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CHAPITRE 3. PERSPECTIVES D’ACTION COLLECTIVE

3.5 Individualisme méthodologique

L’individualisme méthodologique prend naissance en réaction aux théories structuralistes et marxistes selon lesquelles les individus participent à une action collective en prenant conscience de l’existence d’un intérêt commun ou à partir des déterminants socio-économiques. Les origines du concept d’individualisme méthodologique remontent à 1871, sous la plume de Karl Menger, un économiste autrichien. Le concept est ensuite repris par Schumpeter, et selon Boudon, par Max Weber, en 1920, dans une lettre adressée à l’économiste marginaliste Lietman où il dit ceci « la sociologie, elle aussi, ne peut procéder que des actions d’un, de quelques ou de nombreux individus séparés. C’est pourquoi elle se doit d’adopter des positions strictement individualistes » (Durand et Delaunay, 2006 : 179). Dans leur essai portant sur le passage de l’individualisme au conventionnalisme, Durand et Delaunay font reposer les bases de l’individualisme méthodologique sur quatre courants principaux : l’utilitarisme de l’économie classique; la sociologie de l’action et l’interactionnisme de Parsons qui a été lui aussi influencé par l’économie classique; les positions des épistémologues des sciences sociales tels que Friedrich Von Hayek et Karl Popper qui définissent un fait social comme étant la conséquence d’actions individuelles; la théorie des actions non-logiques et des effets pervers de Vilfredo Pareto ( Durand et Delaunay, 2006)

Cette approche est aussi appelée individualisme méthodologique ou interactionnisme avec pour chef de file Boudon qui présente les trois principes de base de l’individualisme méthodologique, à savoir : 1) les phénomènes auxquels le sociologue s’intéresse sont conçus comme explicables par la structure du système

d’interaction à l’intérieur duquel ces phénomènes émergent; 2) l’atome logique de l’analyse sociologique est donc l’acteur individuel qui peut être non seulement des personnes mais toute unité collective pour autant qu’elle se trouve munie d’un pouvoir d’action collective; 3)… la sociologie doit, dans de nombreux cas, utiliser des schémas d’analyse de l’action individuelle plus complexes que ceux qu’utilisent, par exemple, les économistes (Boudon, 1979). Dans son essai consacré à l’analyse de l’individualisme et de l’holisme dans les sciences sociales, Boudon énonce le principe de base de cette approche

« Le principe de l’individualisme méthodologique énonce que pour expliquer un phénomène social quelconque – que celui-ci relève de la démographie, de la science politique, de la sociologie ou de toute autre science sociale particulière – il est indispensable de reconstruire les motivations des individus concernés par le phénomène en question et d’appréhender ce phénomène comme le résultat de l’agrégation des comportements des individus dictés par ces motivations. Et cette proposition est valable, quelle que soit la forme du phénomène à expliquer, qu’il s’agisse d’une singularité, d’une régularité statistique, qu’il se traduise par un ensemble de données quantitatives ou qualitatives» (Boudon, 1986 : 46) Il découle donc de ce principe que dans la perspective de Boudon, les actions collectives doivent être expliquées en tant qu’agrégat de comportements individuels dictés par des motivations. En ce qui me concerne, donc, si je tiens compte de ce principe pour l’analyse de la capacité des populations marginalisées d’organiser des actions collectives, je devrais les interpréter comme étant des actions collectives qui obéissent aux motivations des individus vivant dans la Cité à Port-au-Prince et à la Sierra Santa Catarina. L’individu est au centre de cette perspective. Il se trouve dans un système qu’il légitime par ses attitudes, son comportement et ses actes. Et loin de remettre en question ce système, il cherche plutôt à y trouver une place. Même s’il reconnait que l’acteur peut faire face à des contraintes institutionnelles, il affirme qu’on ne peut pas dire pour autant que les comportements de celui sont la conséquence exclusive de ces contraintes. De même limite-t-il la rationalité de l’acteur qui ne dispose pas toujours, selon lui, de toutes les informations pour agir mieux. Ainsi il conseille au sociologue de porter attention sur les intentions de l’acteur au lieu de lui attribuer une rationalité parfaite (Boudon, 1986). La perspective de Boudon, dans le cadre de cette approche, postule comme éléments fondamentaux l’idée que l’individu interagit avec d’autres individus en vue d’atteindre des buts conformément à ses intérêts et que les actions posées par cet individu sont des actions rationnelles, même si cette rationalité est limitée.

