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Tec\,ag, Competition

III. JEAN-CLAUDE MOISDON

L'intérêt de la contribution de J. Kimberly se situe pour moi à trois niveaux ..

- à un niveau explicite, en tant que travail sur la diffusion de l'innovation, elle met l'accent sur l'insuffisance d'un certain nombre de modèles traditionnels;

- à un niveau plus implicite, elle nous informe sur un processus d'analyse complexe, commençant par une méthodologie elle aussi traditionnelle pour utiliser, au fur et à mesure que l'objet se révélait difficile àsaisir, des techniques plus empiriques et plus interactionnistes ;

à un niveau plus implicite encore, elle révèle plus qu'elle n'expose un certain nombre de traits du système hospitalier américain, qui m'ont particulièrement intéressé dans la mesure où je travaille depuis longtemps sur la qestion hospitalière à la française. C'est sur ce dernier point que je mettrai l'accent, comme il était prévu, je crois.

Si à l'issue de la lecture du texte de J. Kimberly, je me sentais globalement convaincu par l'ensemble de la thèse, j'éprouvais en même temps un léger malaise: il y avait dans ces propositions à la fois quelque chose de trop clair, et à la fois quelque chose de parcellaire. Les chaînons manquants étaient-ils finalement ceux-là? Que chaînaient-ils exactement?

A la réflexion, il me semblait que l'impression de trop rapide adhésion provenait justement de ma position de chercheur français sur le système hospitalier français. M'imaginant effectuer la même étude dans notre pays, j'anticipais en effet facilement -trop facilement peut-être- les résultats. Quitte à être caricatural, j'avais pour cela en tête le modèle suivant: si l'on se limite aux hôpltaux financièrement (ce qui est essentiellement mesuré par leur dotation aux amortissements) d'acquérir une RMN, alors ils sont tous "adopteurs", Cela vient d'une stratégie généralement adoptée face aux contraintes imposées par les tutelles et la hantise de sombrer dans ce qu'on appelle le "déclassement gériatrique" (Budget, Ministère, Département etc ... qui consiste essentiellement à jouer sur le plateau technique d'après le cercle vertueux suivant: augmentation de technicité signifie attirance de nouveaux médecins jeunes et talentueux, ce qui signifie attraction supplémentaire auprès de la population, ce qui signifie augmentation des entrées, ce qui signifie surcroît de dotation budgétaire, ce qui signifie

croissance de la capacité de financement etc ... En d'autres termes, on peut partir de l'hypothèse forte, mais je pense réaliste que lorsqu'une innovation importante se présente, comme la RMN, les adopteurs potentiels veulent l'adopter concrètement Ce qui joue alors, ce sont les filtres, plus ou moins serrés d'ailleurs, introduits par l'environnement direct, c'est-à-dire la tutelle (carte sanitaire, limitation des emprunts, encadrement du taux directeur etc ...). En d'autres termes encore, ce n'est pas d'un modèle d'adoption qu'il s'agirait, mais bien plutôt d'un modèle d'obtention.

Au passage, ce point soulève le problème, en tout cas pour la France, de ce qui est extérieur et de ce qui est intérieur, de la séparation environnement'organisation.

Vieux problème que celui de la limite de l'objet que l'on examine lorsqu'on regarde fonctionner une ou des organisations, problème qui personnellement ne m'angoisse pas trop d'habitude, mais qui se pose quand même de façon aiguë pour l'hôpital. Ici, on a souvent l'impression que pour comprendre les choses correctement, il ne sert pas à grand' chose de prendre des établissement isolément, mais qu'il faudrait plutôt essayer de saisir l'économie globale d'un vaste système (hôpitaux + direction des hôpitaux + DDASS + DRASS + médecine libérale +

etc...) incluant du même coup les mécanismes de régulation, qui sont alors de l'ordre de la règle ultra-entrepreneuriale et non de l'ordre de la contrainte extérieure.

Ainsi a-t-on le réflexe en France de référer les décisions importantes d'un hôpital à son environnement, d'où mon impression de trop immédiate adhésion à la thèse générale deJ. Kimberly, sur l'importance des variables secteurs.

Bien sûr, il y a des différences notables entre les USA et la France, et par exemple l'importance du secteur privé Outre-Atlantique entraîne évidemment que les risques financiers pèsent certainement plus lourd.

