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Tec\,ag, Competition

III. FRANCOIS BOURRICAUD

Je me trouve dans une position un peu incommode car suis sociologue et donc peu compétent sur le problème de marché, qu'il s'agisse du marché des matières premières ou de celui des actifs financiers. Par ailleurs, je suis plutôt en sympathie avec les positions défendues par l'économiste. Ce papier, que j'ai eu grand plaisir à lire m'a beaucoup appris mais je ne suis pas sûr que mes commentaires vous en apprennent autant. Je vais donc essayer de présenter brièvement quelques observations.

Je voudrais d'abord souligner l'enrichissement remarquable que Martin KILDUFF apporte aux analyses devenues classiques de Kindleberger Martin KILDUFF s'efforce en effet de donner une forme et un contenu plus précis aux différentes catégories distinguées par Kindleberger. Celui-ci procédait en fait à une description assez juste mais où les différents moments du processus étaient simplement spécifiés par une étiquette psychologique. L'analyse de Martin KILDUFF va incontestablement beaucoup plus loin

Après ce préalable, je voudrais faire quelques remarques de vocabulaire. Je m'interroge en particulier sur le sens du mot: "to enact", Le dictionnaire donne deux acceptions; "passer une législation" ("to enact" se distingue alors de "to enfirst" : réaliser) et "mettre en scène, mettre en oeuvre ". Comment traduire alors le mot "enactment" que vous employez à plusieurs reprises?

Un deuxième problème de vocabulaire que j'ai résolu pour mon propre compte concerne le sens du mot "attribution", que je traduis en français par imputation. Toutefois ce terme a deux sens en français En matière juridique, on parle "d'imputer" à quelqu'un la responsabilité d'un acte. C'est une notion importante en droit pénal puisque la personne à laquelle l'acte ne peut pas être imputé n'est pas passible de sanction Le mot employé également dans le domaine économique où l'on parle couramment d'imputer telle partie du revenu ou du produit à tel facteur de production.

C'est plutôt la première signification qui prévaut dans le texte Il s'agit en effet de découvrir l'auteur responsable d'une action sur laquelle on porte un jugement quelconque, éventuellement un jugement moral.

Après ces remarques sémantiques, je voudrais insister, comme d'ailleurs la plupart des autres intervenants sur le caractère très partiel de l'analyse. Ce qui a été démontré à propos du marché de l'argent n'est pas généralisable sans précaution à l'ensemble des marchés. Il ya en effet dans le cas étudié un effort pour acquérir une position dominante mais par l'utilisation de moyens peu licites et dans des conditions très discutables. Ce n'est absolument pas généralisable à un marché financier. C'est un type de marché très particulier qui est analysé.

Une autre de mes observations porte sur le mot "institution". Il me semble que vous l'employez dans deux sens qui ne sont pas forcément contradictoires mais qui ne sont pas nécessairement congruents et cohérents

Le terme apparaît une première fois à propos des groupes qui se forment pour réagir aux initiatives des Hunt. Ces gens qui risquent de perdre beaucoup d'argent du fait de la situation créée par les Hunt développent un comportement institutionnel.. Il y aurait d'ailleurs sans doute là un intérêt à rapprocher votre analyse de ce qu'on appelle classiquement "l'action collective". On voit en effet que certaines personnes, devant une situation qui est devenue intolérable, s'engagent une action collective qui d'ailleurs prend comme objectif l'appel à des institutions.

Intervient alors le deuxième sens du mot institution (que vous ne distinguez peut être pas assez du premier), qui fait référence à des institutions de régulation. Ces institutions existent et n'ont pas à être créées, contrairement aux premières qui résultaient de l'effervescence et des désordres suscités par les Hunt.

Il y a donc, me semble-t-il, deux significations distinctes du terme "institution". L'une concerne des institutions en train de se constituer, des groupes en train de s'organiser ou plus généralement, un modèle permettant d'organiser une réponse en forme d'action collective. L'autre désigne des institutions établies, disposant d'une compétence juridique, juridictionnelle. Il me semble qu'en tenant compte de ces deux sens du mot institution, on pourrait peut-être clarifier certains aspects de l'analyse.