Olson fait partie de cette même tendance en allant jusqu’à dire que si l’individu adhère à une organisation quelconque, s’il participe à des actions collectives, c’est parce qu’il espère obtenir en retour des bénéfices. Il oppose ces théories aux analyses marxistes d’intérêts communs et de conscience de classe qui portent les individus à passer à l’action. Il soutient une idée contraire selon laquelle le partage par un groupe d’individus donnés d’un intérêt commun est insuffisant pour qu’ils s’engagent dans une action collective visant la satisfaction de cet intérêt. Cela implique plutôt ce qu’il appelle un certain coût de participation qui peut être de l’argent ou un temps quelconque. Ce coût implique à son tour quelque bénéfice. En d’autres termes, c’est en vertu du calcul coût-bénéfice que l’individu participe à l’action collective. Il met l’accent sur ce qu’il appelle des « incitations » sociales et économiques qui motiveraient la participation des individus à l’action collective. Mais, il y a un certain paradoxe, à savoir que des membres du groupe peuvent être tentés de ne pas s’y impliquer en laissant le soin aux autres de supporter ce coût. Cette situation peut donner lieu à ce que l’auteur appelle des « free-riders » (ticket gratuit) c’est-à-dire des profiteurs de l’action qui ne s’y sont pas réellement impliqués.

Boudon et Olson se partagent la conception de l’individu comme étant un acteur doué de rationalité cherchant à défendre ses propres intérêts, mais à propos du concept de ticket gratuit d’Olson, Boudon fait remarquer que si tout les membres du groupe font l’option du ticket gratuit (free-rider), le bien collectif ne sera jamais obtenu. Alors, il met l’accent sur la taille du groupe et sur les incitations morales et solidaires, parce que chacun se rendra compte que l’action de chacun compte dans un petit groupe (Boudon, 1989). Selon l’auteur au lieu de la participation, la non-participation à une action collective peut être coûteuse dans une collectivité où les liens de solidarité et d’amitié dominent. Opposé aussi aux théories marxistes et structuralistes, Boudon affirme qu’au risque de sombrer dans l’incertitude, il ne faut pas chercher à conditionner le changement social, c’est-à-dire à tenter de déterminer les conditions dans lesquelles la violence collective a en général plus de chance d’apparaître. À son avis, il serait même dangereux, dans la plupart des cas, de chercher à tirer des conséquences dynamiques de données structurelles (Boudon, 1984).

Dans l’optique de Boudon, en effet, les individus développent des rapports d’interdépendance et d’interaction. Dans le premier cas, le comportement de chaque individu affecte l’ensemble de tous les autres et produit des effets générateurs d’effets externes. Il y a lieu de faire remarquer, enfin, que pour Boudon même si des incitations

morales et solidaires peuvent porter les individus à agir ensemble, ce qui compte c’est l’individu.

L’individualisme méthodologique fait l’objet de certaines critiques de la part d’auteurs tels Dumas et Séguier (1999) et Crozier et Friedberg (1977). Dans leur ouvrage portant sur la construction des actions collectives et le développement des solidarités dans le contexte actuel, Dumas et Séguier désignent par «sociologie de l’individualisme utilitariste» l’approche de l’individualisme méthodologique de Boudon et disent qu’il se présente comme une sociologie de l’acteur totalement assimilé au système social qui est lui-même conçu comme un vaste marché qui obéit à des lois inamovibles. Selon eux, «l’acteur est défini par son appartenance à ce marché et non par son intégration dans les rapports sociaux » (Dumas et Séguier, 1999 :51)