Mais le travail de J. Kimberly nous rappelle opportunément que des dissemblances apparemment considérables entre systèmes sociaux peuvent cacher des analogies profondes au niveau du fonctionnement: en l'occurrence, les statuts des institutions ou des personnes peuvent être différents d'un pays à l'autre, mais on peut noter des évolutions assez voisines: jusqu'aux années 70, croissance forte des équipements, des moyens en général, des dépenses; à partir de cette époque, interventions de plus en plus accentuées de l'Etat pour essayer de contenir des dépenses à tendance exponentielle. C'est que finalement, c'était moins le statut -privé ou public- des organismes hospitaliers qui jouait auparavant, mais bien plutôt les modes de rémunération -paiement à l'acte par un tiers payant sur base d'un coût constaté-, qui faisait que là-bas comme ici, la notion de marché, de compétitivité, de "bienfaisante concurrence" n'avaient guère d'existence palpable. C'est paradoxalement peut- être l'intensification de la régulation qui semble introduire, là-bas comme ici, des mécanismes de compétition.

Tout ceci pour poser la question suivante: les actes de régulation, certes différents de ce qui s'est passé en France, ayant été fort nombreux et parfois "durs" aux USA, la compétition entre établissements s'étant généralisée, ne peut-on pas imaginer pour le système américain un modèle aussi simple que celui que je viens de développer?

Il semble que non, puisqu'un dispositif d'étude complexe à essayé de comprendre une série de situations locales différenciées. Mais j'en viens alors à ma seconde interrogation sur les chaînons manquants: l'analyse n'a-t-elle pas été trop loin sur l'importance des variables d'environnement? Si en effet, l'incertitude sur la technologie, sur les stratégies d'offres, sur la régulation, constitue une clef pour comprendre les mécanismes de l'adoption ou plus généralement de l'utilisation, on se dit malgré tout qu'elle est faite de composantes différentes suivant qu'elles jouent ou non de façon homogène pour l'ensemble des hôpitaux.

IlYa eu par exemple, semble-t-il, des politiques de régulation spécifiques aux différents Etats. Mais si je prends le cas du Payment Prospective System instauré par Médicare, même s'il ne concerne que 25 des malades, il a été étendu à l'ensemble du territoire américain. Une telle variable influence peut-être le rythme global d'adoption de la RMN, mais pour en différencier les effets, on est bien obligé de se référer à l'interne, c'est-à-dire d'une part à des variables du style: taille, capacité financière, situation économique (puisque, comme on l'a dit, il s'agit sans aucun doute d'un élément important aux USA), mais également à la façon dont les différents acteurs de l'hôpital médiatisent ce risque, c'est-à-dire aux représentations qu'ils s'en font, aux

instruments qu'ils utilisent, aux processus de négociation et de concertation auxquels ils participent, aux diverses logiques de développement professionnel, etc ...

A ce titre, je pense évidement aux stratégies médicales; certes elles sont évoquées dans le texte, et on retrouve bien ce qu'on constate en France, c'est-à-dire une logique de développement technique, mais je présume, peut-être à tort, que cette logique s'exprime et se réalise, concernant la RMN, de façon différenciée suivant l'importance de telle ou telle discipline, le statut des médecins "porteurs", l'importance des consultations, des réseaux déjà constitués, etc... Sans doute la méthodologie utilisée, alternant analyses statistiques et analyse détaillée de processus de choix dans certains hôpitaux, a-t-elle permis d'aborder de telles considérations, mais le texte que j'ai lu reste silencieux sur le sujet Plus généralement, le problème se pose de savoir ce qu'une variable d'environnement, en tant que "chaînon manquant ", chaîne vraiment Pour être efficace, à la fois pour la recherche et les entreprises, ne faut-il pas tenir la chaîne par les deux bouts en étant à la fois dehors et dedans?

DISCUSSION

L'intérêt manifesté par les différents rapporteurs pour la description du processus de recherche retracé parJ. KIMBERLY trouve des échos dans la salle, où le récit du travail collectif mené parJ. KIMBERLYet son équipe sur la diffusion de la résonance magnétique nucléaire (RMN) soulève des questions nombreuses et variées, tant sur les méthodes employées, le déroulement de l'enquête, la comparaison des méthodes de recherche américaine et française que sur les résultats mêmes de l'étude.

Armand HATCHUEL qui ouvre la discussion, souligne la richesse des travaux deJ. KIMBERLY et leur apport dans la réflexion sur l'innovation et le progrès technique, où l'objet même de l'étude est trop souvent dépeint avec naïveté.

Néanmoins, A. HATCHUEL s'étonne de l'usage du mot "machine" qui dans l'exposé de J. KIMBERLY désigne la R.M.,N. Selon lui, l'objet étudié n'est pas une simple "machine" mais un système de signes, d'informations. Aussi, la notion de sémiologie lui semble-t-elle plus adaptée et plus judicieuse. Elle permet de penser la technologie de façon moins naïve.

Le terme de "machine" n'est guère plus pertinent pour désigner la R.M.N que pour parler d'un sextant, d'une boussole ou même de la C.A.O, qui d'ailleurs est plus un instrument qu'une machine, et ressemble plus à un violon qu'à un distributeur de café.

