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III Jeanne, à la rencontre de son désir

Dans le document L'Université, une épreuve de séparation (Page 175-181)

Jeanne est une jeune fille de 23 ans qui se prépare au métier de l’enseignement. Titulaire d’une Maîtrise en Lettres obtenue après un parcours universitaire sans difficultés, elle est inscrite cette année au concours du CAPES qu’elle prépare à l’IUFM. Aînée de trois sœurs, elle vit depuis deux ans avec son petit ami. Ses parents vivent ensemble dans le sud de l’île avec sa dernière sœur.

Le suivi de Jeanne s’est effectué sur 5 mois, à raison d’une ou deux séances par semaine, en dehors des vacances universitaires. Elle vient en première consultation pour les motifs suivants :

« J’ai peur de tout, j’angoisse, je dramatise des situations banales ».

Elle souhaiterait prendre des responsabilités dans sa vie, mais « c’est difficile » pour elle. La question est posée de son inscription dans la réalité et du rapport à la castration. Cette première consultation me donne l’impression de durer…Ses silences me paraissent longs et pesants, je la sens hésitante par rapport à moi, elle s’exprime peu. Je lui demande alors, « quel risque y’a-t-il à me parler ? », sa réponse est rapide et claire : « que je joue de ses faiblesses,

que je la trahisse ». Je suis étonné d’une telle réponse qui me met rapidement en place de la

faire souffrir, comme des marques de projections massives sur une imago parentale persécutrice.

En fin de séance, je lui propose de réfléchir et de reprendre rendez-vous si elle le souhaite, ce qu’elle fera deux semaines après notre première rencontre.

Elle commencera sa deuxième séance en avouant sa peur de « s’entendre dire ». Elle vit des situations « qui la brisent, des larmes, des cris ». Au cours de cette séance, contrairement à notre première rencontre, Jeanne sera très prolixe. C’est une séance extrêmement riche et complète en terme de contenu. Elle présente dans son déroulement une problématique de la relation objectale spécifique à Jeanne, en écho avec le processus de post-adolescence étudié. L’ensemble de cette séance aborde, de manière introductive, les thèmes développés au cours des 5 mois qui suivront, à savoir sa prise de distance des figures parentales, l’affirmation de sa génitalité dans une relation en altérité possible et sa capacité d’autonomisation en terme de choix de vie. Dans un premier temps, Jeanne pose la difficulté de sa relation à son petit ami.

« J’ai peur de trop lui demander. Je lui parle et il ne comprend pas, il ne me voit plus, ne m’aime plus, j’ai du mal à lui faire confiance, j’aimerais ne pas lui demander autant ».

Jeanne aborde d’emblée la question de l’altérité et de l’intimité dans la relation au partenaire sexuel. Elle a le sentiment d’une relation déséquilibrée dans sa demande. Elle a conscience de ce déséquilibre qu’elle ne peut rétablir et qui marque ici les débuts d’une vie amoureuse engagée pour la première fois dans un concubinage. Je pressens une forte attente affective de sa part et lui demande à qui elle associe une grande déception dans sa vie. La réponse ne se fait pas attendre : « Mon père, une attente déçue ».

« Il était là sans être là. Il n’était pas là quand j’avais besoin de lui, qu’il s’intéresse à moi. Maman disait qu’il était là pourtant, il rangeait bien les vêtements, ‘‘ il te faisait les bouillies !’’

Pas expansif dans ses sentiments, trop sévère, trop méchant, trop froid, trop loin vis-à-vis de nous. J’aurais aimé qu’il soit plus proche, plus affectueux, qu’il tienne plus à nous ».

Elle aborde ensuite les problèmes d’alcoolisme et de violence de son père.

« Il avait des problèmes. Il était violent, j’avais l’impression que c’était de notre faute, ma mère et moi.

Emma et Fazila (les deux sœurs), c’est pas pareil, il s’entend mieux avec elles, en plus il a changé. Je le voyais méchant, il s’exprimait qu’en gueulant, sinon il parlait pas, j’avais l’impression que j’étais la cause.

Quand je parlais à ma mère, je me disais : pourquoi elle s’accroche, partons !

Maman disait, ‘‘mais non, il est gentil, il est sévère, c’est pour ton bien, c’est à cause de tes bêtises …’’ Je pensais : je dois faire des grosses bêtises ! ou j’avais des fois l’impression que c’était faux, ce que j’ai vécu avec lui, que je l’ai rêvé.

Il était aussi injuste dans ses reproches, je le prenais contre moi qu’il m’engueule et laisse Emma et Fazila tranquilles ».

