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8. Analyse et discussion

8.2 Entre subjectivité et objectivité

Notre exploration conceptuelle donne un caractère scientifique et intellectuel au terme d’analyse.

De plus, l’analyse de besoins semble atteindre son objectif lorsque le besoin réel est saisi.

Néanmoins, les informateurs ne semblent pas chercher intensivement à s’outiller d’instruments permettant d’analyser de manière objective ces besoins. En revanche, ils mobilisent de nombreuses formes d’interactions et souvent un seul formulaire de demande de formation afin de cibler le besoin réel. En effet, nos informateurs nous partagent que lorsque la traduction du besoin s’avère ardue où que l’ampleur (participants, durée ou coût) est élevée, ils décident d’intégrer des collaborateurs, des chefs de service, des experts-métiers, des membres des RH ou de la Direction dans le processus afin de faciliter l’identification du besoin réel. Cette manière d’analyser le besoin de formation semble se démarquer d’une procéduralisation standardisée d’analyse de besoins. Vaterlaus (2013) propose la raison suivante : « les outils ont leur origine […], mais ont été adaptés en fonction de l'expérience et du bon sens aux différentes situations de l'entreprise. » (p.1).

En confrontant les propos des informateurs avec notre exploration contextuelle, une dialectique entre subjectivité et objectivité au sein du processus d’analyse du besoin semble apparaître.

C’est précisément la taxonomie de McKillip (1990) qui met en avant des besoins aux degrés de subjectivité différents. D’une part, le besoin ressenti charrie beaucoup de subjectivité avec lui car il repose sur les perceptions des individus sur leurs propres difficultés. D’autre part, le besoin normatif ou le besoin comparatif pourraient impliquer des outils de mesures davantage quantitatifs car le premier se calcule par rapport à un niveau adéquat établi par des experts et le deuxième retire des écarts à la suite de la comparaison de publics semblables.

Ce chapitre propose donc une compréhension de la construction des pratiques d’analyses de besoin au contact des deux composants présentés ci-dessus : la subjectivité induite par les entretiens et par le besoin lui-même et l’objectivité induite par le formulaire de demande.

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8.2.1. Subjectivité du besoin

Tout d’abord, rappelons la bipolarité objectif-subjectif que Barbier et Lesne (1977) mettent en avant. Ensuite, nous reprenons la définition de Bourgeois (1991) qui détermine trois types de représentations constitutives du besoin en formation. Pour rappel, il s’agit de la représentation de la situation actuelle, de la situation attendue et des perspectives d’action. Selon nos informateurs, il s’avère que ces trois représentations se mélangent dans l’expression du besoin et la trouble. De manière récurrente, les informateurs relatent des situations où le demandeur énonce son besoin en termes de perspectives d’action légèrement biaisées c’est-à-dire que les demandeurs expriment déjà le type de formation dont ils pensent avoir besoin. Leur représentation devient en quelque sort leur réalité. Les responsables de formation recourent ici à des échanges oraux s’orientant selon les trois pôles évoqués par Bourgeois (1991) afin d’arriver à des formulations du type : « je rencontre des difficultés dans... » ; « je souhaiterais… » ; « pour y arriver… ». Cela leur permet de ré-orienter et d’affiner l’expression du besoin.

Dans un même ordre d’idées, le besoin flou exprimé par les demandeurs semble aussi s’expliquer avec les trois composantes de Misanchuk (1984, cité dans McKillip). Pour rappel il s’agit des habilités d’un individu à réaliser une tâche de manière performante, de l’importance de cette habilité pour l’activité professionnelle et, troisièmement, le désir de l’individu d’entreprendre une formation. À ce sujet, il apparaît que ces trois composantes ne sont pas toujours présentes avec la même intensité à l’esprit du demandeur et qu’il incombe au chef de service et ensuite au responsable de formation de trancher sur la question. C’est-à-dire que, dans plusieurs situations, les demandeurs semblent surtout percevoir leur désir de participer à une formation et semblent ni percevoir à juste titre l’importance de l’habilité développée dans la formation pour l’activité professionnelle, ni les habiletés requises afin de réaliser la tâche.