L'emploi du mot "machine" dans la réflexion sur la technologie soulève ainsi un problème important de vocabulaire, auquel on se heurte tout au long de la recherche, lorsqu'on chercheà comprendre si l'individu examiné a changé, et également lorsqu'on s'attache à étudier les relations entre les acteurs. Pour approfondir ces différentes questions, la notion de "sémiologie" semble particulièrement féconde et ouvre, selon A. HATCHUEL, des perspectives de recherche intéressantes.

J. Kimberly approuve globalement le point de vue d'A. HATCHUEL Il précise néanmoins que pour les administrateurs des hôpitaux, qui sont soumis à des contraintes financières, la R.M.N reste une machine, parmi d'autres qui leur sont proposées. Il s'est d'ailleurs plutôt attaché, au cours de sa recherche, àrendre compte des conceptions de ces décideurs.

Michel BERRY souhaite revenir sur la méthode et les résultats dont l'exposé deJ. KIMBERLY décrivait la genèse et l'évolution.

Prolongeant la remarque de l'un des rapporteurs, Y. DOZ, qui affirmait que l'histoire de la R.M.N, telle que la raconte J. KIMBERLY, ne pourrait pas être publiée dans un journal américain, il s'interroge sur les conditions de financement de la recherche et se demande si l'approche initialement prévue, qui était quantitative, n'a pas favorisé l'octroi de crédits. Il doute que des financeurs aient approuvé l'étude telle qu'elle s'est effectivement déroulée.

Dans une perspective méthodologique, M. Berry s'interroge aussi sur ce qui subsiste des ambitions initiales et de l'esprit quantitatif qui les animait. Il souhaite savoir si des enquêtes ont été réalisées sur de plus larges échelles, à partir des hypothèses recueillies.

Enfin, il se demande si au terme de sa recherche, J. KIMBERLY ne va pas être amené à faire de la pédagogie auprès de ses financiers ou de ses collègues, pour les convaincre que les fonds ont été utilisés judicieusement et leur démontrer le bien-fondé de la démarche effectivement suivie.

Quant aux résultats mêmes de l'enquête, ils ouvrent sur de multiples perspectives et M. BERRY interroge J. KIMBERLY sur la problématique qu'il entend adopter dans l'ouvrage qu'il consacrera à cette recherche.

Plusieurs approches sont envisageables. Une première consisterait à généraliser les résultats obtenus lors de l'enquête pour concevoir un modèle de diffusion des innovations" L'ouvrage pourrait aussi se présenter comme une contribution à la théorie des organisations. Ces deux possibilités sont intéressantes mais l'histoire passionnante de la R.M.N racontée par J. KIMBERLY paraît difficile à intégrer tant dans un modèle de diffusion des innovations que dans la théorie des organisations"

Aussi, M. BERRY propose-t-Il une autre perspective qui consisterait à narrer "l'histoire extraordinaire de la R.M.N aux Etats-Unis", et à opter ainsi résolument pour une perspective analytique, où l'on pourrait envisager de faire la physiologie d'un processus de diffusion d'une technologie et l'anatomie d'une partie ou de l'ensemble du système hospitalier. Les notions de logique d'acteurs, d'institution, d'appropriation des techniques, évoquées au cours de l'exposé pourraient alors être reprises et approfondies.

A ce propos, M. BERRY rappelle la littérature française sur la sociologie des sciences et des techniques, représentées en particulier par les travaux de B. Latour, et il s'interroge sur les liens éventuels entre ce type d'études et la démarche de J. KilMBERLY.

J. KIMBERLY souligne l'écart qui existe entre la recherche telle qu'elle se déroule et telle qu'on l'écrit. Il précise que son intervention visait essentiellement à décrire les conditions et l'évolution effective d'une recherche, avec ses impasses et ses aléas. Il ne compte d'ailleurs pas publier le texte de l'exposé.

Sur le contenu du futur ouvrage et la perspective à adopter, il se déclare aussi très indécis. Plusieurs approches sont possibles et il s'attache maintenant à démêler, parmi les matériaux recueillis, l'essentiel de l'accessoire.

Norbert ALTER souhaite ensuite connaître l'avis d'Erhrard FRIEDBERG sur l'idée de "cercle vertueux" signalés par l'un des rapporteurs, J. Y. MOISDON.

E. FRIEDBERG estime que la distinction entre cercle vertueux et cercle vicieux n'est qu'une question de point de vue et d'évaluation. Les deux reposent sur des jeux d'acteurs.

Il tient pour sa part à revenir sur le début de l'intervention de M. BERRY et souhaite savoir si l'analyse quantitative prévue au départ a été complètement abandonnée au profit du travail d'interviews. J. KIMBERLY précise que cette étude quantitative est en cours mais que la définition des variables donne lieu à un travail très complexe.

