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CHAPITRE 3. PERSPECTIVES D’ACTION COLLECTIVE

3.1 Des actions collectives se situant dans la logique des rapports de classes

L’analyse des actions collectives dans la perspective de Marx et Engels constitue une des premières approches basées sur les contradictions sociales et la frustration consécutive de la classe ouvrière par rapport à la bourgeoisie. La dégradation des conditions de vie et de travail des ouvriers provoque une frustration massive qui va les pousser à engager des luttes contre la bourgeoisie. Selon Marx et Engels, toute l’histoire des sociétés se résume en la lutte des classes. En d’autres mots, la lutte des classes constitue le moteur de l’histoire des sociétés humaines. Dans cette lutte, ils prédisent la victoire du prolétariat constitué par la classe ouvrière qui devra creuser la tombe du capitalisme et établir la dictature du prolétariat jusqu’à la disparition de l’État.

« L’histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une lutte qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la disparition des deux classes en lutte »

Selon ces auteurs, la bourgeoisie détentrice des moyens de production exploite la classe ouvrière à travers la plus-value définie comme étant la différence entre la valeur- travail créée par l’ouvrier et celle qui lui est rémunérée. Le prolétariat, dans ce

processus, devient une classe pour soi à partir du moment où elle prend conscience de ses intérêts communs. Il affronte ainsi la bourgeoisie en s’engageant dans une révolution dont la finalité consiste à mettre fin à l’exploitation et à instaurer le communisme.

Néanmoins, ce ne sont pas toutes les couches sociales opprimées, chez Marx, qui sont capables d’affronter la bourgeoisie ou de se définir en tant que classe sociale. Par exemple, le lumpenprolétariat et la paysannerie ne peuvent pas avoir d’intérêts communs et se définir comme classe pour soi. En tant que tel, ils sont incapables d’actions visant à transformer le système. Dans le 18 Brumaire Marx cible particulièrement les paysans.

«…Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n'existe entre les paysans parcellaires qu'un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique. C'est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l'intermédiaire d'un Parlement, soit par l'intermédiaire d'une Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés (Marx, 1975 : 173,174) Ce sont seulement les ouvriers, dans l’optique marxiste, qui sont capables de se doter d’une identité de classe et de défendre leurs intérêts en organisant diverses actions collectives telles des grèves, des manifestations, des occupations d’usines, entre autres. Évidemment, selon Matin (2000), ces actions collectives ont permis aux ouvriers d’améliorer leurs conditions de travail et de faire certaines conquêtes mais la mission de la classe ouvrière consistant à creuser la tombe du capitalisme n’a pas réussi. La classe ouvrière a accouché une aristocratie superposée en groupes distincts et aux intérêts divergents par rapport à la masse des ouvriers. En d’autres termes, des ouvriers ont acquis des ressources qui les distinguent de leurs pairs au point de constituer au sein de la «classe ouvrière» une catégorie sociale particulière. Poulantzas la reconnaît et la désigne comme étant une fraction ou une couche de classe susceptible de ne pas avoir une position de classe correspondant à ses intérêts. Cependant Poulantzas, cette catégorie au sein de la classe ouvrière n’appartient pas pour autant à la bourgeoisie. De par sa détermination structurelle de classe, elle est partie prenante de la classe ouvrière en constituant une couche de celle-ci (Poulantzas, 1974). La bourgeoisie, au cours de son évolution, a donné naissance elle aussi à une nouvelle catégorie de gens qui sont les managers, supplantés aujourd’hui par les actionnaires face à l’émergence du

gouvernement d’entreprise (Martin, 2000). Il est donc difficile de parler aujourd’hui de la bipolarisation de classes au sens de Marx.

Dans cette même perspective, se référant aux actions collectives réalisées par des travailleurs, Wippler (1993) fait une synthèse des démarches de la classe ouvrière susceptibles d’aboutir à la révolution. Selon l’auteur, en rapport avec la théorie marxiste, les travailleurs passent par quatre étapes pour entreprendre des actions collectives. Premièrement, les travailleurs constituant une masse dispersée et fractionnée, à cause de la concurrence qu’ils font entre eux, luttent individuellement et ne font pas d’action collective. Deuxièmement, avec le développement des forces productives, débutent les contacts entre les travailleurs. Il commence, donc, à s’exercer une pression sur la classe dirigeante. À la troisième phase, la concurrence entre les membres de la classe dirigeante entraîne une concentration de pouvoir. Ainsi, certains membres de la classe dominante rejoignent le prolétariat. Enfin, à la quatrième phase, la classe dominante réagit par des mesures répressives, l’économie tombe en crise et l’armée est divisée. En recevant l’appui international, les masses passent à la réalisation de l’action collective : c’est la révolution (Wippler, 1993).