Le premier frein que nous identifions ici est que l’idée subjective que le demandeur se fait de la solution qu’il nécessite ne permet ni au besoin de s’exprimer correctement, ni au responsable de formation d’analyser la véritable source du besoin exprimé. Pour y remédier, nos informateurs accompagnent les demandeurs dans leur reformulation. Il semble apparaître que les échanges verbaux permettent d’identifier plus clairement la réelle source du dysfonctionnement occasionnant le besoin de développement des ressources humaines. Grâce aux entretiens, la réelle demande tente d’être clairement identifiée en permettant ainsi de résoudre le dysfonctionnement à long-terme. Nous retenons que l’aide du responsable de formation permet au demandeur de reformuler son expression de besoin subjective initiale. Nous confirmons qu’un des freins à une perception et à une expression complète du besoin réellement existant semble être la vision individuelle, subjective et incomplète du demandeur. Cette problématique nous permet de mieux appréhender l’usage que le responsable de formation fait des entretiens plus ou moins formels à des temporalités variables tout au long du processus d’analyse de besoins.

Subjectivités plurielles

Comme nous avons pu le lire, les cinq organisations se différencient beaucoup dans leur manière formelle ou informelle de recourir et de composer les groupes de travail. En lien avec notre exploration contextuelle, ces interactions que permettent ces groupes de travail crée un lieu

89 privilégié pour l’élucidation du système des trois représentations de Bourgeois (1991) et pour la négociation en vue d’une solution win-win. L’objectif étant d’arriver à un consensus autour du besoin à traiter. Ensuite, les entretiens semblent être intégrés au processus au cas par cas, c’est-à-dire en fonction de la clarté et de la pertinence qu’a chaque demande aux yeux du responsable de formation. Dans cette optique, Roegiers, Wouters & Gerard (1992) confirment la valeur ajoutée qu’apporte le dialogue dans une telle situation en affirmant qu’il « ne peut donc être question de besoin en dehors du discours des individus qui se construit à partir de leur perception de la réalité. » (p. 3). Nos informateurs semblent avoir saisi cela et complètent l’analyse du besoin par une méthode leur semblant plus adaptée afin d’affiner cette analyse. Vaterlaus (2013) apporte un éclairage à cet égard : « Dans la littérature, beaucoup de méthodes et d'outils d'optimisation de processus sont décrits. Mais comme chaque méthode ne se prête pas à toutes les problématiques, des outils inadaptés sont régulièrement employés, limitant ainsi la réussite du projet. » (p.1). Ces liens avec la littérature, nous permettent de comprendre que nos informateurs cherchent à multiplier les interactions en suivant leur intuition et leur connaissance du contexte organisationnel (interne et externe) plutôt que de renforcer la formalisation des démarches. C’est ainsi que les responsables de formation se rapprochent du discours des acteurs afin de mieux le saisir et de rediriger – si nécessaire – leur attention sur d’autres aspects. À la lumière de ce qui précède, nous comprenons que le travail d’analyse – même subjectif – du responsable de formation est nécessaire à la traduction des besoins en objectifs de formation, soit d’une commande en une demande.

À bien y songer, le terme de traduction de la demande prend tout son sens. La complexité du besoin et le lien fort que l’acteur entretient avec l’expression de son besoin semble difficile à clarifier de manière écrite et uniforme. Tant et si bien que le collectif, la communication orale et écrite sont mobilisés. Cet état des lieux nous questionne quant à la valeur ajoutée des procédures formalisées telles que les formulaires de demande et des aspects moins formalisés tels que des entretiens organisés par les responsables de formation. Ces deux méthodes poursuivent un but commun étant d’objectiver un besoin subjectif. À ce stade, nous nous demandons :

Dans quelle mesure la subjectivité de l’expression d’un besoin peut-elle être objectivée ?

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8.2.2. Valeur des subjectivités engagées

Intelligence collective

Il semble que la subjectivité est une partie constitutive du besoin. Cette subjectivité ne semble pas pouvoir être objectivée à l’aide d’outils ou de méthodes uniques. Tant et si bien que le responsable de formation use de sa propre subjectivité pour comprendre la subjectivité de l’autre. Avec ces propos, Kaufmann (2006) semble partager cette analyse : « Le subjectif ne s’oppose pas à l’objectif, au réel, il est un moment dans la construction de la réalité, le seul où l’individu ait une marge d’invention, moment marqué par la nécessité de la sélection et l’obsession de l’unité. » (p.60). Ainsi, il semble que la composante subjective de l’analyse de besoins s’explique par le fait que la subjectivité de l’objet qu’elle analyse soit le besoin et par la subjectivité des acteurs qui perçoivent, ressentent et expriment ce besoin. L’humain – comme ses besoins – emporte toujours avec lui sa subjectivité personnelle.

