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Cadre théorique : alliances, séquences stratégiques et effets de portefeuilles

Depuis une vingtaine d’années, le nombre d’alliances a considérablement augmenté dans la majorité des secteurs et des pays. Elles jouent un rôle de plus en plus important dans les stratégies des firmes, puisque près 20% de leurs actifs seraient engagés dans des alliances (Ernst, 2004) et contribueraient à environ 30% de leurs revenus (Kale et al. 2009). Il n’est

donc pas surprenant de constater qu’elles continuent de faire l’objet de nombreuses

recherches en management. Nous discutons dans cette partie la pertinence d’un outil

d’analyse qualitative des alliances stratégiques qui tient compte des effets de portefeuilles d’alliances.

2.1. La nécessité d’adopter une approche multidimensionnelle

Si l’on se concentre sur la dynamique concurrentielle des alliances, c’est-à-dire sur les différentes séquences d’actions et de réactions stratégiques qu’elles développent (Bates et al.,

1998), il est nécessaire de tenir compte des phénomènes de structuration de marché et de régulation (Dumez & Jeunemaître, 2005). En effet, quel que soit le niveau d’analyse (macro environnement, secteur etc.), les dimensions stratégiques de structuration de marché et non- marché jouent contraignent et habilitent à la fois les stratégies des firmes (Dumez & Jeunemaître, 1999, 2009b).

Le recours à la stratégie d’alliance peut tout d’abord s’appréhender comme une stratégie de

marché. L’enjeu est alors d’améliorer son avantage concurrentiel sur un marché donné. Les

alliances peuvent en effet permettre une meilleure maîtrise des quantités ou des prix (Oum et

al., 1996), une réduction des coûts de transaction (Stuckey, 1993) et la réalisation

d’économies d’échelle ou d’envergure (Ahuja, 2000 ; Hennart, 1988 ; Kogut, 1988). Elles

permettent de s’adapter plus rapidement aux mouvements stratégiques des concurrents (Dussauge & Garrette, 1999 ; Inkpen, 2001) et à l’hyper-compétition (D’Aveni, 1995) ou

151 encore, d’accélérer le développement de nouveaux produits (Castañer et al., 2009). Selon Kogut (1988), une alliance peut avoir pour objectif d’augmenter sa capacité à faire face à un concurrent plus fort. Une fois l’alliance formée, les partenaires peuvent collectivement ou

individuellement mettre en place des stratégies de marché (prix/quantité, qualité de l’offre etc.) dans le but de renforcer l’alliance ou la position d’une firme dans l’alliance.

Ensuite, le recours aux alliances peut consister à définir les contours géographiques ou économiques des marchés (Yoshino & Ragan, 1995 ; Contractor & Lorange, 2002 ; Prevot & Meschi, 2006 ; Meschi, 2009). Il s’agit alors de stratégies de (re)définition de marché (Dumez & Jeunemaître, 2004a et 2005). En effet, les alliances peuvent contribuer à la pénétration de nouveaux marchés géographiques (Meschi, 2005 ; Pan & Tse, 2000), ou adjacents sur le plan économique (Gassmann et al., 2010 ; Lew et al., 2013). Ainsi, la

stratégie d’alliance peut avoir pour objectif de faire converger deux marchés initialement

séparés par des frontières légales, géographiques, technologiques ou industrielles (Bauer, 2005). Les stratégies de redéfinition de marché concernent également les reconfigurations ex-

post des activités de l’alliance (diversification de l’offre collective, stratégies individuelles de

rupture d’un partenariat, etc.).