L’approche marxiste met en relief d’une part, les possibilités économiques et techniques (les forces productives) et d’autre part, l’organisation sociale existante (les rapports de production) (Wippler, 1993). Ces rapports de production sont à la base de toutes les actions collectives entreprises, lesquelles doivent déboucher sur la révolution devant creuser la tombe du capitalisme. Wippler qualifie cette approche comme étant une «théorie des actions collectives spontanées» dont la composante structurale consacre les oppositions d’intérêts de classes à la base de toute action collective. Les approches marxistes constituent donc un courant macrosociologique d’analyse des actions collectives où seuls les comportements de classe prévalent.

Fanon, en référence aux «Damnés de la terre», s’oppose à la thèse selon laquelle des populations comme le lumpenprolétariat ou les paysans ne peuvent pas réaliser des actions collectives. Traitant de la spontanéité des masses à organiser des actions collectives anti-colonialistes, il affirme qu’il est impossible de réaliser une révolution sans la participation du lumpenprolétariat. Le lumpenprolétariat est constitué, selon Fanon, de ces souteneurs, ces voyous, ces chômeurs qui se jettent dans la lutte de libération comme de robustes travailleurs. Ce sont, pour reprendre son vocabulaire, les désœuvrés, les déclassés, qui vont par le canal de l’action militante et décisive retrouver le chemin de la nation. Ils ne se réhabilitent pas vis-à-vis de la société coloniale ou de la

morale du dominateur. Tout au contraire ils assument leur incapacité à entrer dans la cité autrement que par la force de la grenade ou du revolver. Ces chômeurs, ces sous- hommes se réhabilitent vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis de l’histoire. C’est dans cette masse, c’est dans ce peuple des bidonvilles, au sein du lumpenprolétariat, poursuit-il, que l’insurrection trouve son fer de lance urbain. Cette cohorte d’affamés détribalisés, déclanisés constitue l’une des forces la plus spontanément et le plus radicalement

révolutionnaire d’un peuple colonisé (Fanon, 1970 :79-81)17. Fanon met l’accent surtout

sur l’éducation politique des masses en vue de leur participation à la lutte pour la libération nationale. Cette éducation est faite par des intellectuels membres du parti national qui luttent pour l’indépendance de la colonie. L’approche de Fanon apporte un élément nouveau par rapport à la capacité des populations marginalisées de réaliser des actions collectives. Toutefois, elles ont tous le même dénominateur commun à savoir que ce sont des conditions externes qui déterminent les actions collectives des populations.

L’approche de ces auteurs est une critique de la société capitaliste et de ses mécanismes de contrôle et de reproduction sociale. Elle est en connexion avec une conception classique des mouvements sociaux selon laquelle les travailleurs luttent pour leur émancipation sociale en s’attaquant au capitalisme. Cette conception fait passer les travailleurs comme les seuls victimes de la domination capitaliste. De même, la sphère industrielle devient le lieu privilégié de cette domination. Mais selon Habermas, dans les sociétés capitalistes avancées, le travail ne constitue plus l’expérience primordiale de l’oppression, car celle-ci affecte aussi le citoyen, le client des décisions administratives et le consommateur (Habermas, 1987). De même pour Foucault, on ne plus attribuer le pouvoir à un mécanisme causal central telle que la production industrielle (Foucault, 1993). Bourdieu, s’inscrivant dans la même perspective se veut plus radical en affirmant que les classes sociales n’existent que de «manière virtuelle» et qu’il faut plutôt parler dans les sociétés d’espaces sociaux (Bourdieu, 1994). La domination, donc, pour Bourdieu, n’est pas l’effet direct et simple de l’action exercée par un ensemble d’agents investis de pouvoirs de coercition mais l’effet indirect d’un ensemble complexe d’actions qui s’engendrent dans le réseau des contraintes croisées que chacun des dominants, ainsi dominé par la structure du champ à travers lequel s’exerce la domination, subit de la part de tous les autres (Bourdieu, 1994 :57). De telles

17 L’auteur cite l’exemple de la révolte des Mau-Mau au Kenya contre lesquels les autorités coloniales britanniques

avaient multiplié les mesures d’intimidation. Il évoque aussi l’exemple « des jeunes voyous du Congo qui perturbaient l’ordre public; des camps de recasement furent ouverts et confiés aux missions évangéliques sur la protection de l’armée belge » (Fanon, 1970 : 80)

considérations tendent donc à invalider la thèse selon laquelle, il existe des classes dominantes et des classes dominées (Bourgeoisie/prolétariat).

