c’est précisément dans la perspective d’une politique appuyée sur des principes
mo-raux que d. envisageait l’aide désintéressée fournie par la russie aux slaves des balkans
en lutte contre l’oppression turque, et son rôle dans la question d’orient à la lumière
de « l’homme nouveau, régénéré par les véritables principes du christ ». c’est cela qui
sert à d. de critère d’évaluation aussi bien pour l’ordre capitaliste en occident que
pour l’idée socialiste, pour l’évolution de la civilisation moderne dans son ensemble,
dont le consumérisme, élevé au rang de valeur socio-économique poussant à la
mé-diocrisation, dissout les traditions qui inspirent et élèvent la personne, enracine en
elle un « égoïsme repu », la rend incapable d’amour sacrificiel, « neutralise » les
aspi-rations les plus élevées de l’âme, crée un terrain favorable à l’hédonisme qui atomise
la société et fraye la voie à la guerre. comprenant ainsi en profondeur l’existence de
liens de causalité inattendus, et de lois indirectes régissant l’évolution de l’individu et
de la société, d. les découvre dans les zones les plus diverses de la réalité effective –
depuis le machiavélisme des États européens et les guerres de conquête jusqu’à la
désagrégation des liens familiaux et aux suicides –, et met au jour l’influence négative
encore latente d’« idéaux peu clairs » et de « fausses valeurs sacrées ». au nombre de
ces dernières il met par ex. les slogans bourgeois de liberté, d’égalité et de fraternité,
devenus des fétiches dont l’idolâtrie conduit, en fait, à donner la prééminence aux
médiocrités à la bourse bien garnie. ou bien la vénération du formalisme juridique
grâce auquel, sous l’apparence de la bienséance, comme le montrent de nombreuses
pages du Journal où sont analysées les pratiques des juges et des avocats, la
propen-sion aux mauvaises actions se fait plus subtile, plus recherchée, moins visible, ce qui
conforte les faiblesses natives de la nature humaine. du point de vue de l’auteur,
l’es-poir d’atteindre à une harmonie universelle « de l’extérieur », en régulant de manière
autoritaire, « arithmétique » les relations économiques et en répartissant de manière
égale les biens matériels est lui aussi à l’évidence condamné à l’échec, car il compte
pour rien l’imperfection fondamentale de l’homme et la profondeur de sa liberté
plei-ne de contradictions, qui dans son principe même vise à l’élargissement et au
renfor-cement de ses droits, de son instinct de propriété, de ses caprices. en résultat, la mise
en pratique de ces idées nécessitera une « violence inouïe », « un espionnage inouï de
chacun » et « le contrôle incessant du pouvoir le plus despotique ». Que la civilisation
se développe dans le sens du capitalisme ou, comme il était à prévoir, dans celui du
socialisme, d. voyait de toute façon s’y éteindre l’esprit, et la personne se transformer
en élément indifférencié d’un « troupeau ». pour ralentir le cours apocalyptique de
l’histoire, l’europe devait ressusciter « la noble croyance spontanée dans le bien tel
qu’on peut le voir dans le christianisme, et non dans la solution bourgeoise au
pro-blème du confort » ; la russie, elle, devait éviter de succomber aux blandices de
l’ar-gent, de l’avoir, et préserver religieusement les traditions de l’orthodoxie, porteuses
d’une beauté supérieure et de la vérité absolue, celle du christ. seules les plus hautes
valeurs – ne cesse-t-il de rappeler dans les pages de son Journal –, seul l’idéal chrétien,
sa beauté spirituelle, sa profondeur morale et sa force créatrice de sens, soumettent
les intérêts matériels, économiques, aux principes spirituels et moraux, libèrent
l’homme du vil commerce et des calculs mesquins et transfigurent salutairement sa
vie. il faut, telle est la conclusion de d. dans la dernière livraison du Journal, oublier
fût-ce pour un court moment les buts pragmatiques et les tâches économiques,
dostoïeVski
que essentielles et réalistes qu’elles nous semblent, et s’employer à « rendre plus saines
les racines » de nos désirs, à vivifier la « part supérieure » de notre âme pour donner
un sens pleinement humain à ces buts et à ces tâches ainsi qu’à leur réalisation. dans
toutes ses œuvres, depuis les Ecrits du sous-sol [Zapiski iz podpol’â] jusqu’au Journal
d’un écrivain, d. dépasse le point de vue sur l’homme, qui, conformément à l’esprit