Enfin, les alliances peuvent être assimilées à des stratégies non-marché, c’est-à-dire à des

stratégies ayant pour objectif d’influencer les règles du jeu de la concurrence en faveur des

partenaires de l’alliance (Baron, 1995, 1996). Le recours à l’alliance peut ainsi avoir pour

objectif d’augmenter son pouvoir de négociation dans l’environnement non-marché, défini comme l’ensemble des forces sociales, politiques et légales qui peuvent influencer le jeu de la

concurrence (Baron, 1995). Pour les alliances et leurs membres, ces stratégies prennent la forme de lobbying auprès des pouvoirs publics, de politiques visant à améliorer leur réputation ou à détériorer celle d’un concurrent, ou encore à saisir les autorités de surveillance des marchés et poursuivre un concurrent en justice. Dans un contexte de libéralisation, les

anciens monopoles peuvent chercher à profiter de l’instabilité réglementaire pour développer

ce type de stratégies en cherchant à verrouiller l’entrée de nouveaux concurrents sur leur

marché domestique, tout en menant des stratégies d’expansion internationale (Bonardi, 1999,

2004).

Afin d’étudier ces différentes dimensions de manière simultanée, Dumez et Jeunemaître (2005) ont développé un outil méthodologique appelé les « séquences stratégiques

152 multidimensionnelles » (SSM). Cet outil a été conçu pour étudier les actions d’une unité

d’analyse de manière longitudinale et cela à travers plusieurs dimensions. Les auteurs

expliquent ainsi que « l’étude séparée des trois [dimensions] ne permet pas de bien

comprendre la démarche stratégique des entreprises ; en revanche, l’étude de la manière dont les entreprises concurrentes développent dans le temps des stratégies successives et simultanées sur ces trois dimensions constitue un point de focalisation possible de la recherche permettant de prendre en compte, en plus des stratégies elles-mêmes, les phénomènes de structuration des marchés et la régulation. » (Dumez & Jeunemaître, 2005 :

33).

Pour autant, les SSM n’ont pas été développées en vue d’étudier les alliances. Si celles-ci ont

pu être mobilisées dans une étude de cas unique (Roy & Yami, 2009), elles ne sont pas

directement applicables à l’étude de plusieurs alliances présentant des points de contact. En effet, les alliances sont génératrices d’externalités qui doivent être analysées plus

systématiquement.

2.2. L’importance des effets de portefeuilles dans la compréhension des alliances internationales

Depuis quelques années, la littérature sur les alliances s’est enrichie du concept de portefeuilles d’alliances. Il existe de nombreuses définitions, et nous proposons d’adopter

celle de Lavie (2007), à savoir l’ensemble des alliances directes d’une firme focale avec ses partenaires33. La particularité de ce concept est d’offrir une vision globale de l’ensemble des

alliances d’une firme et donc de mettre en évidence les éventuelles interactions existantes

entre celles-ci (Wassmer, 2010). Ces interactions, qui peuvent être aussi bien positives que négatives, sont généralement appelées « effets de portefeuilles ».

Ces effets de portefeuilles peuvent s’expliquer à travers plusieurs logiques. Dans une

approche par les ressources, les alliances servent à accéder à des ressources-réseaux que la firme focale ne possède pas (Eisenhardt & Schoonhoven, 1996). En accédant simultanément à plusieurs ressources-réseaux à travers ses alliances, la firme focale va pouvoir combiner des

153 ressources issues de plusieurs firmes et créer de la valeur. Ces phénomènes de combinaisons peuvent créer des synergies ou au contraire des redondances (Parise & Casher, 2003 ; Wassmer & Dussauge, 2011, 2012). Une autre logique, plus proche de la concurrence multipoints (Bernheim & Whinston, 1990 ; Gimeno & Woo, 1996 ; Dumez & Jeunemaître, 2009a), permet d’envisager que deux partenaires puissent former plusieurs alliances sur différents marchés. Ce faisant, les actions entreprises par l’un des partenaires sur l’une des alliances peuvent avoir des répercussions sur les autres alliances (Vonortas, 2000). Enfin, dans une perspective plus proche des réseaux sociaux, la signature d’une alliance avec une

compagnie concurrente d’un partenaire peut créer des tensions en créant des « triades

déséquilibrées » (Heider, 1958 ; Madhavan et al., 2004). Dans cette configuration, la firme focale pourra avoir à faire un arbitrage entre la première et la deuxième alliance afin de réduire les tensions entre ses partenaires concurrents.

