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idéaux éternels donne à la politique un sens spirituel, entretient la santé morale et la grandeur d’une nation, forme des citoyens et des hommes d’État dignes de ce nom

Dans le document Dictionnaire de la philosophie russe (Page 193-197)

c’est précisément dans la perspective d’une politique appuyée sur des principes

mo-raux que d. envisageait l’aide désintéressée fournie par la russie aux slaves des balkans

en lutte contre l’oppression turque, et son rôle dans la question d’orient à la lumière

de « l’homme nouveau, régénéré par les véritables principes du christ ». c’est cela qui

sert à d. de critère d’évaluation aussi bien pour l’ordre capitaliste en occident que

pour l’idée socialiste, pour l’évolution de la civilisation moderne dans son ensemble,

dont le consumérisme, élevé au rang de valeur socio-économique poussant à la

mé-diocrisation, dissout les traditions qui inspirent et élèvent la personne, enracine en

elle un « égoïsme repu », la rend incapable d’amour sacrificiel, « neutralise » les

aspi-rations les plus élevées de l’âme, crée un terrain favorable à l’hédonisme qui atomise

la société et fraye la voie à la guerre. comprenant ainsi en profondeur l’existence de

liens de causalité inattendus, et de lois indirectes régissant l’évolution de l’individu et

de la société, d. les découvre dans les zones les plus diverses de la réalité effective –

depuis le machiavélisme des États européens et les guerres de conquête jusqu’à la

désagrégation des liens familiaux et aux suicides –, et met au jour l’influence négative

encore latente d’« idéaux peu clairs » et de « fausses valeurs sacrées ». au nombre de

ces dernières il met par ex. les slogans bourgeois de liberté, d’égalité et de fraternité,

devenus des fétiches dont l’idolâtrie conduit, en fait, à donner la prééminence aux

médiocrités à la bourse bien garnie. ou bien la vénération du formalisme juridique

grâce auquel, sous l’apparence de la bienséance, comme le montrent de nombreuses

pages du Journal où sont analysées les pratiques des juges et des avocats, la

propen-sion aux mauvaises actions se fait plus subtile, plus recherchée, moins visible, ce qui

conforte les faiblesses natives de la nature humaine. du point de vue de l’auteur,

l’es-poir d’atteindre à une harmonie universelle « de l’extérieur », en régulant de manière

autoritaire, « arithmétique » les relations économiques et en répartissant de manière

égale les biens matériels est lui aussi à l’évidence condamné à l’échec, car il compte

pour rien l’imperfection fondamentale de l’homme et la profondeur de sa liberté

plei-ne de contradictions, qui dans son principe même vise à l’élargissement et au

renfor-cement de ses droits, de son instinct de propriété, de ses caprices. en résultat, la mise

en pratique de ces idées nécessitera une « violence inouïe », « un espionnage inouï de

chacun » et « le contrôle incessant du pouvoir le plus despotique ». Que la civilisation

se développe dans le sens du capitalisme ou, comme il était à prévoir, dans celui du

socialisme, d. voyait de toute façon s’y éteindre l’esprit, et la personne se transformer

en élément indifférencié d’un « troupeau ». pour ralentir le cours apocalyptique de

l’histoire, l’europe devait ressusciter « la noble croyance spontanée dans le bien tel

qu’on peut le voir dans le christianisme, et non dans la solution bourgeoise au

pro-blème du confort » ; la russie, elle, devait éviter de succomber aux blandices de

l’ar-gent, de l’avoir, et préserver religieusement les traditions de l’orthodoxie, porteuses

d’une beauté supérieure et de la vérité absolue, celle du christ. seules les plus hautes

valeurs – ne cesse-t-il de rappeler dans les pages de son Journal –, seul l’idéal chrétien,

sa beauté spirituelle, sa profondeur morale et sa force créatrice de sens, soumettent

les intérêts matériels, économiques, aux principes spirituels et moraux, libèrent

l’homme du vil commerce et des calculs mesquins et transfigurent salutairement sa

vie. il faut, telle est la conclusion de d. dans la dernière livraison du Journal, oublier

fût-ce pour un court moment les buts pragmatiques et les tâches économiques,

dostoïeVski

que essentielles et réalistes qu’elles nous semblent, et s’employer à « rendre plus saines

les racines » de nos désirs, à vivifier la « part supérieure » de notre âme pour donner

un sens pleinement humain à ces buts et à ces tâches ainsi qu’à leur réalisation. dans

toutes ses œuvres, depuis les Ecrits du sous-sol [Zapiski iz podpol’â] jusqu’au Journal

d’un écrivain, d. dépasse le point de vue sur l’homme, qui, conformément à l’esprit

des lumières, en fait un être de raison ; mais, loin de le dire entièrement déterminé

par les circonstances extérieures, il le voit capable de leur imposer sa volonté,

possé-dant un libre arbitre qui peut déboucher aussi bien sur le mal que sur le bien, il le voit

