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CONCEPT D'APPRENTISSAGE ET APPROCHE DE L'ORGANISATION

Tec\,ag, Competition

V. APPRENTISSAGE ET ORGANISATION Christophe MIDLER

2. CONCEPT D'APPRENTISSAGE ET APPROCHE DE L'ORGANISATION

Nous l'avons dit: le mot d'apprentissage, aujourd'hui, résonne. Aide-t-il pour autant à raisonner? Une, des difficultés de son utilisation tient à sa polysémie, liée à la diversité des champs theoriques qui l'ont utilisé : la sociologie des métiers, la psychologie cognitive et les théories du comportement organisationnel.

2 .. DE L'APPRENTISSAGE DES COMPAGNONS A L"ORGANIZATIONAL LEARNING"

En français, le terme apprentissage renvoie d'abord à l'organisation sociale traditionnelle des métiers. L'apprentissage est alors un processus assurant le transfert de connaissancer du maître à l'apprenti, transfert qui n'a pas recours à la transmission d'un savoir formalisé.

point sur lequel je voudrais insister est que, dans ce contexte, le terme d'apprentissage evoque un processus de reproduction, conservation et diffusion de pratiques existantes. Dans la relation maître-apprenti, l'apprentissage ne désigne que l'opération de découverte 5A. Riboud : "Modernisation mode d'emploi", Rapport au Premier Ministre, 1987.

par le second du savoir (ou de l'art ... ) du premier. Comment ce savoir s'enrichit-il ou évolue-t-il ? Cela est extérieur au processus d'apprentissage.

Dans le champ de la psychologie cognitive, et notamment dans les travaux de Piaget sur la formation des structures mentales chez l'enfant, l'apprentissage prend un sens beaucoup plus large et plus ouvert. Dans ce champ, il désigne "toute modification stable des comportements ou des activités psychologiques attribuable à l'expérience du sujet". L'apprentissage n'est plus analysé comme un transfert, mais comme une construction induite par une mise en rapport du sujet de l'apprentissage avec son environnement. Le processus d'apprentissage représente alors les modalités par lesquelles s'opère cette modification.

travaux d'ergonomie et de psychologie appliquent et développent les concepts et methodes de la psychologie cognitive à l'analyse de la génèse des compétences en situation de travail. Ils analysent, dans des situations de production modernes comment l'individu, dans le cours des activités de travail, passe de l'état de "débutant", "novice" à celui d'agent "compétent". Ils montrent que les processus par lesquels s'opèrent ces passages sont fortement dépendants de l'organisation du travail et ne sauraient se résumer à l'application des règles prescrites ou à l'imitation d'un expert",

Prise en ce sens, la notion d'apprentissage est essentielle à la notion même d'organisation : ce n'est autre que le processus par lequel le nouvel arrivant dans une organisation va comprendre, assimiler le rôle qui lui est assigné, et parvenir à cette prévisibilité de comportement? indispensable à la coordination organisationnelle. Insistons encore ici sur le fait qu'assimiler ne signifie pas copier ou exécuter les règles formelles. Un courant actuel de la sociologie du travail montre que l'efficacité productive repose sur l'existence de règles créées par le collectif de travail, articulées sur les règles prescrites (J.D. Reynaud, 1989)8. Cette différenciation entre la règle formelle et la règle effective de travail rejoint tout à fait celle qu'Argyris et Schôn introduisent entre ce qu'ils appellent la "espoused theory" de l'acteur organisationnel et sa "theory-in-use" : la "espoused theory" est la théorie de l'action à laquelle il fait allégeance et qu'il communique aux autres, lorsqu'on le lui demande. En revanche, la théorie qui gouverne son action est sa "theorie-in-use", qui peut être ou n'être pas compatible avec la "espoused theory"; bien plus, l'individu peut être conscient ou non de l'incompatibilité de ces deux théories",

on voit aussi que cette définition est bien éloignée des connotations que nous evoquions en introduction: d'un côté, un processus de reproduction ou de perpétuation d'une tradition (le métier dans l'approche traditionnelle, ou la "theory-in-use" d'Argyris et Schôn), de l'autre, un processus d'invention et de changement collectif de cette tradition.

Cette question de l'évolution des rôles est, au contraire, au centre de la problématique de l'apprentissage organisationnel, ou plutôt de l"'organizational learning" puisque ce courant s'est développé sous l'impulsion d'Argyris et Schôn (I974 et 1978)10, dans le

courant de l'Organizational Behaviour américain' '. Ainsi Lewitt et March (1988) formulent-ils le problème:

6 Sur ce champ d'analyse de la génèse des compétences professionnelles, cf le n° de la revue "Performance" Juillet/octobre 1989.

