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Dérégulation, risques et situations stratégiques : le cas d’un projet

D’INTERCONNEXION ÉLECTRIQUE

Benjamin Lehiany

PhD candidate, CRG-Ecole Polytechnique, 828 boulevard des Maréchaux, 91762 Palaiseau Cedex. Benjamin.lehiany@polytechnique.edu (corresponding author).

Résumé:

L’article propose une analyse des phénomènes de régulation, de structuration de marché et de stratégie d’entreprise dans une perspective qui articule action et situation. En combinant les

notions de risques associés à la dérégulation industrielle et de séquences stratégiques, nous développons le concept de « situation stratégique » qui s’appréhende comme une

configuration particulière d’acteurs, d’espaces stratégiques et de temps stratégiques. Le

recours au concept de situation stratégique en parallèle des Séquences Stratégiques Multidimensionnelles (SSM) permet d’analyser simultanément les actions stratégiques d’une firme et les évolutions de son environnement. Dans cette perspective, une étude du cas est

menée sur un projet d’interconnexion électrique entre la France et l’Angleterre, conduit par

EDF-Energy, filiale privée d’EDF en Grande-Bretagne. Ce statut d’entreprise privée expose le projet à de fortes incertitudes, notamment de nature réglementaire, exacerbées par la phase

de restructuration que connaît le secteur de l’énergie en Europe. L’étude du « projet câble » montre alors l’enchevêtrement des stratégies et des situations dans lesquelles ces stratégies se développent. La prise en compte des situations stratégiques dans l’analyse permet ainsi de ne plus considérer l’environnement comme une variable purement exogène, mais en partie déterminée par les stratégies d’entreprises.

Mots clés: situation stratégique, risque, dérégulation interconnexion électrique,

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Section 1. Introduction

Tous les jours, des électrons français traversent le réseau de transport d’électricité allemand, du gaz hollandais passe par la Belgique pour être consommé en France et des opérateurs ferroviaires italiens desservent Paris-Milan ! En quelques chiffres, la France a importé 10176

GWh d’électricité en 2008, contre 4098 GWh en 1998, soit près de 150% d’augmentation en

dix ans41. Cette intensification des échanges transfrontaliers s’explique par deux processus différents mais complémentaires : la libéralisation des industries de réseaux d’une part, qui se traduit comme nous le verrons par l’effondrement des barrières à la concurrence ; et l’intégration régionale des réseaux européens, qui s’inscrit dans la constitution d’espaces communautaires pour la libre circulation des biens, des services et des personnes. Conduits par la Commission européenne et rythmés par les paquets de réformes sectorielles (Henry et

al., 2001), ces processus sont plus ou moins avancés selon l’industrie considérée, mais la

dynamique reste commune à toutes (Dumez & Jeunemaître, 1999 et 2009). Se développent ainsi le Ciel Unique Européen (SES, pour Single European Sky), l’espace ferroviaire unique européen (SERA, pour Single European Railway Area) ou le Marché Intérieur de l’Electricité (IEM, pour Internal Electricity Market).

Dans ce dernier cas, le Marché Unique est jugé nécessaire afin d’assurer la sécurité

d’approvisionnement énergétique des États membres ainsi que l’égalité de traitement du

consommateur par la convergence des prix. Il permet également de faire face aux enjeux

environnementaux par l’utilisation la plus efficiente des moyens de production sur l’ensemble

du réseau électrique européen : « L’UE entreprend la construction d’une Communauté de l’énergie pour faire face au triple défi du changement climatique, de sa sécurité d’approvisionnement et de la compétitivité » (Fisher, 2010, page17). Si l’intégration régionale des réseaux de transport nationaux est primordiale, elle soulève cependant des questions sur son financement, sur les interconnexions transfrontalières et sur la gestion coordonnée des flux qui les traversent (CE, 2007). Le processus d’intégration se présente ainsi en premier lieu par une matérialité « physique » de capacité d’interconnexion, aujourd’hui significativement en deçà des objectifs visés42. Afin de dynamiser l’intégration des réseaux électriques via

l’investissement dans des capacités d’interconnexion additionnelles, la réglementation

41 ENTSO-e Statistical Yearbook 2008

42Le sommet de Barcelone fixe pour objectif un ratio d’interconnexion (capacité d’interconnexion/capacité de

