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Lors d’un procès, la recherche de preuves est souvent indispensable pour permettre au juge d’éviter de commettre des erreurs lors de la prise de décision. Cependant, cette recherche de preuves peut nécessiter des connaissances techniques inaccessibles au juge, qui a alors la possibilité d’ordonner la conduite d’une expertise judiciaire. Cette expertise prend un rôle central dans le procès, et sa qualité est primordiale. Pour preuve, des dysfonctionnements divers au niveau des mesures d’expertises judiciaires sont régulièrement mis en avant comme explication d’erreurs judiciaires majeures (voir par exemple le rapport de la commission de réflexion sur l’expertise (2011) et Chamozzi et al. (2003)). En effet, derrière la question de

la qualité des expertises judiciaires, se pose celle de la qualité de la justice. La qualité de la justice et la qualité des expertises judiciaires sont d’autant plus interdépendantes que, comme le montre l’étude d’Arnault et Krief (2003), le recours aux expertises judiciaires peut se révéler très coûteux et doit donc être utilisé avec intelligence.

L’étude d’Arnault et Krief (2003) est une des seules à s’intéresser aux enjeux financiers liés aux expertises judiciaires. Pour cela, ils utilisent un échantillon d’expertises judiciaires me- nées en 2001, en les classant par domaine d’expertise. En particulier, ils distinguent matière civile et matière pénale. En matière civile1, leur étude porte sur un total de 2063 expertises.

Les deux domaines d’expertise les plus représentés en civile sont le bâtiment (40,6% des ex- pertises) et le médical (34,9% des expertises). Les autres domaines d’expertise représentent un volume d’affaires beaucoup moins important, avec entre autres la finance et comptabi- lité (6%), l’automobile et le transport (4,3%) et les expertises d’estimation et d’évaluation (3,5%). Ils trouvent que le coût moyen d’une expertise en matière civile s’élève à 2174 euros, pour des coûts allant, sur l’échantillon considéré, de 30 euros à 150 000 euros. En matière pénale2, l’étude d’Arnault et Krief (2003) porte sur un total de 912 expertises. Dans deux cas

sur trois, ces expertises concernent des problèmes d’atteinte à la personne, dont la majorité sont des atteintes corporelles involontaires, et le reste principalement des affaires d’homicide volontaire et de découverte de cadavre. Outre les atteintes à la personne, 13% des expertises pénales concernent des atteintes aux biens (vols et destructions ou dégradations). Arnault et Krief (2003) évaluent le coût moyen d’une expertise en matière pénale à 1249 euros, pour des coûts allant de 34 euros à 34 607 euros sur l’échantillon considéré.

L’enjeu financier important des expertises judiciaires, comme nous venons de le voir avec l’étude d’Arnault et Krief (2003), et l’impact important de celles-ci sur la prise de décision 1. En résumé, “l’objet de la matière civile est la réglementation des rapports de droit privé, c’est à dire des droits que les particulier peuvent exercer dans leurs rapports entre eux.” Pour plus d’informations sur la différence entre matière civile et matière pénale, voir par exemple Terré (2009).

2. La matière pénale fait référence à la défense des valeurs, normes et comportements essentiels au bon fonctionnement de notre société.

du juge, ont pour conséquence que la qualité des expertises est un enjeu majeur. De ce fait, le statut de l’expert a été pensé de manière à essayer de garantir une qualité minimum des expertises, comme nous l’avons expliqué dans l’introduction générale. Cependant, en plus de dépendre des règles édictées par le statut de l’expert, la qualité des expertises réalisées est également dépendante des incitations auxquelles obéit l’expert. Or, les incitations des experts judiciaires sont multiples. À elle seule, la rémunération n’est pas suffisante pour complètement expliquer la contribution des experts à la justice. En plus de la rémunération, les incitations qui coexistent chez l’expert et qui ont été mises en évidence dans la littérature sont la réputation, la volonté des experts à contribuer activement à l’amélioration de la qua- lité de la justice, et les intérêts plus ou moins directs de l’expert dans la prise de décision.