7Prévisibilité sur certains paramètres, notamment de résultats, sachant qu'on pourra souvent observer une autonomie forte sur d'autres variables, par exemple, la manière de mettre en oeuvre les moyens.

8 .D. Reynaud: "Les règles dujeu L'action collective et la régulation sociale", 1989, Armand Colin. 9C. Argyris etD. Schôn : "Theory in practice", Jossey-Bass, 1974, San Francisco.

10C. Argyris et D. Schôn, opus cit.. et "Organizational learning" Reading, Addison-Wesley, 1978. 11Lalittérature américaine est fournie. Outre les ouvrages clés cités, on a sélectionné deux "reviews" qui peuvent aiderà entrer dans ce champ: Mariene Fiol et Marjorie A. Lyles, "Organizational Learning"

"Notre interprétation de l'apprentissage organisationnel sur trois observations classiques, issues d'études sur les comportements organisationnels.

- La première est que les comportements dans une organisation reposent sur des routines (Cyert &March 63, Nelson & Winter 82). L'action repose plus sur une logique "d'applicabilité" ou de légitimité que sur une logique de conséquentialité ou d'intention;

cela implique de faire coller (matching) des situations plutôt que de faire

des choix calculés.

- seconde est que les actions organisationneJJes sont historiquement dépendantes (Lindblom 59, Stcinbtuncr 74). Les routines sont plus basées sur des interprétations du passé que sur des anticipations du futur....

- La troisième observation est que les organisations sont orientées vers des cibles. Leurs comportements dépendent de la relation entre les résultats observés et les aspirations qu'eJJes ont faites pour ces résultats (Simon55, Siegel57).

A partir de ce schéma, l'apprentissage des organisations est vu comme transcription des inférences de l'histoire dans les routines qui guident les comportements".

Apprentissage en psychologie et apprentissage organisationnel n'ont donc pas exactement le même sujet: dans le premier cas, c'est l'individu; dans le second, c'est l'agent ou l'acteur tel qu'il a pu être défini dans les théories de l'organisation, c'est-à-dire justement, cet ensemble de comportements stables et prévisibles dont les individus novices font l'apprentissage.

Pourquoi s'encombrer d'un nouveau concept, et ne pas considérer qu'il s'agit, en fait, de la poursuite d'un même processus d'apprentissage individuel, dont la première étape est l'acquisition du rôle, et la suivante sa remise en cr-use ? C'est que, comme l'expliquent très bien les pères fondateurs de ce courant, Argyris et Schôn (I978)12, "Il est clair que l'apprentissage n'est pas la même chose que l'apprentissage individuel, même lorsque les individus qui apprennent sont les membres de l'organisation. Il y a trop de cas où les organisations savent moins que leurs membres. Il ya même des cas où des organisations ne semblent pas pouvoir apprendre ce que tous les membres de l'organisation savent".

Ce qui est en jeu dans l'apprentissage organisationnel, ce ne sont pas les connaissances privées des individus, mais les connaissances "collectivisées"13 qu'ils mobilisent dans leur action dans l'organisation, les "theories in use" pour reprendre le terme des auteurs cités. Comment ces "theories in use" évoluent-elles? C'est la question programmatique du courant de l'organizationalleaming.

Avant d'entrer plus profondément dans l'analyse de la théorie de l'apprentissage organisationnel, il me semble important de situer le cadre théorique où il s'est développé, cadre qui se caractérise à la fois par une axiomatique de l'organisation et une méthodologie particulière.

2 .. 2. APPRENTISSAGE ET DE L'ORGANISATION

S'intéresser aux changements organisationnels sous l'angle de l'apprentissage n'est pas indifférent quant aux représentations qu'on se fait de l'organisation. Je vois en ce qui me

Academy of Management Review 1985, vol 10 n04; "Organizational Learning", B. Levitt etJ. G. March Ann. Re. Socio .. 1988 ; "A Typology of Organizational Learning Systems" P. Shrivastava.

12 Argyris & Schôn : op. cit, p.9.

13qui se situent, en quelque sorte, entre le savoir totalement et le "common knowledge" totalement public.

concerne trois connotations fortes de ce terme, qui structurent les modèles organisationnels qu'on peut lui associer.

