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Tec\,ag, Competition

III. JEAN-DANIEL REYNAUD

J'essaie de réagir vite; c'est d'autant plus difficile que M. MAURICE a eu la cruauté d'ajouter des compléments - et en particulier des choses passionnantes sur la qualification - à la note qui m'avait été transmise. Mes questions porteront essentiellement sur le texte initial.

Première remarque: La question posée a quelque chose de paradoxal. Est-ce que les techniques de gestion sont transférables? Réponse: évidemment, oui. Qu'est-ce qu'une technique? Une technique, c'est quelque chose que l'on a explicité, ou en tout cas que l'ont peut effectuer de manière démontrable, que l'on peut enseigner, que l'on peut dire à d'autres, que l'on peut donc "transférer". D'ailleurs, en fait, la technique d'analyse des tâches chez Taylor, est transférable De même, les cercles de qualité sont des produits qui se vendent bien, encore mieux que les automobiles japonaises.

Ainsi, une technique, par définition, est transférable. Alors, pourquoi poser la question? Cette objection me semble importante car ce n'est pas un simple problème de mots. Si nous posons la question, c'est bien parce que nous pensons qu'il y a dans la technique, ou plutôt dans un ensemble de techniques, certains éléments qui ne sont pas véritablement des techniques, ce qui constitue un handicap quant à leur transmission et leur définition..

Ceci justifie à mon avis, la démarche de MAURICE, qui a consisté à parler abondamment - et de manière très intéressante - du modèle japonais et peut-être plus brièvement de la question posée. Celle-ci avait un sens, particulièrement dans le cas du modèle japonais. Deuxième remarque : Je me suis interrogé sur ce qu'on pouvait saisir du modèle japonais du professeur Je comprends très bien qu'avec les ressources humaines dont on dispose, telles que la qualification, l'adaptabilité, on puisse constituer du self management, et même donner de la sagesse aux machines. Néanmoins, je trouve que l'auteur reste un peu mystérieux sur le passage de l'un à Une entreprise n'est pas simplement la stimulation de la spontanéité de chaque individu, ce n'est pas simplement de l'autogestion Je me demande même si une organisation de ce type peut exister. L'encadrement provoque le self management: il le fait, ne serait-ce que parce qu'on le paye pour le faire (généralement, les entreprises passent plutôt pour payer les gens qui rendent des services que ceux qui n'en rendent aucun). En tout cas, il me semble que là, l'auteur nous a laissé dans un grand mystère, mystère qui malheureusement porte sur un point fondamental. Peut-être a-t-il, dans une grande sagesse, préservé le secret de fabrication du modèle japonais, de façon à le rendre plus compétitif et difficile à imiter? Il faut reconnaître

Troisième remarque: Un point fondamental dans le schéma du professeur SCHIMADA,

concerne l'idée que les compétences qui sont exercées dans une technique sont le résultat d'un apprentissage, d'un processus qu'il faut parvenir à déclencher. Ce processus repose très largement sur l'initiative, l'autonomie des exécutants eux-mêmes. On comprend bien qu'il y a là une logique qui n'est pas très facile à déclencher et sur laquelle, d'ailleurs, l'auteur garde un certain mystère, mais qui est, en effet, caractéristique de certains modèles. Il y aurait ainsi, des formes d'apprentissage spécifiques à ce modèle japonais et l'on peut se demander si ce ne sont pas ces formes d'apprentissage qui sont transférables et qui donnent quelques références à cet être un peu mythique qu'est le modèle japonais"

Quatrième remarque : Je me demande si quelqu'un veut vraiment adopter le modèle

japonais. Mon sentiment est qu'on se trouve là en face d'une difficulté. D'une part, on insiste, et avec raison, sur l'interdépendance des différents morceaux, sur le fait qu'il n'y a pas une collection de techniques de production (juste-à-temps, cercles de qualité, etc ...) mais des interdépendances et une cohérence d'ensemble. D'autre part, il est bien clair que les entreprises étrangères, sauf lorsqu'il s'agit de laboratoires fixés à l'étranger par les Japonais eux-mêmes, n'ont aucune envie d'adopter le modèle japonais" J'en connais assez peu qui ont souhaité, en France, améliorer la progression du salaire à l'ancienneté pour imiter le modèle japonais, et pourtant il y a bien là des interdépendances. Est-ce qu'il n'y a donc pas une assez grande difficulté à la transférabilité? On accepte des morceaux mais on n'accepte guère avoir l'ensemble, bien qu'on s'applique à expliquer que chaque morceau est interdépendant. Il y a là un problème qui à mon avis n'est pas seulement un problème de forme.