Compte tenu de ce qui précède, nous ne pouvons ignorer les différentes subjectivités engagées dans les échanges au sein des groupes de travail. Au-delà des subjectivités, les expertises enrichissent davantage ces rencontres et permettent une appréhension plus fine de la réelle problématique à résoudre. Par le fait même de cette synergie, le terrain est fertile au développement de l’intelligence collective. Précisons que l’intelligence collective peut être définie comme :

une capacité qui, par la combinaison et la mise en interaction de connaissances, idées, opinions, questionnements, doutes… de plusieurs personnes, génère de la valeur (ou une performance ou un résultat) supérieure à ce qui serait obtenu par la simple addition des contributions (connaissances, idées, etc.) de chaque individu.

(Mack, 2004, cité dans Zaïbet, 2007, p. 14) Grâce à l’exploration contextuelle, nous pouvons observer que les acteurs individuels usent leur liberté d’action. L’intelligence collective renforce cela en maximisant « simultanément la liberté créatrice et l’efficacité collaborative » (Perret & Clermont, cité dans Zaïbet, p.45). Non seulement, la construction d’un raisonnement à plusieurs permet donc de créer une plus-value en termes de qualité et de créativité ; mais elle sert aussi à construire une décision en vue d’un objectif ayant du sens pour toutes les parties prenantes.

Dans nos entretiens avec les informateurs, nous avons pu relever que les acteurs que le responsable de formation perçoit comme significatifs pour l’expression de besoin en question, se rencontrent à des temporalités variables au fil du processus d’analyse de besoins. Ainsi, l’intelligence collective est mobilisée soit de manière ciblée soit de manière prévisionnelle. (Zaïbet, 2007).

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Approche compréhensive

En considération de ce qui précède, la présence de plusieurs acteurs et donc de plusieurs subjectivités semble permettre une objectivation plus pertinente de la subjectivité de l’expression du besoin du demandeur. Nous avançons donc que la subjectivité de divers acteurs permet d’enrichir l’analyse des besoins en nous référons aux auteurs présentant l’approche compréhensive dans notre cadre méthodologique. Nous comprenons que l’analyse de besoins se construit dans l’interaction et poursuivant une logique dialectique tout en s’appuyant sur une approche compréhensive valorisant ainsi les dimensions intersubjectives et les processus interlocutoires y prenant place. De cette manière l’analyse de besoins pourrait être perçue comme un produit d’une transaction sociale ou encore comme une construction sociale.

En considérant tous ces aspects de manière détaillée, les propos des informateurs semblent faire davantage de sens. L’expression d’un besoin ne peut que difficilement être claire et transparente dès le début. La potentielle confusion allant de pair avec la demande de formation du collaborateur complique ou rajoute des cycles ou au processus d’analyse et d’objectivation du besoin exprimé. Ces cycles permettent donc d’objectiver l’expression subjective du besoin. Malgré les biais d’interprétations, les bruits28 pouvant apparaître lors de cet échange, la subjectivité nous apparaît comme nécessaire afin de comprendre l’expression du besoin qui n’est rien qu’autre qu’un travail de décodage d’une information complexe :

En effet, les signaux ne deviennent information qu’à travers un modèle interprétatif propre au récepteur. Dans cette optique, il ne faut pas considérer l’information comme un objet existant a priori mais bien comme le produit de l’interprétation par les individus de la signification de messages et de signes. L’information en tant que forme signifiante ne peut se définir indépendamment de l’interprétation subjective du récepteur et du contexte dans lequel s’effectue cette opération.

(Ermine,2008, p. 62) Ces conclusions en faveur d’une analyse subjective au travers d’entretiens nous poussent tout de même à questionner la valeur de cette subjectivité :

La subjectivité du responsable de formation ou de tout professionnel est-elle fiable ?

Dans certains cas, il semble qu’elle soit assez adaptée. En effet, les professionnels déterminent le besoin de formation réel en intégrant successivement chacun des trois modes de détermination d’objectifs inducteurs de formation de Barbier et Lesne (1977) au sein des rencontres avec le demandeur29. Nous nous attardons sur l’usage que les informateurs font du premier mode.

