Section 2. à la perspective stratégique
2.3. Le concept de « situation stratégique »
2.3.3. Implications : la conduite séquentielle de la stratégie
Au-delà de son potentiel analytique et descriptif ex-post, le concept de situation stratégique
permet d’appréhender la dynamique et le niveau d’incertitude associée à une situation et ainsi d’en déduire une « meilleure réponse stratégique ». Gardant en tête que la stratégie doit
pouvoir s’adapter aux évolutions de l’environnement (Doh & Pearce, 2004), il est possible de
définir des séquences stratégiques cohérentes avec les successions de cadrages sur les éléments stables et instables des situations. Dès lors, le succès ou l’échec de l’activité stratégique dépendra de la capacité de la firme à ajuster ces séquences aux paramètres
50 actualisés des situations, plutôt qu’à suivre un plan d’action prédéfini et figé. En particulier,
les successions de cadrage et d’action génèrent des effets d’expérience et d’apprentissage
organisationnel (Kogut, 2006), qui peuvent conduire la firme à apprécier plus justement les
risques et potentialités au cours de l’enquête et donc, à déployer des stratégies de plus en plus
cohérentes.
Dans notre cadre d’analyse, ces séquences stratégiques peuvent être déployées à la fois sur le
marché et dans l’environnement non-marché : « As Baron (1995) has argued, firms pursue
both market and nonmarket strategies, and there is reason to expect that their responses to public policy changes would take the form of both market and nonmarket initiatives” (Doh &
Pearce, 2004, p. 660). Baron (1995) soutient que les stratégies intégrées, c’est-à-dire qui combinent des actions sur le marché et dans l’environnement non-marché, sont plus efficaces que les stratégies ciblées sur une seule dimension. Sa définition des stratégies de marché et non-marché fait d’ailleurs explicitement référence à la notion de situation stratégique : “A
nonmarket strategy is a mapping from the exogenous characteristics of a strategic situation to the set of possible nonmarket actions, such as coalition building, lobbying, and information provision. Similarly, a market, or competitive, strategy is a mapping from the exogenous characteristics of a strategic situation to the set of possible market actions, such as pricing, quality enhancement, and new product development” (Baron, 1999, p. 7).
Considérons une situation stratégique Si (Ri ; Pi) caractérisée par un niveau de risque Ri (avec
R = 0 ou R > 0) et un niveau de performance Pi (P > 0 ou P < 0). Soit si (mi ; ni) une séquence
stratégique multidimensionnelle, où mi est une stratégie de marché et ni une stratégie non-
marché. Le processus d’enquête conduit alors progressivement à la définition d’une séquence s*i (m*i ; n*i) qui solutionne la situation problématique initiale :
S1 (R1 ; P1) → s1 (m1 ; n1) → S2 (R2 ; P2) → s2 (m2 ; n2) … s*i (m*i ; n*i) → S*i (R*i ; P*i)
L’originalité de l’approche tient à ce que s*
i (m*i ; n*i) soit largement susceptible de ne pas
correspondre à s1 (m1 ; n1). Nous proposons alors que selon le niveau de risque perçu et de
performance associée à chaque situation, l’entreprise est amenée à développer soit une stratégie préemptive, en agissant de manière proactive avant que l’incertitude ne soit levée, soit une stratégie réactive d’ajustement aux évolutions des risques, soit enfin à abandonner
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l’entreprise cherchera à agir de façon réactive sur les marchés et dans l’environnement non- marché, soit pour contourner le risque soit pour tenter de l’infléchir (Doh & Pearce, 2004).
Les stratégies de type « optionnelle », « adaptative » ou « synchronisée » analysées par Doh et Pearce sont des exemples de stratégies réactives. Au contraire, dans le cas d’un faible risque
perçu et d’une performance positive, l’entreprise sera amenée à investir de façon préemptive pour la réalisation de l’activité stratégique (Doh & Pearce, 2004). Enfin, lorsque la performance est négative, l’entreprise est conduite à abandonner l’activité, quel que soit le
niveau de risque perçu. La figure ci-dessous fournit l’ensemble des possibles stratégiques qui
s’offrent alors à une firme.
Figure 11. Arbre de décision stratégique
Dans une situation stratégique particulière, une firme pourra donc commencer par identifier les éléments stables et instables, le niveau et la dynamique du risque associé à chaque élément. Ensuite, selon le niveau et la performance du risque, un type de stratégie pourra être
mis en œuvre.
Cette approche place au centre de l’analyse les actions stratégiques dans le temps et dans l’espace et porte une attention particulière à l’incertitude consécutive à la dérèglementation d’une industrie. Elle nous permettra par la suite d’analyser les comportements stratégiques
des firmes actives sur les industries de réseaux européennes en cours de restructuration. Nous
verrons alors comment les entreprises s’adaptent aux situations stratégiques et comment elles
les transforment. À cette fin, le chapitre 3 de la partie 2 propose une analyse qui combine les SSM (Dumez & Jeunemaître, 2005) et l’évolution des situations stratégiques. Avant cela, nous revenons dans ce qui suit sur le contexte empirique de la recherche.
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Encadré 1. Synthèse du chapitre 1 de la partie 1
Ce premier chapitre théorique nous a permis de poser les jalons de ce qui sera développé dans le corps de la thèse. En particulier, les notions qui ont été discutées – les industries de
réseaux, leur architecture, leur régulation, les stratégies qui s’y développent et les situations stratégiques qui s’y observent – forment le cadre d’analyse conceptuel qui sera mobilisé pour
répondre à la question de recherche générale.
Point 1. L’approche traditionnelle des industries de réseaux, largement ancrée dans le champ de l’économie industrielle, nous a permis d’identifier les caractéristiques structurelles
de ces industries. Nous avons appréhendé les implications économiques de ces
caractéristiques en termes de gouvernance industrielle, c’est-à-dire en termes de market
design et de regulatory design.
Point 2. Les enjeux stratégiques de ces caractéristiques économiques ont ensuite été
formulés au moyen de nos deux hypothèses de recherche, c’est-à-dire en termes de risques de marché et de régulation, consécutifs aux instabilités des environnements de marché et non- marché.
Point 3. Enfin, dans le but d’analyser en dynamique les comportements stratégiques des
firmes et les évolutions de leur environnement, nous avons développé le concept de situation stratégique en parallèle des séquences stratégiques multidimensionnelles. Cette approche
nous permettra par la suite d’étudier la manière avec laquelle les entreprises intègrent les
évolutions des environnements de marché et non-marché dans leurs choix et leurs comportements stratégiques.
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