Un autre point de votre démonstration a retenu mon attention. Il s'agit de la mise en évidence de réseaux ("networks") C'est une perspective d'analyse intéressante car elle permet de dépasser une alternative gênante entre une conception d'un marché de concurrence pure et parfaite, où les acteurs sont totalement indépendants et une variante plus conspiratoire où des monopoleurs essaient de prendre le contrôle d'un marché

J'ajouterai enfin que votre analyse fait ressortir vos préférences et repose une certaine inspiration idéologique. Vous opposez en effet deux conceptions. Dans l'une, le marché règle tout, des équilibres s'établissent naturellement. Toutefois, les conditions dans lesquelles se réalise ce retour à l'équilibre sont très restrictives La thèse revêt donc un caractère peu réaliste. A l'opposé, on trouve

les mécanismes de l'action collective où grâce à la mobilisation des institutions régulatrices et à la constitution de coalitions, il est possible d'instaurer un contrôle satisfaisant sur le déroulement d'une crise particulière

J'estime pour ma part que la deuxième solution n'est guère plus efficace que la première. Je crois que vous avez adopté dans votre papier une position très modeste et modérée, sans jamais trancher. Vous n'avez guère approfondi en fait les possibilités de régulation offertes par l'action collective, la défense des intérêts par les acteurs concernés, leur capacité à prendre en main les affaires. C'est manifeste par exemple lorsque vous analysez la crise de 87. Selon vous, les effets de cette crise ont été réduits grâce aux institutions régulatrices, en particulier la Réserve Fédérale qui a alimenté le marché en liquidités, ce qui a limité la chute des actions. On peut toutefois se demander si cette thérapeutique était parfaitement adaptée et si elle n'engendre pas à long terme des effets néfastes. Je vous ai fait part, dans un ordre un peu disparate, de mes remarques. Ce sont en fait des réactions que j'ai eues autant à la lecture du texte de Martin KILDUFF, qu'à la discussion qui vient de s'engager entre l'orateur et les rapporteurs précédents.

Je conclurai par une suggestion. Votre opposition entre rationnel et irrationnel me laisse un peu sceptique. Je pense que les analyses de Merton sur les conséquences inattendues et les effets agrégés vous permettraient de dépasser cette alternative entre rationnel et irrationnel. Il montre en effet que les gens produisent par leurs actions individuelles des effets agrégés très complexes et inattendus, qu'on ne peut pas vraiment qualifier de rationnels ou d'irrationnels.

DISCUSSION

La séance consacrée à M. KILDUFF a permis d'engager de fructueux débats. Les notions d'''ernbeddedness'', de bulles spéculatives (speculative bubbles}, de coalition, développées par M. KILDUFF ont suscité à la fois intérêt et interrogations

R. LAUFER a ouvert le débat en s'interrogeant sur la notion de bulle spéculative qui selon lui est un concept "bizarre" dont la définition mériterait d'être précisée. En effet, l'idée de bulle spéculative renvoie autant à un jugement de valeur qu'à un certain rapport à la réalité.

R. LAUFER se demande également si la spéculation n'est pas en fait un état normal du marché. Comment peut alors fonctionner un tel marché, à partir du moment où tout acteur peut penser à un moment donné qu'il y a ou qu'il n'y a pas de bulle spéculative? Comment dans cette perspective, étudier la bulle spéculative?... Autant de questions que pose l'étude de M. KILDUFF.

Un autre phénomène retient l'attention de R.LAUFER : celui des "junks bonds". Il remarque que les Milken ont racheté des "junk bonds" qui s'écroulaient. Il y avait alors une certaine organisation du marché, même s'il est difficile de dire jusqu'à quel point le marché était dirigé. Le résultat a été un effet de panique.

M. KILDUFF estime que cette panique n'est pas une conséquence recherchée. Il est évident que certains acteurs peuvent essayer de conquérir le monopole d'un marché, de se poser en prophètes mais les choses peuvent échapper à leur contrôle car ils ne sont pas les seuls à jouer.

R. LAUFER que le cas analysé dans l'exposé est relativement exceptionnel. Il est en effet d'usage de dire que les grandes familles, il faut trois générations pour faire disparaître une fortune. Les Hunt, eux, ont réussi à liquider une fortune immense en une seule génération. C'est un cas unique et véritablement pathologique, qui n'est guère généralisable.

KILDUFF met l'accent sur le rôle des facteurs idéologiques. Selon lui, on ne peut pas dire que certains acteurs "dirigent" le marché. Il ya en fait un réseau de domination et une idéologie. Celle-ci est d'ailleurs largement véhiculée par les journaux qui diffusent une certaine conception des hommes d'affaires, des stratégies d'affaires C'est en fait davantage un phénomène de média que d'affaires. Concernant la spécificité du cas étudié, M. KILDUFF convient qu'il s'agit d'un cas pathologique. Savoir si le phénomène étudié reflète des comportements plus généraux lors d'autres crises, est une

question fondamentale qui ne doit pas être éludée" Toutefois, il faut souligner que tous les marchés sont dignes d'être étudiés et que celui qui a été présenté a l'avantage d'être relativement facile à analyser.