des lumières, en fait un être de raison ; mais, loin de le dire entièrement déterminé
par les circonstances extérieures, il le voit capable de leur imposer sa volonté,
possé-dant un libre arbitre qui peut déboucher aussi bien sur le mal que sur le bien, il le voit
« double », il entend « ce qui est souterrain en l’homme ». si l’homme est capable de
venir à bout du mal, c’est au travers des souffrances, et en faisant appel aux idéaux
religieux qui vivent au sein du peuple. le sommet de l’œuvre de d., ce sont les Frères
Karamazov [brat’â karamazovy], considéré par beaucoup comme l’une des œuvres
les plus fortes de la littérature mondiale. cette œuvre, la dernière de d., est
particuliè-rement complexe, elle comprend la « légende (ou le poème) du Grand inquisiteur »,
point culminant de tout le roman, mais également œuvre philosophique à part
en-tière, consacrée à la personne du dieu-homme (cf. divino-humanité*), le christ, aux
sujets difficiles que représentent la conciliation de la liberté et du bien-être matériel,
l’harmonisation du spirituel et du social, la responsabilité. la multiplicité des plans
sur lesquels se développe le contenu conceptuel et symbolique de la « légende » a
incité certains à y voir une théodicée*, d’autres à parler d’une orientation
antichré-tienne. la « légende » est un des sommets de la pensée philosophique russe. par le
biais du symbole, elle analyse dans sa dialectique le fait, pour l’homme, d’être au
mon-de, et expose les considérations de d. sur le cours de l’histoire. c’est rozanov* qui a
donné à ce fragment le nom de « légende » (dans le texte du roman, il porte le nom de
« poèma »). le Grand inquisiteur n’est pas tant le représentant des côtés négatifs du
catholicisme historique, toujours à l’affût des « sordides biens terrestres », qu’un
hu-maniste affligé, en révolte contre dieu et la liberté par amour de l’homme et du
bon-heur universel. sa figure imaginaire elle-même, son idée et sa logique synthétisent les
principales visions utopiques qui visent à organiser la vie des hommes ici-bas en
de-hors de l’idée de dieu, sur une terre non transfigurée – que ces utopies se situent dans
le passé, le présent ou le futur, que la forme en soit l’État théocratique, les utopies
socialistes ou encore la société dite civilisée. d. montre le tragique de la liberté
hu-maine, les contradictions ineffaçables entre les idées et les projets humanistes
glo-baux, et, dans le concret, les moyens et les méthodes de leur réalisation. d’après le
Grand inquisiteur, le christ a surestimé les forces de l’homme, quand il l’a invité à le
suivre de son plein gré sur le chemin d’une liberté authentique appelée à surmonter le
péché et apporter amour véritable et dignité authentique, mais au prix du sacrifice de
soi et des souffrances. le genre humain, faible, corrompu et ingrat, est incapable de
porter le faix d’une telle liberté et d’une perfection supérieure. plus encore, dans leur
indignité, les hommes brandissent « l’étendard du christ » contre le christ lui-même
et sa liberté, en s’insurgeant continuellement et cherchant à s’anéantir les uns les
autres, ils préfèrent le pain terrestre au pain céleste, et plutôt que de se torturer à
choisir librement, guidés par leur seule conscience, entre le bien et le mal, ils préfèrent
se reposer sur une autorité extérieure ; à l’union spirituelle dans la liberté ils préfèrent
le gouvernement de césar. le Grand inquisiteur condamne le christ pour avoir
re-poussé les tentations du diable qui l’invitait à corriger la liberté par le miracle, le secret
et l’autorité, à changer les pierres en pain pour assurer le bonheur matériel des
dostoïeVski
mes, à se rendre maître de leur conscience et, par le glaive de césar, les réunir en une
« fourmilière consentante », leur procurer la « tranquillité universelle » définitive. il
usurpe le pouvoir divin, est assez téméraire pour prétendre corriger l’exploit du christ,
suivre les conseils du diable et libérer l’homme « des tourments d’avoir à décider
lui-même et en toute liberté », le libérer du tragique de la vie. un orgueil démesuré le
porte à briguer le rôle de juge suprême de l’histoire, de détenteur exclusif de la vérité
pleine et entière sur la vie et la mort, sur la liberté et le pouvoir, à disposer à sa guise
des destins humains. partant de ce qui lui semble être sa propre sagesse, le Grand
inquisiteur en arrive à un mépris absolu des hommes, ne voyant en eux que « des