Il est donc crucial de prendre en compte les interactions entre les différentes alliances d’une firme focale afin de sortir d’une vue purement dyadique (Choi & Wu, 2009) et cela même dans le cadre d’une recherche qualitative. Les rares contributions qualitatives sur les portefeuilles d’alliances n’étudient pas les alliances « une par une » mais comme un tout

(Hoffmann, 2007 ; Lavie & Singh, 2011 ; Rindova et al., 2012). Il est donc important de

développer un outil permettant d’étudier chaque alliance de manière individuelle, tout en

prenant en compte les effets de portefeuilles générés par chaque alliance.

2.3. Présentation des séquences stratégiques multidimensionnelles pour les alliances

Nous développons dans cette partie un outil permettant d’adapter les séquences stratégiques

multidimensionnelles à l’étude des alliances. Ces séquences stratégiques multidimensionnelles appliquées aux alliances (SSMA) s’appuient sur l’outil développé par Dumez et Jeunemaître (2005). Les SSMA ajoutent aux trois dimensions traditionnelles des SSM – sur le marché, sur les structures de marchés et non-marché – la dimension des effets de portefeuilles d’alliances. Cette dimension supplémentaire permettra de prendre en

considération les diverses formes d’externalités (ou effets de portefeuilles) qui peuvent se

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Tout d’abord, si le développement en parallèle de plusieurs alliances peut permettre à la firme

focale de combiner des ressources-réseaux issues de partenaires différents (Wassmer & Dussauge, 2011, 2012), l’analyse des effets de portefeuilles implique d’observer les synergies

et les conflits générés par l’ajout ou l’évolution d’un partenariat. Ainsi, la prise en compte du contexte relationnel d’une alliance permet d’intégrer les effets d’appartenance dus aux

alliances préexistantes (Wassmer & Dussauge, 2012). En effet, lorsque les deux partenaires appartiennent à des groupes ou des alliances multilatérales différentes, des tensions peuvent apparaître entre eux (Chiambaretto & Dumez, à par.). De même, l’ajout d’une nouvelle

alliance avec une firme concurrente d’un partenaire préexistant peut créer des triades instables

(Heider, 1958 ; Madhavan et al., 2004). Mais le raisonnement peut fonctionner à l’inverse

lorsqu’un partenaire existant joue le rôle de « garantie » pour intégrer un nouveau partenaire dans le portefeuille d’alliances (Gulati & Gargiulo, 1999 ; Min & Mitsuhashi, 2012). Il est donc important de prendre en compte le contexte relationnel d’une alliance afin d’observer les éventuels conflits qui peuvent être générés par d’autres alliances.

De plus, lorsque deux partenaires se retrouvent dans plusieurs alliances (bilatérales ou multilatérales), on observe une situation que l’on pourrait qualifier de « coopération multipoints ». L’enjeu n’est plus d’obtenir la plus grande part de marché mais d’extraire le plus de valeur de chaque alliance, tout en gardant en tête les éventuelles répercussions sur

d’autres alliances (Bernheim & Whinston, 1990 ; Vonortas, 2000 ; Dumez & Jeunemaître,

2009). Les actions d’un partenaire au sein d’une alliance ont non seulement pour effet

d’affecter sa réputation dans cette alliance, mais aussi de dévoiler ses réelles intentions quant

au niveau de coopération sur l’ensemble des points de contact (Das & Teng, 2000). L’étude des effets de portefeuilles permet donc de mettre en évidence des effets d’otages mutuels (Pisano et al., 1988) qui alignent les intérêts des partenaires et accroissent la difficulté de

sortie de l’alliance par la menace de représailles sur l’ensemble des alliances en commun.

Nous nous proposons d’illustrer les SSMA en étudiant les séquences stratégiques de quatre alliances ferroviaires internationales. Il convient tout d’abord de préciser les fondements méthodologiques de la démarche.

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