A.ORLEAN revient sur la notion de coalition pour expliquer qu'elle ne constitue pas le point central de la bulle spéculative" On peut se référer à l'exemple des fonds de stabilisation ou au rôle des banques centrales sur les marchés des changes: ce sont autant de cas où les coalitions ne parviennent pas à imposer un prix. Elles ne sont donc qu'un élément parmi d'autres"

Il existe par ailleurs de nombreuses situations où, malgré l'absence de coalitions, se créent des bulles spéculatives. Cela prouve que la coalition n'est pas un élément fondamental. En fait, le phénomène de bulle spéculative s'explique davantage par des mouvements de contagion d'opinions qui aboutissent à des espèces de représentations du monde autour desquelles se structurent l'ensemble des comportements. Cette de contagion renvoie moins à l'idée de coalition qu'à celle de réseau, chère à M. CALLON.

Il se déclare, pour sa part, très perplexe les vertus explicatives de la notion d'''embeddedness''" Selon lui, cette notion pose en fait plus de problèmes qu'elle n'en résout. Elle tend notamment à accuser une coupure très nette entre d'une part, la possible existence d'un marché économique, plus ou moins pur, plus ou moins parfait et d'autre part, l'organisation sociale et les relations sociales telles que les décrit la sociologie"

La notion d'interconnexion, développée en particulier par A. ORLEAN, paraît beaucoup plus pertinente. En fait, le problème consiste à expliquer comment certains acteurs à un moment donné, arrivent à rendre prévisible le comportement d'autres acteurs. Il y a pour cela plusieurs moyens: les régulations en sont un. C'est effectivement une des stratégies et l'un des mécanismes par lesquels on crée des interconnexions. Il existe également d'autres stratégies que n'a pas mentionnées M. KILDUFF : ce sont les techniques qui permettent de créer l'information, de la distribuer, de savoir ce que les autres font, ont fait ou vont faire.

On peut se référer à l'exemple du fonctionnement du MATI F en France et aux techniques de chartisme qui permettent à certains opérateurs de synthétiser sous forme graphique l'état du marché, afin de déterminer ce que les autres font et quel est l'état des comportements collectifs. C'est en fonction de cette visualisation que les décisions sont ensuite prises. Il y a ainsi toute une série d'outils qui permettent à des acteurs ou à des opérateurs particuliers de synthétiser le collectif, de rendre l'acteur collectif intelligible, voire prévisible. Ces instruments sont pour M. CALLON aussi importants que les notions de règle ou d'institution, évoquées à plusieurs reprises.

Il faut noter que les notions d'interconnexion et de réseau sont en contradiction avec l'idée même de marché pur et parfait, où les acteurs sont absolument déconnectés. Il suffit donc de la moindre interconnexion pour que le modèle économique du marché pur et parfait s'effondre. L'idée d'interconnexion renvoie plutôt à l'organisation sociale.

Reste cependant à étudier toutes les stratégies et l'ensemble des dispositifs par lesquels ces interconnexions se mettent en place, se développent, se consolident et rendent plus ou moins prévisibles les comportements.

La notion de coalition dans cette perspective, devient inutile. C'est en fait une manière d'identifier des situations qu'on ne peut expliquer. Elle désigne un rapport de forces, des manipulations mais on ne sait rien sur les instruments de ces rapports de forces. La notion d'interconnexion permet en revanche d'analyser les alliances et de savoir comment les relations se nouent.

M. KILDUFF convient qu'il n'a guère pris en compte dans son analyse les réseaux de contacts par lesquels l'information est transmise, puis synthétisée. La notion d"'embeddedness" fait finalement référence à un comportement de coalition et aussi aux limites institutionnelles de ce comportement. Elle montre bien que les acteurs ne sont pas des agents totalement indépendants mais qu'ils subissent des pressions des institutions auxquelles ils appartiennent. Il resterait effectivement à analyser en profondeur les effets des réseaux.

Prolongeant l'intervention initiale de R. LAUFER, J.G. PADIOLEAU revient sur la singularité du cas exposé par M. KILDUFF. explique que l'analyse de ce phénomène particulier permet en fait de déboucher sur des perspectives d'études générales.

