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8. Analyse et discussion

8.3 Intelligence des responsables de formation

Dans cette troisième partie de l’analyse des données, nous approfondissons les variables directement reliées au responsable de formation soit : ses représentations et la manière dont il met en œuvre ses compétences. L’appréhension plus fine de ces deux éléments permettent une meilleure compréhension du caractère parfois intangible des pratiques opérées par nos informateurs en termes d’analyse de besoins.

Tout d’abord, nous analysons la coloration que les représentations du responsable de formation donnent à ses pratiques. Ensuite, nous explorons la manière dont le responsable de formation fait usage de la liberté et de ses compétences face aux aspects formels fixés par l’organisation.

8.3.1. Représentations et expériences

Afin de traiter à la commande provenant du demandeur, le responsable de formation a besoin d’informations. Cette quête d’information semble être primordiale tout au long du processus d’analyse de besoins. Ce constat reflète les propos des auteurs mobilisés dans notre exploration conceptuelle (Crozier & Friedberg, 1977, Amblard et al. 1996 et Ferrary 2014) affirmant l’importante valeur stratégique qu’a l’information. Lors de l’analyse de besoins, la recherche d’informations quant aux activités professionnelles menées dans le contexte organisationnel particulier du demandeur et quant aux problèmes rencontrés actuellement et par le passé permet au responsable de formation de réduire – autant que faire se peut – la zone d’incertitude (Amblard et al., 1996). Afin d’y parvenir, nos informateurs utilisent leur capacité d’action et la liberté qui en découle (Crozier & Friedberg, 1977). En d’autres mots, le responsable de formation tente de gagner en pouvoir afin d’agir le plus rationnellement possible au regard des informations qu’il a réussi à compiler et selon les représentations qu’il se fait à propos de la formation de manière générale, mais surtout de l’analyse des besoins. Nous nous arrêtons en premier sur les représentations.

Ensuite, nous observons que tous nos informateurs ne mettent pas explicitement la notion du besoin de formation en lien avec la pyramide des besoins de Maslow (1940). Nos hypothèses sont multiples : soit ils ne la connaissent pas ; soit ils ne la citent pas car ils ne perçoivent pas cette logique de hiérarchisation dans les besoins de formation ; soit ils ne partagent pas la conception systémique du besoin que propose Maslow et tendent à réduire la notion de besoin à un désir individuel indépendant de son contexte.

94 À la suite de ces premières hypothèses, nous repérons – dans nos données – différentes représentations véhiculées autour de la formation propres à chaque informateur. Ainsi, nous relions ces représentations aux cinq approches principales de la formation (continue)32 au sein des organisations que nous présentaient Laroche et Haccoun (2000) dans notre exploration contextuelle.

Premièrement, nous observons que la pertinence des formations est principalement évaluée au regard du volume d’activité, de la satisfaction et du taux de participation. Ces pratiques font référence à l’orientation administrative et populaire de la formation. Ensuite, quelques informateurs sous-entendent porter une attention aux apprentissages et compétences et au transfert des apprentissages. Ainsi, ils s’inscrivent dans l’orientation compétence.

Deuxièmement, la garantie un alignement des demandes de formation par rapport au projet d’entreprise ainsi qu’un transfert des acquis dans les situations de travail se fait suite à des échanges et non pas suite à des analyses de type matricielle présentées dans notre exploration conceptuelle. Ils posent plutôt des questions dirigées sur la réalité concrète des demandeurs.

« L’analyse des apprentissages requis en regard du travail à faire » (p.25) préconisée par l’orientation compétence se fait donc à travers cette modalité orale et subjective. L’analyse de besoins pauvre en outils formels que reflètent nos données corrobore les conclusions de Larouche et Haccoun (2000) qui affirment que « l’analyse de besoins serait assez peu répandue puisque seulement 27% des entreprises disent utiliser une forme de procédure à suivre pour déterminer les besoins de formation » (Saari et al., 1988, cité dans Laroche & Haccoun, 2000, p. 6). Grâce à notre recherche, nous pouvons pondérer ce propos en affirmant qu’une analyse de besoin se fait et qu’elle semble primordiale aux yeux de nos informateurs sauf qu’elle n’engage pas automatiquement une pluralité de méthodes formelles afin de la soutenir.

