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Section 2. L’intégration des industries de réseaux en Europe

2.3. L’espace ferroviaire unique européen

Entre 1970 et le début des années 1990, l’industrie ferroviaire européenne a connu une

période de déclin, voyant ses parts de marché diminuer face aux modes de transport concurrents, passant de 31,7% à 15,4% dans le fret et de 10,4% à 6,4% dans le transport de passagers (Sénat, 2009). En effet la structure monopolistique coûteuse, construite sur le plan national ne permettait plus de faire face aux enjeux de la mobilité, que ce soit dans le transport de passagers ou de marchandises (Chabalier, 2006 ; Di Pietrantonio & Pelkmans, 2004 ; Preston, 2009). Aussi, les vagues de réformes visant à libéraliser le secteur, ou « paquets législatifs » se sont souvent heurtés à l’inertie des équilibres établis et tentent depuis plus de trente ans de redynamiser un secteur en perte de vitesse (Crozet, 2004). Nous présentons ici les étapes de la libéralisation du secteur ferroviaire en Europe.

C’est en 1991 que l’industrie du transport ferroviaire européenne s’engage sur les rails de la

libéralisation, par un texte fondateur, la Directive européenne 91/440/CE, relative au développement de chemins de fer communautaires. Ce texte introduit deux éléments majeurs, avec la séparation verticale entre l’infrastructure et son exploitation d’une part, et un droit

d’accès au réseau par des tiers d’autre part. À ce stade, ces mesures sont prises dans leur

version la plus légère puisque la séparation verticale peut n’être que comptable et ne requiert

pas nécessairement l’établissement de deux entités distinctes. Quant au droit d’accès au

réseau, il reste très encadré et ne concerne que les entreprises ferroviaires (EF) appartenant à un « groupement international » et sur des liaisons internationales. En d’autres termes, il est

nécessaire pour une EF de s’allier avec son voisin (au travers de filiales communes ou d’autres formes d’alliance) si elle souhaite pénétrer son marché dans le cadre de trajets

internationaux (voir Lehiany & Chiambaretto, 2013). Quatre ans plus tard, les Directives 95/18/CE et 95/19/CE, respectivement relatives au statut des EF et aux redevances

d’utilisation d’infrastructures, viendront renforcer cet élan en imposant la création d’un gestionnaire d’infrastructure indépendant, garant de l’accès au réseau par des tiers et de l’allocation des capacités ferroviaires (les « sillons »). Mise à part l’ouverture commerciale d’Eurotunnel en 1994 et la création de Réseau Ferré de France (gestionnaire d’infrastructure

français) en 199710, les effets de ces Directives se feront désirer quelques temps encore (Sénat, 2009). On notera toutefois le développement de lignes transfrontalières reliant les pays

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d’Europe de l’Ouest vers le milieu des années 1990 : les lignes à grande vitesse reliant Paris,

Bruxelles, Amsterdam et Cologne inaugurée en 1993 et le tunnel sous la Manche en 1994.

Il faudra attendre 2001 et le premier paquet ferroviaire pour que les enjeux relatifs à

l’infrastructure et à son accès soient plus clairement énoncés. Ainsi, la Directive 2001/12/CE entérine la séparation entre l’infrastructure et l’exploitation (mais toujours en termes

comptables !), et établie une distinction entre les activités de fret et de passagers qui se traduit

par l’interdiction de subventions croisées. Cette même Directive prévoit l’ouverture à la

concurrence du fret international sur le Réseau Transeuropéen de Fret Ferroviaire (RTEFF) au plus tard le 15 mars 2003. Dans le but d’accompagner ces restructurations et de superviser les activités concurrentielles, le paquet prévoit également la mise en place de régulateurs nationaux indépendants. Les autres Directives du paquet visent à étendre l’accès aux licences

d’exploitation (2001/13/CE), à mettre en place des normes d’interopérabilité pour faciliter les flux internationaux (2001/16/CE) et à favoriser un tarif d’accès au réseau non discriminatoire, basé sur les coûts d’exploitation (2001/14/CE). Pour toutes ces mesures, ce premier paquet recevra l’appellation de « paquet infrastructure ».

Très rapidement suivra le second paquet ferroviaire (« paquet fret ») proposé en 2002 par la Commission et adopté en 2004, qui généralise l’ouverture à la concurrence du transport de marchandises, y compris domestique, au plus tard le 1er janvier 2007. La Directive principale (2004/51/CE) est accompagnée de quatre autres Directives relatives à la sûreté et à

l’interopérabilité du réseau européen. On y trouve notamment la proposition de création d’une agence européenne de la sûreté et de l’interopérabilité, qui donnera naissance en 2006 à l’Agence Ferroviaire Européenne (AFE). L’AFE siège à Valencienne et a pour mission principale d’harmoniser les règles techniques des EM pour favoriser l’interopérabilité des

systèmes tout en maintenant le niveau de sécurité requis. Au niveau de l’intégration des marchés du fret ferroviaire, les projets de Trans-European Networks for Train (TEN-T) donneront naissance en 2010 à la constitution de 9 corridors de fret qui forment le réseau

ferroviaire européen du fret ferroviaire (règlement, 913/2010), comme l’illustre la figure ci-

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Figure 18. Le réseau ferroviaire européen du fret

