique pour concevoir un enfant par une mère porteuse, est reconnu comme le parent juridique, biologique et social de l’enfant. Il faut pour autant trouver un statut juridique à l’autre membre du couple, qui n’est pas relié biologiquement à l’enfant. Dans une telle hypothèse, le couple de personnes de même sexe devra également expliquer à leur enfant qui est le troisième individu qui leur a permis de le concevoir, déterminer une manière de le nommer et éventuellement une place lui reconnaître5.