La honte, même si elle n’est pas abordée directement par Jeanne, prend naissance ici dans les situations de violence évoquées. Les vécus d’invalidation, dans l’être et le ressenti, peuvent ainsi devenir porteurs de honte et d’altération de l’estime de soi chez le sujet.

« Quand je disais à maman que ça n’allait pas, elle répondait : ‘‘mais non, tu vois mal !’’ Aujourd’hui, ça va mieux, il fait des efforts, mais c’est trop tard, c’est quand j’avais besoin de lui.

Je crois pas qu’il a changé, comment on peut être infect pendant 18 ans et changer comme ça ?

Je lui en voulais de ne pas me croire. En même temps, elle devait se protéger, si elle avait admis ça, ça aurait été l’horreur, elle s’occupait de nous, elle n’a pas craqué ».

Elle reconnaît son manque vis-à-vis du père : « je ne suis pas obligée de l’aimer et j’en ai

besoin », et tente dans le discours de résoudre l’ambivalence par une formule lapidaire : « ma famille dans ma tête, c’était maman, lui, je l’ai écarté ». Jeanne témoigne d’une défaillance

parentale du côté paternel avec un difficile maintien d’une image idéalisée dont elle a conscience d’avoir « besoin ». Ce père ne remplit plus de fonction protectrice lui apportant sécurité et confiance en elle. Cette vulnérabilité ainsi induite favoriserait le développement de la honte. Seule la relation affective à sa mère pourrait combler ses doutes sur elle-même.

« Elle nous a portés à bout de bras, elle ne nous lâche plus.

Quand elle parle de nous aujourd’hui, elle parle de nous bébé, par exemple : “ Quand vous étiez petites, vous mangiez un Kiri en une heure ! ”

Oui mais aujourd’hui, je le mange normalement ! Déjà c’est la honte comme elle parle de nous, mais en plus…Si on veut dire à maman qu’on veut faire quelque chose (se marier, vivre ailleurs), il y a toute une préparation psychologique, elle le vit mal.

On essaie de couper les ponts, c’est étouffant ».

La relation affective à sa mère est ainsi venue « combler le vide » laissé par le père. Elle prend une allure de relation fusionnelle où l’angoisse dans la relation objectale ne serait pas due au manque de l’objet, mais plutôt à l’absence d’espace psychique pour pouvoir ressentir le manque. Il serait alors difficile pour Jeanne de pouvoir se différencier de l’objet, par une réponse tellement comblante de ce dernier.

« J’ai l’impression de ne pas être vue, on a besoin de voir ce qu’on est dans le regard des gens, moi c’est ma mère, elle sait, c’est ma mère.

Je lui dois…elle a été là tout le temps, elle s’est sacrifiée à nous.

Elle nous a donné trop de place. Quand je suis partie travailler à Saint-Denis, elle m’appelait tout le temps pour savoir si je mange bien ! ».

Je sens poindre dans le discours de Jeanne de l’agressivité qu’elle ne peut pas encore reconnaître : « Je ne peux pas lui en vouloir, elle a comblé par rapport à papa. Elle était

Jeanne à un bon objet total. Dans une telle relation narcissique, vouloir détruire le bon objet reviendrait à se détruire soi, dans un effet de menace de l’intégrité du Moi.

Quant à l’imago paternelle, dans une tentative par Jeanne de maintien en qualité d’image idéale, elle reste inattaquable. Son agressivité est empreinte de culpabilité à partir de laquelle peut se développer la honte. Elle me relate ainsi le souvenir, à 8 ans, de sa mère ayant acheté une encyclopédie pour enfants. Au chapitre sur la santé, elle se rappelle avoir lu à propos des maladies infantiles, « Quand on est plus grand, elles deviennent méchantes ». Elle appelle alors sa mère et déclare : « maman, je sais pourquoi papa est méchant, parce qu’il a la

rougeole ». Sa mère lui explique alors le sens de la phrase en lui disant qu’il n’est pas

méchant, l’invalidant ainsi dans son ressenti. Jeanne se met à chercher d’autres causes :

« Je pensais que c’était pathologique, en fait c’est à cause de moi, il faut que je parte ! A mes tantes quand je leur disais qu’il était méchant, elles me répondaient : ‘‘c’est faux, sinon, c’est à cause de toi !’’ ».

Nous voyons ici combien culpabilité et honte se chevauchent. La réponse des tantes suggère de la culpabilité chez Jeanne. La honte est sous-jacente chez Jeanne par un ressenti qui est nié, une tentative de comprendre la méchanceté de son père aboutissant à la conclusion qu’il faut qu’elle « parte », forme de négation de son existence.

« J’ai rien à lui dire, sa présence me dérange. C’est horrible de dire ça ! » Elle s’empresse de rajouter dans une tentative de réparation de l’objet : « je l’admire aussi pour ses capacités d’analyse ».