Certes, le marché étudié est très particulier mais il n'est pas exclu d'envisager des analyses comparables pour d'autres types de marché. Plus singulier encore est le cas des Hunt.. Leur imprudence, leurs ambitions démesurées, leurs manoeuvres désespérées sont autant d'éléments d'une attitude déraisonnable et excessive. Il est peut être exagéré de parler à leur égard d'un phénomène irrationnel car la stratégie des Hunt résulte en fait davantage d'une synergie où ont joué à la fois les lieux, les idées, l'Etat etc...

En revanche, il est intéressant d'observer que ces gens qui prennent des risques énormes ne font en fait pas partie des marchés. Ce sont des étrangers qui pénétrent sur des marchés sans en respecter les usages. Ceci est d'ailleurs vrai pour la plupart des phénomènes de "corner" (monopole), ce qui explique d'ailleurs la mise en place de réglementations spécifiques. En effet, des gens étrangers au marché en violent soudain tous les accords et toutes les valeurs. Ils sont les seuls à concevoir de telles entraves alors que les habitués du marché n'en ont pas l'idée.

Cela amène à se demander si les Hunt ne prennent pas de tels risques parce qu'ils ne sont pas socialisés. Il aurait fallu développer davantage cet aspect et montrer que seuls des gens étrangers au marché ont des conduites déviantes et peuvent se permettre de tels coups"

H. DUMEZ partage largement le point de vue de J.G PADIOLEAU sur la généralité des cas" Certes, le phénomène est tout à fait particulier de par la stratégie des Hunt mais il est intéressant de voir que le processus de régulation qui s'instaure est en fait un processus d'autorégulation. Ce sont en effet des personnes de l'instance de régulation qui sont dans le marché et qui sont des acteurs. Très clairement, les gens qui forment une coalition contre les Hunt sont des "outsiders" et ce sont aussi ceux qui sont dans l'instance de régulation. La régulation est donc faite par des "outsiders" contre des "outsiders".

M. KILDUFF répond à l'idée de J.G" PADIOLEAU concernant la déviance. Certes des gens qui jettent l'argent par les fenêtres semblent avoir un comportement irrationnel. De leur point de vue, leur action a cependant une certaine rationalité: ils espèrent que le prix de l'argent (métal) augmentera jusqu'au plafond. Aussi gardent-ils de l'argent (métal) pour gagner de l'argent ("money"). Les changements intervenus dans les régulations et les normes les font échouer Reste à savoir ce qui se serait passé si les législateurs n'avaient pas modifié les règles du jeu"

Plus largement, il convient de s'interroger sur l'influence des normes et des sanctions. Il apparaît en fait, dans les cas étudiés, que ces normes ne sont guère importantes. La force de la compétition est en fait beaucoup plus puissante, et les normes informelles jouent de façon décisive. En effet, le gouvernement n'a jamais accusé les Hunt d'actions illégales, ni entamé de procès.

En fait, la déviance des Hunt a été de contrevenir à certaines formes de comportement et à des normes très importantes sur des marchés que l'on suppose pourtant entièrement libres. Ils ont également mis en cause la légitimité de ces marchés.

L'analyse du cas des Hunt montre donc bien que les normes informelles sur un marché libre et compétitif sont en fait extrêmement importantes et puissantes"

Cette idée de normes informelles intéresse particulièrement F. BOURRICAUD. De fait, les Hunt n'ont [ernals été traînés devant les tribunaux et leurs actions ont été stoppées par une série d'interventions ponctuelles prises par les autorités de régulation. Les dispositions prises par ces instances régulatrices à travers les interdictions d'ouvrir des crédits, de souscrire certains contrats à terme les ont progressivement asphyxiés. Les normes informelles jouent donc un rôle fondamental.

Il faudrait toutefois davantage expliciter ce que désignent ces normes. Le terme "informel" introduit une certaine opacité; or il y a dans ces informelles, beaucoup de bonnes pratiques. Ce sont en fait de "bonnes" règles qui se réfèrent à l'idée d'une certaine justice, pour punir ceux qui auraient gagné trop d'argent et auraient infligé des pertes non justifiées" Il ne s'agit donc pas simplement de pratiques coutumières qui seraient maintenues par des autorités corporatives ou quasi-corporatives. Ce sont aussi des principes plus généraux de moralité qui contribuentàfabriquer l'image des acteurs et à préciser l'idée de "talrness".

VII. LE TRANSFERT DES TECHNIQUES DE GESTION EST -IL