Source : Pelkmans et Luchetta, 2013

Le troisième paquet ferroviaire (ou paquet « voyageur ») s’attaque en 2007 au transport de passagers. Il prévoit au plus tard le 1er janvier 2010, un droit d’accès aux réseaux de tous les EM (pour les EF européennes) sur le transport international de voyageurs (Directive

2007/58/CE). Chaque pays peut ouvrir ses trajets internationaux à la date qu’il souhaite avant

janvier 2010 : ainsi, la France a décidé d’ouvrir ses trajets internationaux à partir du 13

décembre 2009. Ce droit d’accès s’accompagne de la possibilité de cabotage, i.e. prendre

et/ou déposer des passagers dans un même État Membre au cours d’un trajet international. Par exemple, un Paris-Venise pourra prendre ou déposer des passagers à Milan. Cette Directive centrale est accompagnée de trois autres Directives relatives à la sûreté et aux droits des voyageurs, comme pour les paquets précédents (Sénat, 2009). La version finale du paquet ne

donnera cependant pas de date pour l’ouverture des marchés domestiques, laissant planer un suspense insoutenable sur l’étape ultime de la libéralisation. D’un point de vue stratégique, ce

paquet « voyageur » élargit le champ des possibles des EF avec d’une part, la disparition de la

condition d’appartenance à un « groupement international » pour le transport international de

voyageurs (Lehiany & Chiambaretto, 2013) et la possibilité de cabotage11 d’autre part, qui dans une certaine mesure introduit une dose de concurrence sur les marchés domestiques (Johnson & Nash, 2013). En pratique, le bilan de l’ouverture des liaisons internationales

11 Le cabotage reste toutefois encadré. Notamment, il doit représenter une part minoritaire du service de transport

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révèle l’appétit du marché avec 22 millions de voyageurs en 2009, dont 9,2 sur Eurostar, 6.1

sur Thalys, 3.7 sur Lyria, 1.3 sur Alleo et 0.33 sur Elipsos12. De manière générale, on observe une augmentation constante du nombre de passagers transportés en Europe, et une relative stagnation de la quantité de marchandises transportées, comme le montre la figure ci-dessous.

Figure 19. Le transport ferroviaire de passagers et du fret en Europe

Source : Eurostat

Dans la foulée du troisième paquet de réformes du rail, la Commission Européenne a adopté à

la fin du mois de janvier 2013 un quatrième paquet visant à parachever la construction d’un

espace ferroviaire européen unifié et compétitif. En cours de discussion au Parlement

Européen et au Conseil des Ministres, ce paquet de réforme s’articule autour de quatre

piliers13 :

(1) l’ouverture totale des marchés domestiques, y compris des lignes à grandes vitesse, en décembre 2019 ;

(2) la séparation verticale des activités de gestion de l’infrastructure et des activités de

service, avec une indépendance « opérationnelle et financière totale », afin d’éliminer tout « conflit d’intérêt potentiel ». La proposition n’exclut cependant pas le modèle de la holding

défendu par la France et l’Allemagne, à condition que soient érigées des « murailles de

Chine » garantissant l’indépendance (organes décisionnels, flux financiers et systèmes

d’information distincts) ;

12 Données disponibles sur le site Internet de la SNCF. 13 MEMO/13/45 de la Commission Européenne du 30/01/2013

78 (3) la sécurité et l’interopérabilité, avec la centralisation de l’attribution des certificats de

sécurité par l’AFE ;

(4) le maintien d’une main d’œuvre qualifiée et le développement des emplois d’avenir du secteur, avec notamment la protection du personnel en cas de transfert de contrats de service public.

Ces étapes successives montrent à la fois les avancées concrètes dans la voie de l’intégration des services ferroviaires et les difficultés rencontrées. Il aura notamment fallu plus de vingt ans pour développer les réseaux ferroviaires nécessaires au transport de passagers et de marchandises. Avec le quatrième paquet, l’ouverture des réseaux domestiques prévue en 2019 annonce des affrontements concurrentiels entre les géants du secteur.

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Encadré 2. Synthèse du chapitre 2 de la partie 1

Ce second chapitre nous a permis de définir les contours et de dresser l’état des lieux du

contexte empirique dans lequel nous conduisons notre recherche.

Point 1. Le chapitre met en évidence les mécanismes de gouvernance institutionnelle de l’Europe en matière d’intégration économique. Il met l’accent sur la production de normes et de standards comme outil d’intégration des IR.

Point 2. Que ce soit dans le secteur de l’énergie, du transport ferroviaire ou aérien, la dynamique d’intégration est rythmée par des vagues de réformes successives qui définissent les architectures de marché, les modes de régulation et les marges de manœuvres des

entreprises.

Point 3. Le contexte empirique des IR européennes laisse entrevoir les premiers résultats de

la formation de marchés concurrentiels unifiés, tout en mettant en lumière les difficultés

rencontrées par l’ensemble des acteurs publics et privés dans la dynamique d’intégration:

institutions politiques, régulateurs nationaux, gestionnaires d’infrastructure, opérateurs privés etc.

Nous verrons dans les prochains chapitres comment les opérateurs énergétiques, les entreprises ferroviaires et les compagnies aériennes participent à cette dynamique, tant sur les marchés que dans les sphères décisionnelles et institutionnelles. Avant cela, nous présentons dans le chapitre qui suit les choix méthodologiques qui ont guidés la recherche.

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CHAPITRE 3. CHOIX MÉTHODOLOGIQUES : LES APPORTS D’UNE