Reprenant le titre de l'exposé de J. KIMBERLY sur la "recherche de quelques chaînons manquants", Bertrand VENARD s'interroge sur l'absence, dans le schéma de J. KIMBERLY d'un élément: le patient.

Dans le cas français, cette absence ne lui paraît pas gênante car il existe une sorte de marché captif, où les patients vont directement vers un hôpital sans avoir de choix à effectuer. Le chaînon s'arrête donc au médecin"

En revanche, aux Etats-Unis, dans une économie de marché, les patients vont avoir à choisir une clinique et celle-ci, pour se différencier d'autres établissements, va devoir se lancer dans un processus de communication auprès de la clientèle. Dans cette stratégie, la valorisation de la technologie apparaît comme un élément essentiel. Le marché joue alors un rôle déterminant dans l'adoption d'une technologie.

J. KIMBERLY nuance fortement cette vision et explique qu'aux Etats-Unis, n'est pas tant le patient que son médecin qui décide du choix d'un hôpital. Certes, ces habitudes changent

progressivement et de plus en plus, les structures des hôpitaux sont dirigées vers les patients. Des efforts sont faits pour créer l'image d'une communauté de haute technicité. le choix de l'hôpital reste du ressort du médecin.

Interrogé sur la proportion d'hôpitaux équipés, J" KIMBERLY précise que fin 550 unités de technologie avaient été vendues à environ 480 hôpitaux. Aujourd'hui, le nombre d'unités atteint le millier"

Revenant sur l'enquête même, Christophe MIDLER se déclare très impressionné par l'ampleur du programme de recherche, l'importance de l'équipe de chercheurs et la forte division du travail. Ces moyens mis en oeuvre contrastent fortement avec le mode de recherche très individuel et très artisanal auquel il est contraint. Il estime qu'il ya un véritable déterminisme institutionnel qui favorise ce type de recherche, et qu'on ne trouve pas en France, au CNRS. Seules certaines universités peuvent développer des programmes comparables, encore faut-il que lés étudiants restent plusieurs années.

J. KIM BERLY confirme en effet qu'à travers cette étude où il fallait coordonner le travail de nombreuses personnes, il est un peu devenu gestionnaire de recherche.

Prolongeant ces remarques sur l'équipe de recherche, Hervé DUMEZ demande des précisions sur le champ d'étude et le domaine d'investigation de l'économiste. souhaite savoir si c'était un macro-économiste, intéressé par la dérive des dépenses de santé, ou s'il s'agissait d'un économiste industriel, intéressé par les stratégies des firmes sur le secteur..

J" KIMBERLY explique qu'il s'agissait d'un économiste de la santé, dont l'objectif était de voir si la nouvelle réglementation en vigueur avait permis de freiner l'augmentation des dépenses de santé.

Denis BAYART souhaite éclaircir un point de méthode. Il se demande s'il était utile de lancer un programme de recherche aussi vaste, sans doute coûteux, avec beaucoup de chercheurs alors qu'un travail de terrain avec des interviews et quelques études de cas auraient permis de cerner le problème. Il suggère que des journalistes auraient pu répondre à ce genre de questions. J. KIMBERLY avoue que certes les journalistes répondent continuellement à ces questions mais ... avec d'autres données.

Avant de conclure, J. KIMBERLY répond à une dernière question d'un participant, intéressé par l'impact l'introduction de la R.M.N dans les hôpitaux et par l'évolution de la demande.

J. KIMBERLY explique qu'un débat avait d'abord opposé les partisans du scanner et ceux de la R.M.N. On ne savait pas alors si la R.M.N apportait des informations supplémentaires par rapport au scanner mais le jeu habituel en matière de technologie médicale consiste à avoir la primeur d'une nouvelle technique. Aussi la stratégie des médecins a-t-elle consisté à imposer la R.M.N auprès des décideurs, les administrateurs des hôpitaux, en les convainquant que la R.M.N était plus performante que le scanner et que l'on pouvait envisager avec la R.M.N des applications qui confèreraient à l'hôpital un avantage incontestable sur le marché. Aux Etats-Unis, le débat, selon J. KIMBERLY reste ouvert. Il est probable que si la R.M.N réussit à produire des images fiables du coeur, le marché Ce sont néanmoins les médecins, détenteurs de l'expertise et du monopole des connaissances, qui mènent le jeu.

Avant de clore la discussion, J.G. PADIOLEAU rend hommage aux recherches de J. KIMBERLY, à l'importance de son travail de terrain qui lui permet de bien analyser l'évolution de la technique, des connaissances et selon l'expression d'A. HATCHUEL, de la "sémiologie". Il souligne l'intérêt de la séance où l'on a pu comparer méthodes de recherche américaine et française.