Les informateurs s’appuient majoritairement sur leurs propres jugements subjectifs pour établir le référent30 et ne vont que rarement jusqu’à l’observation dans les situations professionnelles afin de définir le référé31. Le calcul de l’écart entre le requis et le réel se définit selon la

28Composante qui entrave la compréhension du message entre destinataire et destinateur.

29Personne exprimant son besoin et demandant donc une formation.

30« L’ensemble de compétences perçues comme nécessaires pour qu’une situation professionnelle soit maîtrisée »

31Compétences observées dans les situations professionnelles concrètes.

92 représentation que le ou les responsables de formation se font. Les propos des informateurs montrent que cette analyse subjective – sans recours à des outils tels que les cahiers des charges, les relevés d’incidents critiques ou l’observation directe et systématique du demandeur en situation de travail – semblent tout de même fonctionner. Nous émettons l’hypothèse que – dans certains cas – les cahiers des charges ne correspondent pas (ou plus) au travail réel exécuté mais plutôt au travail prescrit et ne permettent donc pas d’identifier les écarts car les compétences requises pour un travail prescrit ne correspondent pas à celles requises pour le travail réel.

Cependant, il nous semble qu’une analyse de besoins reposant entièrement sur une subjectivité des responsables de formation ne permettrait pas d’atteindre un recensement complet des besoins. La qualité et la fiabilité de l’analyse augmentent avec le nombre d’acteurs impliqués mais se heurtent tout de même à un problème. Cette analyse-ci telle que nous l’observons dans le cas de nos cinq informateurs présuppose que le besoin ait été exprimé initialement par le demandeur.

Or, une partie des besoins restent inexprimés et ne peuvent donc ni être analysés, ni être traduits en actions de formation. La conséquence est qu’ainsi chaque collaborateur ou chaque environnement de travail est indirectement freiné dans sa potentialité de développement car la formation n’est pas en mesure de combler les besoins puisque ces derniers ne sont pas exprimés.

Une inégalité d’accès à la formation en découle. Finalement, ni le responsable de formation, ni la Fonction Formation n’est capable de remplir sa responsabilité vis-à-vis du développement des collaborateurs, des environnements de travail et, finalement, de l’organisation. Ce constat nous permet de percevoir la valeur des formulaires de demande de formation aussi simples qu’ils le sont dans certaines organisations.

8.2.3. Valeur de la standardisation

Nous sommes tout de même rassurés de constater une légère tendance vers une systématisation des analyses de besoins dans la plupart des cinq organisations. Cette démarche semble permettre de contrebalancer les effets désagréables que peut avoir une analyse de besoins essentiellement basée sur la subjectivité des acteurs impliqués. Cette évolution s’apparente à une logique d’amélioration continue intégrant la valeur retirées expériences effectuées au fil du temps.

La présence d’un formulaire et d’un entretien individuel annuel permet à chaque collaborateur de se questionner sur ses besoins, d’en prendre (éventuellement) conscience et de les exprimer dans un environnement sécurisant et pensé à cet effet. Ces lieux d’expression offrent à chaque collaborateur la possibilité d’exprimer ses besoins et ses difficultés sur la place de travail et – de ce fait – ouvrent plus largement et systématiquement l’accès à la formation à l’ensemble des collaborateurs.

Selon ce qui précède, nous rappelons que l’exploration contextuelle a mis en lumière des méthodes plus structurées telles que l’analyse des compétences requises par un emploi ou encore la méthode matricielle. Des méthodes de ce type ne sont à aucun moment relevées par nos informateurs. Nous estimons que ces méthodes peuvent être utiles lorsque le biais de la subjectivité des acteurs a de la peine à être maîtrisé.

Nous concluons ce chapitre avec une compréhension plus fine de la place accordée aux échanges verbaux ou écrits, formels ou informels instaurés par les responsables de formation au cours du processus d’analyse de besoins. Nous pouvons avancer que des échanges verbaux

93 entre subjectivités plurielles dans des temporalités variables couplées à des formulaires remplis périodiquement sont au cœur de la construction des analyses de besoins et permettent de scanner efficacement le contexte organisationnel (externe et interne) en quête de besoins de formation.

Ce deuxième chapitre de notre analyse des résultats met à nouveau en exergue que les modalités choisies par les responsables de formation semblent non seulement faire sens pour eux et pour leur contexte d’activité singulier mais entrent également en résonnance avec de nombreux concepts présents dans la littérature.