188 européenne sur les échanges transfrontaliers prévoit, sous certaines conditions, la prise en charge de tels projets par des acteurs privés43. Le développement de ces lignes dites « marchandes », est alors contraint à l’obtention d’une exemption au régime régulé

garantissant l’accès des tiers à l’infrastructure. Une telle exemption, délivrée par les

régulateurs nationaux pour une durée déterminée et soumise à validation de la Commission

européenne, doit permettre à l’investisseur de rentabiliser son projet tout en préservant le jeu

de la concurrence sur les marchés (Hauteclocque & Rious, 2011). En effet, si le propriétaire de la ligne est en même temps concurrent sur les marchés interconnectés, il est susceptible

d’adopter des comportements d’éviction de l’accès à l’infrastructure, produisant des

distorsions de concurrence (Armstrong et al., 1996 ; Brunekreeft, 1997). Ces préoccupations

sont à l’origine de la séparation verticale des activités de gestion de l’infrastructure préconisée

par la réglementation européenne.

Sur le plan théorique, la littérature relative à l’investissement en infrastructure transfrontalière

s’est alors focalisée sur une approche économique du rôle du secteur privé et sur la pertinence

du modèle des Merchant Transmission Investments (Bushnell & Stoft, 1996 ; Brunekreeft, 2004 ; Brunekreeft et al., 2005 ; Kristiansen & Rosellόn, 2006). Ce modèle défend que la différence du prix de l’énergie entre deux zones fournit la bonne incitation de marché pour interconnecter ces zones (Keller & Wild, 2004 ; Rious et al., 2008). Néanmoins, sous un

ensemble d’hypothèses réalistes, cette approche produit plusieurs types d’inefficiences et doit

rester ciblée sur des projets de petite envergure (Rosellon, 2003 ; Joskow & Tirole, 2005) et en courant continu (Brunekreeft, 2004), comme l’envisage la règlementation européenne sur les interconnexions. Cette perspective économique, qui laisse donc une certaine marge de

manœuvre au secteur privé dans l’investissement en interconnexions, ignore en revanche les

questions relatives à la réalisation concrète de tels projets. Or, en pratique, la configuration des acteurs et de leurs intérêts propres (Hauteclocque & Rious, 2011), associée à l’incertitude relative à la phase transitoire du processus d’intégration des réseaux (Hauteclocque, 2009),

plongent l’investisseur dans une situation risquée, voire indéterminée, qui évolue sans cesse et l’amène à réajuster sa stratégie, pouvant conduire à l’abandon du projet. Si ce type d’investissement doit permettre de dynamiser l’intégration régionale des réseaux, il convient de s’interroger sur les aspects stratégiques et pratiques qu’il soulève.

189 À cette fin, nous conduisons une étude de cas unique sur un projet d’interconnexion électrique

entre la France et l’Angleterre, entrepris au début de l’année 2007 par EDF-Energy (ci-après

EDF-E), filiale privée d’EDF-SA (ci-après EDF). Le projet s’inscrit donc dans le contexte de

l’intégration régionale des réseaux électriques européens et présente les caractéristiques d’une

« ligne marchande ». Nous verrons ainsi comment, au cours de ce projet, l’enchevêtrement

des séquences stratégiques d’EDF-E et de son environnement produit des successions de

« situations stratégiques », qui conduisent à leur tour l’entreprise à réorienter sa stratégie. En élaborant sur le concept de « situation stratégique » (qui s’appuie sur celui de « situation de gestion » développé par Jacques Girin), combiné à l’étude des séquences stratégiques multidimensionnelles (ci-après SSM, Dumez & Jeunemaître, 2005), nous construisons une

grille de lecture des manœuvres stratégiques d’un investisseur potentiel, soumis à diverses sources de risques. Ainsi, notre étude permet de décrire et d’analyser l’articulation des cadres

de régulation, des structures de marché et des stratégies des firmes dans les industries de réseaux européennes. Elle répond à la question suivante : comment une entreprise parvient- elle à intégrer les risques liés à la restructuration industrielle dans la conduite de sa stratégie ?

En premier lieu, il convient de revenir sur les fondements théoriques de l’étude. Celle-ci développe les notions de dérégulation industrielle, de risque de régulation et de séquences stratégiques pour élaborer celle de « situation stratégique ». Ensuite, la deuxième partie vise à

détailler l’approche méthodologique retenue pour l’analyse et le contexte empirique dans lequel elle s’inscrit. Enfin, la troisième partie développe l’étude de cas dans une perspective

narrative et descriptive, puis discute les enseignements empiriques à la lumière des développements théoriques.