Selon Offe, une analyse des mouvements sociaux mettant face à face la bourgeoisie et le prolétariat se réfère à trois aspects liés des sociétés capitalistes industrielles avancées. Premièrement, la dispersion dans le temps et l’espace des effets secondaires de la rationalité socio-économique en vigueur. En d’autres termes, on peut, en résolvant les conflits concrets, faire retomber le coût de la solution sur des acteurs extérieurs ou bien on peut les déplacer vers de nouvelles dimensions de privilèges et de l’oppression. Deuxièmement, on peut faire muter de manière qualitative des méthodes de domination et de contrôle social car les méthodes de domination deviennent plus universelles et plus incontournables. En d’autres termes, la régulation économique et politique n’est plus limitée à la manipulation des contraintes externes du comportement individuel, mais intervient dans l’infrastructure symbolique de l’interaction sociale informelle et dans la production du sens, à travers l’utilisation des technologies du droit, de l’éducation, de la médecine, de la psychiatrie et des médias. La troisième caractéristique se réfère à l’incapacité structurelle des institutions économiques et politiques existantes de percevoir et de prendre effectivement en compte les menaces, les destructions et les risques globaux dont elles sont la cause (Offe, 1994). Offe tient pour valide l’interprétation sociologique qui privilégie l’emprise de la structure sur les éléments ainsi que la capacité cognitive des acteurs par rapport à l’irrationalité du système capitaliste.

« Il est donc possible de parler d’une critique moderne de la modernisation, plutôt que d’une critique antimoderne ou postmatérialiste, puisque les fondements de cette critique tout comme l’objet de celle-ci reposent dans les traditions modernes de l’humanisme, du matérialisme historique des idées émancipatrices » (Offe, 1994 : 9)

D’après cette analyse, ceux qui sont les plus aptes à s’engager dans les actions collectives sont ceux qui peuvent le plus facilement prendre connaissance de la nature particulière des irrationalités du système ou ceux qui ont le plus de chance d’en être des victimes privilégiées. La première partie de cette hypothèse est confirmée par le fait que le niveau d’éducation élevé (et peut-être le caractère récent de l’expérience éducative qui est indiqué par l’âge) constitue le facteur qui conditionne le plus l’engagement dans les nouveaux mouvements (Offe, 1994). Les mouvements sociaux actuels ne sont pas l’œuvre de la classe ouvrière ou du prolétariat. Offe donne une nouvelle configuration des acteurs qui réalisent les nouvelles actions collectives. Ce sont : 1) les nouvelles

classes moyennes qui se caractérisent par un niveau d’instruction élevé, une sécurité économique relative et un emploi autonome ou dans l’exercice des services sociaux, 2) des groupes périphériques, c’est-à-dire « des groupes sortis de la sphère marchande » (Offe, 1994), cette catégorie sociale est plus vulnérable que la première. Elle ne voit pas sa situation définie directement par le marché du travail et bénéficie d’une disponibilité temporelle plus flexible. Ce sont entre autres, des femmes au foyer, des nouvelles classes moyennes, des étudiants, des retraités ou des jeunes sans emploi ou employés marginalement. Ces catégories sociales ont pour caractéristiques communes que leurs conditions de vie et leurs perspectives sont modelées par des mécanismes de surveillance, d’exclusion et de contrôles sociaux qui sont souvent très autoritaires.

Les groupes périphériques ont pour caractéristique de pouvoir se permettre de consacrer un temps considérable aux activités politiques, chose qu’ils partagent avec les professionnels des classes moyennes aux emplois du temps flexibles (Offe, 1994). 3). On y trouve comme troisième composante l’ancienne classe moyenne constituée de paysans, de petits commerçants et d’artisans. Les intérêts économiques immédiats de ces catégories sociales coïncident souvent avec les préoccupations qu’exprime la politique protestataire des nouveaux mouvements sociaux (NMS). Inversement les groupes, strates et classes qui sont les moins perméables aux préoccupations, aux revendications et aux formes d’action du nouveau paradigme sont les principales classes des sociétés capitalistes, c’est-à-dire, la classe ouvrière industrielle ainsi que les détenteurs et les agents du pouvoir économique et administratif (Offe, 1994)

L’approche des mouvements sociaux basés sur des rapports économiques et sociaux capitalistes, selon Offe, est inappropriée pour expliquer les secteurs qualifiés de périphériques sortis de la sphère marchande. Il est difficile, donc, d’expliquer la mobilisation des anciennes classes moyennes et celle des secteurs périphériques par cette théorie. Leur mobilisation se produit plutôt en réponse à la violation de valeurs traditionnelles, et leur action peut être en conséquence analysée de façon plus adéquate selon la dynamique et les modèles des anciens mouvements sociaux.

Une nouvelle approche d’analyse des actions collectives ou des mouvements sociaux, dans la perspective d’Offe doit avoir une autre compréhension de la dynamique des luttes en se démarquant des postulats marxistes traditionnels de la lutte des classes. Elle permettra d’appréhender la nouvelle configuration de classes, ne serait-ce que de manière virtuelle, en ce qui concerne l’existence réelle de ces classes. Mais elle n’est plus applicable à la réalité des pays post-industrialisés. Et là encore elle ne permet pas

de saisir la nouvelle marginalité en émergence dans ces pays ainsi que les formes de lutte menées par les marginaux (Offe, 1994).

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