Cinquième remarque : Je rejoindrais ici la question de M., MAURICE. Il y a effectivement des

transferts de techniques mais ce n'est pas l'essentiel. Ce qu'il y a de plus important, dans un modèle, quel qu'il soit (suédois, américain, japonais ou allemand) ce n'est pas tant les techniques qui le rendent transférable que problèmes fondamentaux qu'il permet d'exposer à nouveau. Par exemple, la notion d'emploi à vie est intéressante, moins parce qu'elle est susceptible d'être adoptée dans une entreprise française, que parce qu'elle modifie nos idées sur l'allocation optimale de la main d'oeuvre par le jeu du marché du travail. Elle nous oblige par conséquent à reposer fondamentalement les problèmes du marché de travail, des contrats de travail, des marchés internes. Cette pratique pose en effet des problèmes de qualification professionnelle, d'acquisition, de vente et d'achat de qualification professionnelle, de formation professionnelle. Elle nous oblige à poser ces questions fondamentales dans des termes différents des termes habituels. Cela renvoie aux questions que nous a présentées M" MAURICE sur l'espace de qualification, la nouvelle nature de cette qualification, la manière dont elle est sanctionnée, certifiée" C'est peut-être cela qui est le plus important: finalement, c'est une chose plutôt rassurante que les questions les plus et les plus fondamentales soient l'objet principal d'un transfert..

DISCUSSION.

"Je pense que la discussion que nous avons amorcée ce soir est pleine de possibilités et de retombées théoriques C.) '": cette réflexion de M. MAURICE donne le ton du débat qui a suivi son exposé et ceux de ses rapporteurs" De fait, la plupart des interventions ont largement contribué à démontrer que la question de la transférabilité des techniques de gestion recouvrait des enjeux théoriques fondamentaux et que la réflexion sur le modèle japonais permettait justement de poser ou de reformuler des problèmes de fond de la sociologie des organisations.

La discussion est ouverte par J. HALEVY qui souhaite une mise au point. Selon lui, la question de la transférabilité des méthodes japonaises renvoie à deux approches distinctes.

La première concerne l'effet Numi et la découverte dans les usines américaines de réserves de productivité importantes qui mettent en cause les méthodes de gestion en cours et invitent les managers américains à se tourner vers les techniques japonaises. L'adoption des recettes japonaises, à défaut d'un véritable rattrapage, permettrait alors sans doute des progrès très sensibles ..

La deuxième approche met plutôt l'accent sur les pesanteurs et les contraintes institutionnelles; par exemple, sur l'absence de qualification de la main-d'oeuvre, les contraintes de financement et de taux d'intérêt

Ces deux approches, très différentes, invitent à se demander si des méthodes peuvent être effectivement transposées et intégrées, ou si l'on doit plutôt envisager des changements à long terme, visant à réformer par exemple, le système d'éducation, les rapports entre les syndicats et le management. Dans cette perspective, J.. HALEVY s'interroge en particulier sur la transférabilité des techniques japonaises vers la France.

Pour M. MAURICE, les deux approches évoquées par J. HALEVY ne sont pas contradictoires.. Il existe probablement des réserves de productivité dans de nombreuses entreprises françaises, en particulier à la régie Renault. Quant aux contraintes institutionnelles, elles sont aussi en général très fortes et posent effectivement des problèmes de transférabilité.

Le Professeur SHIMADA et un collègue américain, dans un rapport consacré aux difficultés posées par le transfert des techniques de gestion japonaises vers les Etats-Unis, soulignent d'ailleurs ce type de contrainte et évoquent en particulier le système de classification des emplois américain, ainsi que la forme spécifique du syndicalisme américain, radicalement opposé au syndicalisme japonais.

Les entreprises françaises, confrontées à des contraintes institutionnelles similaires peuvent toutefois s'inspirer, avec une relative efficacité, des méthodes de gestion japonaises. D'ailleurs, le changement, dans une entreprise, s'effectue toujours à plusieurs niveaux.. On peut donc concevoir, selon M. MAURICE, des changements ponctuels, dans tel ou tel atelier, et des changements plus globaux, visant à des modifications institutionnelles, comme les tentatives faites en France, ces dernières années, pour transformer le système de classification.