Troisièmement, certains informateurs semblent articuler leurs pratiques en puisant des éléments dans deux, trois voire quatre orientations. Dans tous les cas, la recherche de la meilleure combinaison semble être un enjeu permanent. La combinaison idéale serait celle qui permettrait de cumuler tous les facteurs de succès de chacune de ces approches, c’est-à-dire une productivité à faible coût, une satisfaction des demandeurs, une acquisition des compétences, des changements sur le terrain et une contribution aux projets stratégiques. Nous nous posons donc la question suivante :

L'accumulation de tous ces bénéfices est-elle vraiment possible dans la réponse donnée à toute expression de besoin ?

Concrètement, il nous semble que cette formule n’est pas envisageable au quotidien. Cependant, nous estimons que l’enjeu est de trouver la meilleure combinaison des approches pour analyser l’expression du besoin livré par le collaborateur. Pour l’obtenir, le responsable de formation pourrait – en fonction du contexte organisationnel, du profil du demandeur, du type d’activité professionnelle concernée, du type de demande, de son ampleur – choisir une approche ou en combiner plusieurs afin de poursuivre la démarche la plus pertinente au cas par cas.

Parallèlement, il nous semble que la pertinence du choix de ces éléments peut être évaluée par les connaissances et les expériences que le responsable de formation a acquis tout au

32 Pour rappel il s’agit de l’orientation administrative, populaire, compétence, terrain et projet d’entreprise.

95 long de son parcours professionnel et personnel. À bien y songer c’est au responsable de formation de connaître les environnements entourant sa pratique et le besoin exprimé, les interlocuteurs présents dans son milieu et dans le milieu du demandeur afin de construire la pratique adaptée à la demande et au moment. Un des informateur partage notre analyse en nous confiant :

« C’est un peu du braconnage dans différentes méthodologies »

(E 2, ligne 762, p.30)

8.3.2. Savoirs tacites

À première vue, nous nous sommes questionnées au sujet du nombre restreint de procédures formalisées clairement établies. En effet, ce constat est en contradiction avec les propos de Marion-Vernoux (2013) qui cite la formalisation des pratiques comme un critère indispensable au recours à la formation continue dans une organisation. A contrario, la présence de pratiques non-standardisées, improvisées ou personnalisées et, parfois, difficiles à expliciter semblent caractériser les pratiques d’analyses de besoins de nos informateurs. Dans ce chapitre-ci, nous nous intéressons à comprendre ce type de pratiques car nous reprenons l’hypothèse de Dejours (1993) suivante : « toute conduite même lorsqu’elle semble aberrante ou absurde, a toujours un sens et une raison d’être surtout lorsque cette conduite possède une certaine stabilité dans la vie ordinaire de travail… jusqu’à preuve du contraire » (p.51). Ainsi, un autre auteur renchérit :

« les outils ont leur origine […], mais ont été adaptés en fonction de l'expérience et du bon sens aux différentes situations de l'entreprise. » (Vaterlaus, 2013, p.1).

En premier lieu, Crozier et Friedberg (2011) nous permettent de comprendre ce type de pratique grâce à leur postulat d’acteur libre et rationnel. Nous nous souvenons – comme nous l’avons vu auparavant – que l’action libre et rationnelle est influencée par les représentations propres de la personne. En deuxième lieu, la considération que chaque situation de travail est particulière, versatile, imprévisible (Dejours, 1993) et qu’elle est vécue par un acteur singulier permet de comprendre que le besoin est tout autant unique. Nous prenons conscience de la grande variabilité des besoins et donc de la présence d’une pluralité de manières d’y répondre. Voici une citation illustrant que cette diversité fait partie de la réalité quotidienne des informateurs :

« Donc forcément que la diversité ça fait partie du quotidien. On ne peut pas avoir qu’une porte d’entrée méthodologique, qu’une façon de faire le brownie au chocolat »

(E 1, lignes 461-462, p.10) Rappelons-nous également des constats principaux quant aux pratiques d’analyses de besoins de nos informateurs :

 Deux organisations – s’inscrivant dans un domaine d’activité marqué par les procédures – possèdent une procédure établie et stabilisée par écrit dans un diagramme de flux.

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 Deux organisations utilisent un formulaire qui leur est imposé et organisent des entretiens en fonction des diverses caractéristiques du besoin. Il n’existe pas de procédure clairement standardisée.