De leur côté, Crozier et Friedberg s’opposent à la thèse selon laquelle l’individu est un acteur rationnel dont le fonctionnement est déterminé par le calcul coût-bénéfice. Ils remettent ainsi en question les thèses d’Olson et de Boudon. Pour eux, l’action de l’individu n’est pas déterminée par ce qu’il donne et par ce qu’il reçoit : il agit plutôt en fonction des opportunités qu’il distingue dans une situation donnée, et en fonction de ses capacités à en profiter (Crozier et Friedberg, 1977). Dans leur perspective, le comportement de l’individu est régulé par l’organisation à laquelle il appartient. Cet individu est doté d’une rationalité limitée. C’est-à-dire l’individu décide de manière séquentielle et choisit pour chaque problème qu’il doit affronter la première solution qui correspond pour lui au seuil minimal de satisfaction (Crozier et Friedberg, 1977 : 42). L’individu tel que décrit par eux est un acteur stratégique qui n’a que rarement des objectifs clairs et cohérents. Il n’est jamais déterminé directement, même s’il est contraint et limité. Il est rationnel d’une part par rapport à des opportunités et à travers ces opportunités au contexte qui les définit, et d’autre part, par rapport au comportement des autres acteurs, au parti que ceux-ci prennent et au jeu qui s’est établi entre eux. (Crozier et Friedberg, 1977). Ce qui se joue entre les individus au sein de l’organisation, ce sont notamment les relations de pouvoir. Même si ces auteurs réfutent la thèse du calcul coût-bénéfice d’Olson par rapport à la participation des individus aux actions collectives, il n’en demeure pas moins qu’il présente un acteur stratégique qui n’agit pas sans raison. Commentant leur approche, Dumas et Séguier font remarquer que leur approche de l’action collective est une approche d’adaptation au système à travers un micro-système qui est l’organisation (Dumas et Séguier, 1999).

D’autres auteurs, Lindenberg (1989), Wippler (1993), mettent l’accent sur la capacité analytique des individus d’une situation dans laquelle ils se trouvent et qu’ils

utilisent comme « facteur de production » pour réaliser leurs objectifs. Lindenberg parle de « fonctions de production sociale » qui découlent, selon lui, de l’analyse de la possibilité de la distribution et de la stabilité des possibilités structurelles pour la production d’objectifs humains généraux, entre autres, la considération sociale et le bien-être physique (Lindenberg, 1989). Pour rendre compte de l’action individuelle dans un processus collectif, il introduit le concept de cadrage, c’est-à-dire l’individu interprète la situation en référence à ses intérêts spécifiques et en termes d’objectifs propres à cette situation (Wippler, 1993). L’auteur formule le concept de la perte pour traduire l’idée selon laquelle les individus accorderaient plus de poids à une perte qu’à un gain de même importance et pourraient prendre un plus grand risque en percevant la situation à travers cette perte qu’à travers un gain escompté. Il évoque la possibilité de l’action collective à partir de la situation où deux individus ayant les mêmes « fonctions de production » subissent une perte ou s’en trouvent menacées. Alors éviter la perte devient l’objectif principal personnel de leurs actions (Lindenberg, 1989). Il met cette idée sous forme d’hypothèse traduite par Wippler à savoir : « 1) qu’éviter les pertes non compensées est un but susceptible de servir de cadrage dans des situations qui imposent de faire un choix; 2) la probabilité pour ce cadrage de dominer dans une situation donnée augmente plus que proportionnellement à l’importance de la perte; 3) le coût de la poursuite du but peut être plus élevé par rapport à la valeur de la perte elle- même » (Wippler, 1993 : 217)

Il ressort de cette approche de Lindenberg que c’est le calcul de la perte par rapport au gain qui motive la décision des individus d’entreprendre des actions collectives. C’est-à-dire les individus veulent qu’il y ait le minimum de pertes possibles, c’est ce qui est à la base de leur action collective. Par l’introduction des effets de cadrage et d’efforts pour éviter les pertes, il a essayé de résoudre le cas des individus qui lancent des actions collectives dans des situations ou la non-participation serait le comportement le plus rationnel (Wippler, 1993)

Tous les auteurs que nous venons de voir dans le cadre de cette approche ont pour dénominateur commun que l’analyse sociologique se fait à partir des conduites individuelles au sens où ce sont elles qui permettraient d’expliquer les phénomènes collectifs. L’individu joue donc un rôle central dans la perspective de ces auteurs. Tantôt, il est un acteur rationnel qui reçoit des motivations pour interagir en vue de réaliser certains buts, tantôt c’est un calculateur avisé qui pour participer à des actions collectives ou pour s’inscrire à une organisation quelconque veut connaître les avantages qu’il va en tirer. Il est aussi un stratège impliqué dans des relations de

pouvoir au sein d’une organisation quelconque. Certes, il n’existe pas de phénomènes sociaux sans la présence des individus – collectifs ou isolés - qui entretiennent divers types de rapports et interagissent. Les sociologues n’arrivent pas à s’entendre sur un seul modèle pour expliquer les phénomènes sociaux. Ainsi, mis à part ces approches centrées sur les comportements individuels, il existe d’autres approches qui se fondent sur d’autres postulats pour expliquer les phénomènes sociaux, notamment les actions collectives.

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