La question qui se pose alors et à laquelle nous allons tenter de répondre dans cette revue de la littérature est la suivante : quelles conséquences ont ces différentes incitations de l’expert judiciaire sur l’efficacité de la recherche de preuves, ainsi que sur la transmission d’infor- mations de l’expert au juge ? Nous cherchons la réponse à cette question dans les apports relativement récents de la littérature économique, et plus spécifiquement dans les articles consacrés à l’expertise et à son utilisation en tant qu’aide à la prise de décision.

La relation qu’entretient le juge avec l’expert est une relation de principal-agent dans le cadre d’un jeu à information asymétrique, dans lequel le principal (le juge), qui est le joueur le moins informé, engage un agent (l’expert), qui dispose quant à lui d’une information plus précise. Dans le cadre de cette relation principal-agent, l’objectif du juge est d’obtenir, grâce à l’expert, une information à même de l’aider dans sa prise de décision. La littérature éco- nomique a mis en évidence deux grandes catégories de problèmes dans ce type de relation : la sélection adverse et l’aléa moral.

La première catégorie de problèmes (la sélection adverse) apparaît lorsque le principal pos- sède une incertitude sur les motivations ou les caractéristiques de l’agent (c’est-à-dire sur

son type). Les questions relatives aux problématiques de sélection adverse ont été fortement développées à partir de la contribution d’Akerlof (1970).

La seconde catégorie de problèmes (l’aléa moral) apparaît lorsque l’incitation à l’effort de l’expert judiciaire à rechercher des informations pour le compte du juge peut être insuffisante, ou à l’inverse trop importante. En effet, le coût de l’effort de recherche supporté par l’expert pour la réalisation de son expertise est souvent conséquent. Sans les bonnes incitations, ce dernier risque de réaliser un effort sous-optimal, à même de nuire à la qualité de la prise de décision, ou un effort sur-optimal, générant des coûts d’expertise trop importants. Pour réduire les conséquences de ce type de problème, la littérature existante traitant des pro- blèmes d’aléa moral propose d’agir sur le schéma de rémunération d’un agent devant réaliser un effort coûteux (mais inobservable) au service du principal.

Naturellement, l’efficacité de la recherche de preuves et la transmission de l’information de l’expert au juge ne dépendent pas que des incitations de l’expert. L’environnement dans lequel l’expert exerce ses activités joue également un rôle central. Ainsi, de nombreux au- teurs ont montré que le comportement de l’expert n’est pas le même lorsque le juge dispose d’autres sources d’informations lui permettant d’évaluer la qualité du rapport d’expertise. En particulier, le juge peut obtenir de l’information supplémentaire en engageant un deuxième expert, dans l’objectif de vérifier, ou de compléter, le rapport du premier expert. Une seconde source d’information importante pour le juge (en dehors de celle délivrée par l’expertise) est l’information rapportée par les parties (que ce soit par l’intermédiaire d’expertises ou non).

Une autre caractéristique importante de l’environnement dans lequel évolue l’expert est la procédure utilisée. Nous comparons deux grands types de procédures : la procédure inquisi- toire et la procédure accusatoire. Que ce soit les coûts dus aux frais d’expertise eux-mêmes ou les coûts dus aux erreurs commises par le juge, les coûts liés aux expertises sont différents dans chacune de ces procédures. De plus, l’interprétation de l’information obtenue n’est pas

la même en procédure accusatoire, où le juge se trouve généralement confronté à un ensemble d’informations très orientées (chaque partie recherche et transmet au juge des informations qui lui sont favorables), et en procédure inquisitoire, où l’information obtenue est supposée être plus neutre, car transmise par un (ou des) agent(s) engagé(s) par le juge.

La suite de cette revue de la littérature est organisée de la manière suivante. Dans la section 1.2, nous discutons des incitations de l’expert, puis de l’expertise multiple3 et du rôle joué

par l’information apportée par les parties. La section 1.3 compare la procédure inquisitoire et la procédure accusatoire. Finalement, la section 1.4 conclut.

1.2 Le comportement stratégique de l’expert