êtres inachevés, juste ébauchés, créés par dérision » ; dans le cas contraire ses propres
prétentions se trouveraient ramenées à rien. elles consistent à remplacer
durable-ment la libre décision des cœurs par une soumission aveugle, « sans égards pour la
conscience morale », aux maîtres de cette terre, au rang desquels il se place. « oh,
nous leur ferons comprendre qu’ils ne seront libres que du jour où ils renonceront à
leur liberté propre et se soumettront à notre volonté… ». pour cela, tout en parlant au
nom du christ, du bien et de la vérité, il faut accepter le mensonge, la tromperie, et
mener cette fois consciemment les hommes sur le chemin de la mort et de
l’anéantis-sement, et cela sans discontinuer, pour que, ne voyant pas où on les conduit, ils se
croient heureux. ainsi les bonnes intentions du Grand inquisiteur, à cause de l’orgueil
qui imprègne toutes ses réflexions, en viennent à mettre le « troupeau innombrable »
sous la dépendance de « faiseurs de loi » abîmés dans l’adoration d’eux-mêmes, pour
parler comme raskolnikov, que leur démonisme surhumain, réduisant à rien leurs
semblables, en arrive à faire perdre tout sens de leur propre personne. ils ont le souci
de l’humanité, où leur mépris distingue pourtant les « génies » ayant tous les droits, la
« masse » privée de droits, et les « démons » tels que piotr Vekhovenski, liamchine,
ou chigaliov, chose évidemment funeste à la fois pour la société et pour la personne
individuelle. essayant de montrer le sens de la « légende » au regard des tendances
idéologiques du temps, d. donnait son interprétation personnelle de ce qu’enseignent
le catholicisme et le socialisme athée (russe et européen), qui « élimine le christ et ne
se soucie que des nourritures terrestres, en appelle à la science et affirme que la seule
cause du malheur des hommes est la misère, la lutte pour l’existence, l’influence
per-nicieuse du « milieu ». À cela le christ avait répondu : « l’homme ne vit pas que de
pain », soulignant son origine également spirituelle. de plus, sans vie spirituelle, idéal
de beauté, l’homme était guetté par l’angoisse de vivre, la mort, la folie, le suicide ou
les fantasmagories païennes […] Mais si on lui donnait et la beauté et le pain
ensem-ble ? alors, on lui enlèverait le labeur, la personnalité, la possibilité de sacrifier son
bien propre pour l’amour d’autrui – en un mot, toute la vie lui serait ôtée, tout l’idéal
de la vie. c’est bien pour cela qu’il vaut mieux élever l’idéal spirituel, et lui seul… » au
sein de la philosophie russe, la problématique de la « légende » a suscité un vif intérêt,
étant donné les prétentions de l’humanisme, du marxisme, du nietzschéisme, du
po-sitivisme*, du scientisme, etc. à donner un sens historiosophique et anthropologique
aux idées et valeurs séculières. les idées de d. sur la liberté humaine, la valeur absolue
de la personne, la priorité des valeurs spirituelles… ont exercé une énorme influence
sur l’œuvre de rozanov, berdiaev*, boulgakov*, frank*, etc. dans son Court récit sur
l’antéchrist, Vl. soloviov* a peint, sous les traits du Grand inquisiteur, le « grand
hom-me », « l’homhom-me de l’avenir », le « surhomhom-me », le président à vie des États-unis
d’eu-rope paré du titre d’empereur romain, qui se propose de remplacer le christ
dostoïeVski
naire par le christ définitif, c’est-à-dire par lui-même, corriger son exploit, devenir le
bienfaiteur de « l’humanité imperfectible », et changer « la vérité de la rétribution »
en « vérité de la distribution ». À sa manière, il recourt lui aussi à des tentations
dia-boliques pour châtrer spirituellement les gens, dans la tranquillité générale de la
« paix perpétuelle », grâce à « l’égalité de la satiété universelle », à la magie de la
scien-ce et de la technique, ayant dérobé le feu du ciel, opérant la synthèse des acquis de la
civilisation occidentale avec la mystique orientale, quand « les peuples de la terre,
couverts de bienfaits par leur maître, outre la paix et la satiété universelle, recevront
encore la possibilité de jouir sans relâche des prodiges et des présages les plus variés
et les plus inattendus ». comme dans la « légende » de d., le bienfaiteur de
l’huma-nité imperfectible éprouve une haine farouche à l’égard du christ, et, proclamant au
nom de dieu le règne du bien et de l’amour des hommes, n’aime « que lui-même ».