M. DUPUIS ajoute que le transfert des techniques japonaises suppose également une bonne compréhension des spécificités de la société japonaise. Une différence fondamentale avec la société française concerne selon lui, la notion de responsabilité. Ce n'est pas tant le degré de responsabilité que la conception même de cette responsabilité qui oppose l'employé japonais à l'employé français. Celui-ci reçoit la responsabilité de son chef, alors que celui-là la reçoit des gens qui travaillent autour de lul. Tout se passe comme si l'employé japonais signait un chèque en blanc à chacun de ses collègues" Il se constitue ainsi un groupe-travail extrêmement cohérent, qui tient par la conscience que chacun a de sa responsabilité vis-à-vis des autres, La notion même de responsabilité est donc très relative et par là-même, fortement contraignante .. Dans ce jeu qui s'instaure au sein du groupe, on ne peut guère concevoir de limites" Il n'y a pas non plus de véritable contrat. Le seul contrat réside en fait dans un équilibre respecté vis-à-vis des autres" Cette situation permet d'expliquer l'anxiété constante de l'employé japonais, toujours soucieux de préserver cet équilibre avec les autres membres du groupe: c'est le prix à payer pour un système dont l'efficacité est redoutable,

Cette efficacité n'est pas de nature idéologique, elle tient plutôt à un système de relations séculaire, probablement d'origine confucéenne. C'est tout le problème de l'adoption d'un tel système que pose d'ailleurs la question du transfert des techniques de gestion japonaises. Les velléités de réorgar,isation de certaines entreprises françaises, il y a quelques années, se limitaient en fait à adopter quelques réflexes, quelques systèmes de protection ou de survie mais à défaut d'adopter l'ensemble du système, elles ne devenaient pas véritablement japonaises. Certes, d'autres systèmes existent mais il importe en tout cas, selon M,DUPUIS, de connaître celui auquel on décide de se référer.

J. MAGAUD partage cet avis et cite à son tour l'exemple d'une entreprise japonaise, installée en France, qui après deux ans, devant l'échec de ses méthodes de management, cherche à en connaître les causes. Les managers constatent vite que l'entreprise s'inscrit dans un schéma typiquement français: le personnel est composé essentiellement de filles de mineurs, aujourd'hui en pré-retraite et anciens syndicalistes. Il s'est perpétué ainsi une certaine tradition syndicale, qui explique en partie les capacités d'initiative exceptionnelles dont font preuve les jeunes femmes. Le groupe japonais décide alors de revenir à un management à la française, et d'utiliser ces qualités d'initiative. Cinq ans plus tard, l'usine est une de celles qui obtient les meilleurs résultats en matière de rendement. On voit là un exemple simple de transfert partiel et de réutilisation locale de capacités spécifiques.

Au-delà de ces implications pratiques, la question de la transférabilité des techniques soulève des enjeux théoriques, sur lesquels HATCHUEL, dans le prolongement de la réflexion de J.D" REYNAUD, tient à revenir" Selon lui, les difficultés de vocabulaire sont en fait révélatrices de problèmes de fond"

L'une de ces difficultés concerne l'embarras que l'on éprouve à définir le mot technique" Longtemps négligée, au profit de l'analyse des rapports sociaux, la notion de technique apparaît en effet, aujourd'hui, comme un lieu vide, que l'on ne parvient pas à définir.

On s'aperçoit en fait que tout transfert de technologie ou de technique, suppose deux opérations successives: une décontextualisation , puis une recontextualisation. La première phase consiste dans l'élaboration d'un modèle théorique" Par exemple, parler du système kanban, c'est une décontextualisation, dans la mesure où l'on opère une reconstruction de ce système pour en faire une théorie de gestion de transfert d'information entre deux niveaux de production. C'est alors que l'on découvre limites, les insuffisances, voire les contradictions du système" S'agissant de kanban, on constate par exemple, son incapacité à fonctionner en cas de fermeture de l'usine au mois d'août ( le système repose en effet sur un bouclage automatique, calculé sur la base d'une demande moyenne ). De même, on s'aperçoit qu'on ne peut utiliser kanban, si l'on oublie que certains produits peuvent mourir: c'est le cas de supermarchés qui retirent certains produits des rayons, alors que le système kanban continue de réapprovisionner tout le long de la chaîne de production.

Ces incohérences, que l'on découvre lorsqu'on procède à l'élaboration d'un modèle théorique, lors de la décontextualisation, suggèrent les difficultés auxquelles on se heurte, lorsqu'on s'attache à réfléchir à la notion de technique.

Un autre point de vocabulaire concerne l'usage, dans l'exposé de M., MAURICE, de mots comme savoir, connaissance, connaissance contextualisée. Autant de termes qui, selon A.HATCHUEL, sont plutôt inhabituels dans le discours des sociologues des organisations, qui usent plus volontiers des notions d'acteur, de conflit, de capacité de manoeuvre, d'influence, d'ajustement, d'incertitude.

Ces différences de vocabulaire renvoient en fait à des questions théoriques plus fondamentales. Elles conduisent en particulier, à s'interroger sur la possibilité d'organisations où il y ait à la fois du conflit et de l'apprentissage" On perçoit ici les vertus heuristiques du modèle japonais, dont l'intérêt consiste essentiellement, comme l'avait déjà souligné J. D. REYNAUD, à poser les termes de débats théoriques importants.