 Une organisation ne possède ni formulaires, ni procédure établie

Le premier constat renforce notre premier axe d’analyse en confirmant l’effet que l’environnement organisationnel interne exerce sur les pratiques d’analyses de besoins. Ainsi, nous constatons à nouveau qu’une bonne pratique d’analyse de besoins ne peut uniquement être qualifiée comme telle au regard de la particularité des environnements organisationnels internes et externes.

Le deuxième constat est intéressant car, même sans processus formels établis, les analyses se font tout de même. Le cas de ces organisations illustre l’écart entre le travail prescrit33 et travail réel34 d’une nouvelle manière. Cet écart fait écho aux théories de l’ergonomie et de la théorie des organisations. Une partie de la face cachée du travail des responsables de formation nous a donc été dévoilée lors des entretiens. L’analyse des besoins semble être une pratique où l’intelligence créatrice et rusée des acteurs peut particulièrement bien se manifester et, surtout, améliorer le processus d’analyse et d’affiner l’analyse du besoin. Ce constat nous renvoie au concept du facteur humain sauf que nous considérons ici les bénéfices qu’il peut apporter, car, habituellement, le facteur humain est rattaché à l’erreur humaine. En nous rattachant au courant de la psychodynamique du travail, nous le considérons ici comme une valeur ajoutée permettant une intelligence pratique. D’ailleurs, Dejours (1993) nous rappelle à ce propos que différentes études ont démontré que les ouvriers sont capables d’inventer « des ficelles grâce auxquelles ils […] optimisent le fonctionnement du process. » (p.49). Nous pouvons dire que les responsables de formation agissent de la même manière afin d’analyser de manière efficiente les besoins leur étant exprimé.

Ensuite, dans le troisième cas de l’organisation analysant les besoins sans formulaires ou procédures établis, l’informateur a beaucoup de peine à nous expliciter ses pratiques en termes d’analyses de besoins. Il évoque mener des entretiens mais déplore que ses actions sont trop intégrées pour être nommées précisément. Dans ce cas-là, ses propos indiquent que la métis ou l’intelligence pratique, soit « cette forme d'intelligence particulière, qui mêle tactique et esprit de finesse » (Vignaux, 2003) est « fondamentalement enracinée dans le corps » (Dejours, 1993, p.50). Ainsi, cette compétence est tacite et « ne peut être appréhendée sous une forme codifiée » (Ermine, 2008, p.56). Ces apports théoriques enrichissent notre exploration contextuelle initiale et nous permettent de formuler deux conclusions.

Nous comprenons la situation de la dernière organisation de la manière suivante : La procédure s’est mise en place grâce aux expériences passées du responsable de formation. Ainsi, grâce à une certaine phronesis, c’est-à-dire une « sagesse pratique » ou une « intelligence spécifiquement engagée dans la délibération et la discussion qui entourent une décision : en l’occurrence celle de stabiliser certaines trouvailles ou découverte de l’intelligence pratique et d’en rejeter d’autres » (Dejours, 1993, p. 56).

33 « c’est-à-dire ce qui est attendu du travailleur et formalisé dans des procédures » (Maulini, 2010)

34 « à savoir ce que l’opérateur produit et a le sentiment de produire effectivement, tantôt en deçà, tantôt au-delà des règles et des attentes formelles » (Maulini, 2010)

97 Au fond, nous prenons conscience que « être intelligent dans le travail, c’est toujours prendre de l’écart par rapport aux procédures et aux prescriptions » (2001, p.6). De cette manière, les responsables de formation utilisent une intuition, un feeling et un style de questionnement qu’ils ont pu acquérir, tester, valider et accumuler au fil de leurs expériences offertes par leur quotidien.

Tout bien considéré, nous inférons que les savoirs tacites tels que ce feeling – si souvent relevé par les informateurs – apportent une plus-value nécessaire aux formulaires et autres procédures établies d’analyse de besoin.

Suivant le type d’organisation, le profil du responsable de formation et les caractéristiques du besoin exprimé, la pondération des savoir-faire varie. Dans cette perspective, on peut croire que ces deux types de savoir-faire se combinent et renforcent l’analyse des besoins, en fonction de la situation.

À présent, les données produites lors de nos interviews ont été analysées à la lumière de divers concepts et thématiques. Dans le prochain chapitre, nous présentons une réponse synthétique à notre question de recherche.

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