c’est pendant qu’il travaillait aux Frères Karamazov que d. a écrit son célèbre
dis-cours sur pouchkine*, prononcé le 8 juin 1880 (pour l’inauguration d’un monument à
pouchkine, à M.). dans ce discours, il parlait de la « réceptivité universelle » de son
génie, où il voyait le symbole de la culture russe tout entière, appelait slavophiles* et
occidentalistes* à sortir de leur vieille querelle pour unir leurs efforts afin de réaliser
la fraternité universelle et le paradis sur terre, en quoi il voyait la destination par
ex-cellence du peuple russe. ce discours eut une énorme influence sur l’idée russe* telle
que la formula Vl. soloviov. d. soulignait que si l’idée nationale russe est avant tout de
réunir toute l’humanité, l’important est de dépasser les dissensions, de devenir
pleine-ment russes, nationaux, et de « se mettre tous ensemble au travail ». insistant sur le
fait que l’idéal national russe est « pan-humain », d. précise qu’il n’y a là aucune
hos-tilité à l’égard de l’occident : « … notre attirance pour l’europe, avec tous ses coups de
tête et ses excès, n’était pas seulement justifiée et raisonnable dans son fondement,
elle était nationale, elle coïncidait pleinement avec les aspirations du peuple en ses
tréfonds » (xxVi, p. 131). bien que ce discours ait eu un retentissement
extraordi-naire, dès sa publication les idées exprimées suscitèrent une vive polémique entre les
représentants des divers courants de la société. le débat portait avant tout sur la voie
spécifique que devait suivre l’évolution de la russie, le rapport à l’occident, le
carac-tère et la mission du peuple russe, la possibilité et les moyens de réaliser ici-bas les
idéaux chrétiens orthodoxes. l’influence de d. sur la pensée russe, sur la culture russe
de la fin du xix
es., a été considérable. ce qu’il lui a transmis, ce n’est pas simplement
un système, c’est ce que florovski* a nommé « un élargissement et un
approfondisse-ment de l’expérience métaphysique elle-même ». on peut tout aussi bien parler
d’élar-gissement en ce qui concerne la méthode artistique de d. il a repoussé les limites du
réalisme, en lui ouvrant de nouveaux domaines, le psychisme des profondeurs, la
quête spirituelle la plus intime de la personne. « Je suis le seul, écrivait-il, à avoir mis
au jour le tragique du sous-sol ([podpol’e], désignant en russe le « souterrain » et la
« clandestinité » – n. du. t.) – le fait de souffrir, d’être à soi-même son propre
bour-reau, de concevoir le meilleur et d’être incapable de l’atteindre » (Literaturnoe
nas-ledtsvo [l’héritage littéraire], xVii, M., 1965, p. 343). il a également enrichi le procédé
même par lequel l’écrivain reproduit le projet qui est au cœur de la vie de chacun, et
cela s’est reflété avant tout dans la construction de ses romans. c’est M. bakhtine* qui
a introduit le concept de polyphonie dans les études dostoïevskiennes, expliquant
l’impossibilité d’assimiler les conceptions de d. lui-même à celles de ses différents
héros. les figures créées par d., avec leur dimension à la fois artistique et
dostoïeVski
que, se découvrent à nous de façon dialogique, dans la confrontation et la
contradic-tion d’une foule d’opinions, d’idées et de caractères égaux en droit. et seule leur
syn-thèse donne accès au point de vue de l’auteur. la beauté, l’idéal du beau, sont des
no-tions centrales dans l’esthétique de d., pour qui la conception utilitaire de l’art est
toute aussi erronée que les tentatives pour le mettre à part de la vie. plus une œuvre
est achevée sur le plan esthétique (y compris les éléments du symbolique et du
fantas-tique), plus elle est « utile » à la société. « la beauté est toujours utile », disait
d. organiquement liée au bien et à la vérité, elle est le facteur déterminant pour
ren-dre la personne et la réalité sociale plus harmonieuses et plus parfaites. en dehors du
bien et de la vérité, elle devient l’instrument du mal, de la destruction de l’homme, et
sa tragédie. il se considérait lui-même comme un « réaliste » au sens le plus élevé du
terme, entendant par là ce « regard particulier » qu’il portait sur les profondeurs de
l’âme humaine, son principal objet de représentation. d., à la fois comme artiste et
comme penseur, a exercé une énorme influence sur l’atmosphère spirituelle du xx
es.,
sur la littérature, l’esthétique, la philosophie (au premier rang desquels
l’existentialis-me*, le personnalisme* et la psychanalyse).
bibliographie : il serait impensable de donner une liste un tant soit peu complète des
études sur dostoïevski. nous nous sommes volontairement limités aux œuvres «
philoso-phiques » dont il est question ici, et aux études qui leur sont consacrées. pour une
biblio-graphie – presque – complète, nous renvoyons à l’Histoire de la littérature russe publiée
chez a. fayard,p., 2005, Le XIX
esiècle**. Le Temps du roman, p. 1452-1466. (n. du. t.).
Œuvres : Journal d’un écrivain, la pléiade, p., 1972 ; Carnets de dostoïevski, éd. rivages,
2005 ; La Légende du Grand Inquisiteur, l’age d’homme, 2004 ; Les Frères Karamazov,
la pléiade, 1952, actes sud (babel), 2002 ; Écrits du sous-sol, Gallimard, folio bilingue ou
Dans le document
Dictionnaire de la philosophie russe
(Page 193-197)