D'abord, la notion d'apprentissage invite à une représentation de l'organisation mettant l'accent sur l'expérience et les comportements de sujets, et donc à une vision interactionniste des fonctionnements organisationnels. A l'inverse, l'important courant holiste de la théorie des organisations américaine utilise le plus souvent le terme "d'adaptation" pour désigner le processus de transformation de l'organisation en fonction des évolutions de son environnement (théories de la contingence).

Elle suggère ensuite une représentation cognitiviste de l'action individuelle et collective: on se centrera sur la formation et l'évolution des savoirs mobilisés dans l'action. Les théories politiques du changement organisationnel ne négligent certes pas la question des savoirs manipulés par les différents acteurs de l'organisation: la place de la notion d'incertitude dans l'analyse stratégique des crganisationslf est là pour en témoigner. Mais si les savoirs constituent le point d'entrée dans la compréhension des jeux organisationnels, ce n'est que comme variable intermédiaire, permettant d'accéder aux relations de pouvoir qui restent le mobile essentiel des jeux organisationnels. L'approche de l'apprentissage pose, au contraire, le problème de la connaissance collective comme fait à part entière du maintien comme de l'évolution du lien social organisationnel'>, non résoluble au jeu politique, ce qui ne signifie évidemment pas qu'on néglige, en revenant à un rationalisme naïf, l'importance de ce jeu.

Enfin, le terme d'apprentissage ne saurait qualifier toutes les formes de changement, toutes les expériences. Le terme a une connotation positive, de progrès dans l'échelle de la rationalité. Dès lors un tel terme implique un questionnement sur l'évaluation des situations étudiées et de leurs transformations, avec toutes les difficultés que cela implique: s'il s'agit de "faire mieux", cela s'entend-t-il pour quel observateur ? Selon quels critères? .. Sans cette précaution, l'utilisation du terme pourrait être, à juste titre, taxée d'opération purement idéologique: tout acteur visant à imposer un changement n'a-t-il pas intéret à le parer de la connotation positive d'apprentissage?

.. APPRENTISSAGE ET INTERVENTION

De même qu'elle appelle une certaine axiomatique de l'organisation, la notion d'apprentissage doit être rapprochée d'une tradition méthodologique particulière dans le domaine de l'organisation, celle de l'intervention. Des auteurs qui, à l'instar d'Argyris et Schôn aux USA, Pettigrew16 en Grande Bretagne, Hatchuel!? en France, travaillent

depuis des années sur la notion d'apprentissage, appartiennent à cette tradition de recherche-intervention.

C'est que la posture du chercheur-intervenant prédestine à s'intéresser à la notion d'apprentissage. Quand un acteur dont la raison sociale est de produire de la connaissance se trouve impliqué dans à un changement, il est tôt ou tard amené à s'interroger sur l'effet de la production de savoir surIe cours de l'action collective, que cette production prenne la forme d'un modèle informatique d'aide à la décision, d'un diagnostic organisationnel ou d'une étude de rentabilité.

14M. Crozier et E. Friedberg : "L'acteur et le système" Point Editions du Seuil, Paris, 1977.

15Cf A. Hatchuel : "Production de connaissance et processus "politiques" dans la vie des entreprises, vers une théorie intégrée" Ecole des Mines de Paris, février 1990..

16A.Pettigrew : "The Awaking Giant : Continuity and Change in ICI",. Basil Blackwell, Oxford, 1985. 1 A. Hatchuel : "Les savoirs de l'intervention", Communication au colloque : "Les métiers de

Cette liaison apprentissage-intervention nous permet d'ailleurs de proposer une nouvelle lecture de l'intérêt actuel des sciences sociales pour ce concept, qui tient à l'évolution du rapport recherche-entreprise.

Comme on l'a noté en introduction, le monde économique actuel peut être caractérisé par le fait que l'entreprise est aujourd'hui aussi peu contestée "de l'extérieur" 18 qu'elle s'efforce de se remettre en cause "de l'intérieur". D'où une situation que l'on pourrait qualifier "d'ouverture balisée" vis-à-vis des chercheurs en sciences sociales, selon une évolution notable que j'ai ressentie fortement depuis mes premières recherches sur le domaine de l'organisation du travail dans les années 77, 78. Aujourd'hui, les chercheurs peuvent non seulement entrer dans les entreprises, ils sont de plus en plus écoutés, impliqués, embarqués dans des aventures de transformations industrielles: qu'ils le veuillent ou non, ils sont placés, de fait, en situations d'intervention. L'intérêt croissant des sciences sociales pour la notion d'apprentissage ne traduit-il pas cette évolution de leur place dans la société?

3. FORMULATION D'UN CADRE THEORIQUE DE L'APPRENTISSAGE