Avec A. HATCHUEL, M" MAURICE convient que la notion de technique mériterait d'être mieux cernée. On pourrait par exemple, envisager un travail comparatif entre la société japonaise et la société française, dans lesquelles il est probable que le terme de technique ne revêt pas les mêmes connotations. Pour mener ce type d'étude, et appréhender des phénomènes que les instruments classiques de la sociologie ne permettent pas de décoder, il semble toutefois nécessaire de s'ouvrir à une large pluridisciplinarité. Les équipes de sociologues ne doivent ainsi pas hésiter, selon M.MAURICE, à s'allier aux anthropologues et aux ethnologues.

La deuxième remarque d' A. HATCHUEL lui semble en revanche plus discutable. Parler de connaissance, de savoir, de savoir-faire n'est pas une innovation. C'est autour de ces notions que des progrès ont été accomplis en sociologie du travail, tant en France qu'à l'étranger, depuis déjà quelques années. L'usage de ce vocabulaire coïncide d'ailleurs avec la volonté de casser certains concepts, comme la qualification (trop souvent associée en France à la notion de classification d'en inventer d'autres, etfinak.ment de renouveler les approches traditionnelles.

Dans la même perspective, M.MAURICE estime que la fécondation d'une certaine sociologie du travail par une sociologie de l'éducation, des compétences et des savoirs est déjà bien avancée. Une telle démarche est importante car elle contribue à déspécialiser la sociologie elle-même.

La réflexion d'A. HATCHUEL suggère à son tour à M. DUPUIS quelques commentaires et certaines précisions. Parmi les notions énumérées parA.HATCHUEL, celles de savoir et de conflit semblent en effet particulièrement importantes à M.DUPUIS, elles revêtent, dans le contexte japonais, un sens spécifique,

Pour comprendre comment le savoir est devenu au Japon synonyme de promotion sociale, il faut remonter au 17 ème siècle et à l'époque néo-confucéenne. En effet, en 1640, lors de la pacification, les samouraïs, qui représentaient 6% de la population, ont se reconvertir dans de nouvelles activités. Certains d'entre eux sont devenus administrateurs et leur tradition s'est perpétuée dans de grands ministères comme le MITI ou les finances" D'autres se sont tournés vers l'enseignement, ce qui explique le nombre élevé d'écoles au Japon et le niveau de formation de la population lorsque, au 19 ème siècle, le Japon s'ouvre à l'Occident.

Le savoir permet dès lors d'opérer une redistribution sociale constante" De fait, il n'y a pas vraiment de classe aisée, dont les enfants auraient le privilège d'accéder au savoir.. Le brassage social est au contraire important et s'effectue par le biais des universités d'Etat.

La notion de conflit est aussi complexe que celle de savoir. Pour la comprendre, il faut se référer au système de relations qui prévaut dans la société japonaise. Les tensions, dans les entreprises japonaises, sont très fortes, et ne doivent pas être sous-estimées. Toutefois, patrons et syndicats agissent sans cesse pour les enrayer. Un conflit, s'il éclate, est d'ailleurs ressenti comme un désastre par un patron japonais. De fait, grâce à des négociations constantes et menées jusqu'à terme, les conflits sont relativement rares.

A un niveau plus global, on retrouve les mêmes mécanismes, qui permettent de résorber les conflits" C'est d'ailleurs particulièrement flagrant lorsqu'on compare les attitudes française et japonaise, lors de la crise de 68. En France, on a réagi en réorganisant l'université, en imposant des universités autonomes, pluridisciplinaires, en créant des U.E"R, en procédant à des changements structurels massifs, quitte à générer un désordre profond et durable. Au Japon, la crise de 68, plus tardive, s'est résolue de façon très différente : professeurs et étudiants ont multiplié les discussions" Finalement, le changement a été insignifiant.

Discussions et négociations agissent ainsi en permanence, pour huiler les conflits. Ce mécanisme résulte en fait du système social japonais, où chacun est fortement conscient de sa responsabilité à l'égard des autres. On a là un exemple, selon M" DUPUIS, de socialisme à petite échelle, indépendant du concept absolu de solidarité. Le Français se sent solidaire, lorsqu'il s'est acquitté d'une contribution de solidarité. Le Japonais se sent au contraire en permanence solidaire des personnes qui l'entourent, auxquelles il a implicitement signé un chèque en blanc. Cette différence, fondamentale entre la France et le Japon, est importante pour comprendre les mécanismes de résorption des conflits dans la société japonaise.

VIII. QUELLE STRATEGIE DE RECHERCHE POUR LES ANARCHIES