Jeanne déclare ensuite : « une partie de moi ne peut en vouloir ni à mon père, ni à ma

mère. J’ai peur de leur faire du mal ».

L’agressivité de Jeanne est ainsi « étouffée » rapidement par la mère. Cette agressivité qui menace les figures parentales souligne combien la trame relationnelle inconsciente entre Jeanne et ses parents appartient à une autre histoire, celle, je suppose, du narcissisme fragile des parents qui ne peut supporter toute attaque. Jeanne est donc invalidée dans ses ressentis, dans la possibilité d’expression de son agressivité devant ce qui est perçu comme une attaque. Par cette inhibition, elle ne peut retourner son agressivité vers l’agresseur dans une réaction directe. La honte naîtrait aussi de cette impossibilité liée à une interdiction de ressentir. Dans ces conditions, à quelle place peut-elle se situer vis-à-vis des figures parentales ? Comment se positionner face à elles dans une relation possible d’altérité en interne comme en externe, c’est à dire être en présence de l’autre dans ce que le sujet est et ressent ? Jeanne me fournit un élément de réponse où elle deviendrait objet de la jouissance de l’autre, qui peut être aussi

source de honte, dans une imposture à être dans le désir de l’autre pour le maintenir en soi, afin de ne pas s’en séparer.

« J’ai toujours eu l’impression d’être trop importante, une pression sur nos épaules, il fallait qu’on réussisse …Etre parfaite.

Si on a un enfant, on ne sait pas, il peut prendre la place ».

Je lui demande ce qu’elle veut dire par « trop importante » et, en même temps, en reprenant l’expression « prendre la place », je fais allusion à certains couples dont les enfants prennent même de la place dans le lit conjugal en dormant avec leurs parents. Elle me répond : « maman venait dormir avec nous… », ce qui aurait pour conséquence de laisser une place fantasmatiquement libre et dangereuse auprès du père, dans la jouissance.

« Mon père n’a rien donné, ça a été facile de l’écarter.

Mon père est très éloigné de moi et très proche, peut-être que je lui ressemblais trop. Il m’a transmis une part de moi qu’il n’aimait pas, tous les jours il me voyait, il voyait cette part en moi ».

Le thème de l’agressivité nous apparaît extrêmement important dans la capacité pour le jeune adulte de se différencier des figures parentales. L’agressivité vis-à-vis des objets internes est à l’œuvre dans les processus de séparation et elle signe la capacité pour le sujet, tout en s’étayant sur elles, de se « dégager » de ses premières identifications. Jeanne se situe ici dans une tentative de réparation narcissique de ses parents, soumise au « pouvoir aliénant du narcissismecxxxviii» de ces derniers. Or le travail psychique de la post-adolescence met le sujet en place d’opérer une forme de mise à distance des identifications au niveau du Moi. Il a pour corollaire de confronter le sujet à la solitude, avec le risque de la honte d’un point de vue narcissique si cette mise à distance est récusée. Lors de notre troisième rencontre, Jeanne évoque les difficultés qu’elle rencontre.

« Ça allait un peu mieux après la dernière fois, mais en rentrant chez moi, c’était comme si j’avais tout zappé.

Je n’avais pas envie de rentrer chez moi, impression de les trahir, de dire du mal d’eux. J’ai pas le droit de ressentir ça d’une certaine façon.

Je me sens pas très vraie.

cxxxviii Faimberg H., 1987, p. 69.

En rentrant chez eux, j’ai l’impression de jouer un rôle, comme on aimerait que je sois. Quand je reviens, je ‘‘remets les pantoufles’’».

A l’arrière plan se dessine la peur de leur faire mal, comme évoquée précédemment. Elle se demande ce qu’elle « doit » me dire, ce que « doit dire une patiente à son psy… », comme un rôle à tenir en transfert du rôle qu’elle dit tenir en famille.

Le lieu thérapeutique devra permettre un espace d’expression de l’agressivité, mais aussi, par le biais du transfert, un réaménagement libidinal dans une perspective œdipienne, face à une imago maternelle prégnante et une imago paternelle écartée, difficilement attaquable et dangereusement proche en même temps. C’est à l’issue de la troisième séance que Jeanne me demande la possibilité d’être reçue deux fois par semaine. Au-delà d’un signe de transfert agissant, je perçois un mouvement que je qualifierais « d’empressement libidinal » à clarifier la situation œdipienne, dans la perspective d’un « réchauffement œdipien », en lien avec le caractère souvent présenté comme urgent des demandes de consultation.

III.1 Le déni de la sexualité

Aliénation au narcissisme des parents, sexualité et conquête de

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