« double », il entend « ce qui est souterrain en l’homme ». si l’homme est capable de

venir à bout du mal, c’est au travers des souffrances, et en faisant appel aux idéaux

religieux qui vivent au sein du peuple. le sommet de l’œuvre de d., ce sont les Frères

Karamazov [brat’â karamazovy], considéré par beaucoup comme l’une des œuvres

les plus fortes de la littérature mondiale. cette œuvre, la dernière de d., est

particuliè-rement complexe, elle comprend la « légende (ou le poème) du Grand inquisiteur »,

point culminant de tout le roman, mais également œuvre philosophique à part

en-tière, consacrée à la personne du dieu-homme (cf. divino-humanité*), le christ, aux

sujets difficiles que représentent la conciliation de la liberté et du bien-être matériel,

l’harmonisation du spirituel et du social, la responsabilité. la multiplicité des plans

sur lesquels se développe le contenu conceptuel et symbolique de la « légende » a

incité certains à y voir une théodicée*, d’autres à parler d’une orientation

antichré-tienne. la « légende » est un des sommets de la pensée philosophique russe. par le

biais du symbole, elle analyse dans sa dialectique le fait, pour l’homme, d’être au

mon-de, et expose les considérations de d. sur le cours de l’histoire. c’est rozanov* qui a

donné à ce fragment le nom de « légende » (dans le texte du roman, il porte le nom de

« poèma »). le Grand inquisiteur n’est pas tant le représentant des côtés négatifs du

catholicisme historique, toujours à l’affût des « sordides biens terrestres », qu’un

hu-maniste affligé, en révolte contre dieu et la liberté par amour de l’homme et du

bon-heur universel. sa figure imaginaire elle-même, son idée et sa logique synthétisent les

principales visions utopiques qui visent à organiser la vie des hommes ici-bas en

de-hors de l’idée de dieu, sur une terre non transfigurée – que ces utopies se situent dans

le passé, le présent ou le futur, que la forme en soit l’État théocratique, les utopies

socialistes ou encore la société dite civilisée. d. montre le tragique de la liberté

hu-maine, les contradictions ineffaçables entre les idées et les projets humanistes

glo-baux, et, dans le concret, les moyens et les méthodes de leur réalisation. d’après le

Grand inquisiteur, le christ a surestimé les forces de l’homme, quand il l’a invité à le

suivre de son plein gré sur le chemin d’une liberté authentique appelée à surmonter le

péché et apporter amour véritable et dignité authentique, mais au prix du sacrifice de

soi et des souffrances. le genre humain, faible, corrompu et ingrat, est incapable de

porter le faix d’une telle liberté et d’une perfection supérieure. plus encore, dans leur

indignité, les hommes brandissent « l’étendard du christ » contre le christ lui-même

et sa liberté, en s’insurgeant continuellement et cherchant à s’anéantir les uns les

autres, ils préfèrent le pain terrestre au pain céleste, et plutôt que de se torturer à

choisir librement, guidés par leur seule conscience, entre le bien et le mal, ils préfèrent

se reposer sur une autorité extérieure ; à l’union spirituelle dans la liberté ils préfèrent

le gouvernement de césar. le Grand inquisiteur condamne le christ pour avoir

re-poussé les tentations du diable qui l’invitait à corriger la liberté par le miracle, le secret

et l’autorité, à changer les pierres en pain pour assurer le bonheur matériel des

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mes, à se rendre maître de leur conscience et, par le glaive de césar, les réunir en une

« fourmilière consentante », leur procurer la « tranquillité universelle » définitive. il

usurpe le pouvoir divin, est assez téméraire pour prétendre corriger l’exploit du christ,

suivre les conseils du diable et libérer l’homme « des tourments d’avoir à décider

lui-même et en toute liberté », le libérer du tragique de la vie. un orgueil démesuré le

porte à briguer le rôle de juge suprême de l’histoire, de détenteur exclusif de la vérité

pleine et entière sur la vie et la mort, sur la liberté et le pouvoir, à disposer à sa guise

des destins humains. partant de ce qui lui semble être sa propre sagesse, le Grand

inquisiteur en arrive à un mépris absolu des hommes, ne voyant en eux que « des

êtres inachevés, juste ébauchés, créés par dérision » ; dans le cas contraire ses propres

prétentions se trouveraient ramenées à rien. elles consistent à remplacer

durable-ment la libre décision des cœurs par une soumission aveugle, « sans égards pour la

conscience morale », aux maîtres de cette terre, au rang desquels il se place. « oh,

nous leur ferons comprendre qu’ils ne seront libres que du jour où ils renonceront à

leur liberté propre et se soumettront à notre volonté… ». pour cela, tout en parlant au

nom du christ, du bien et de la vérité, il faut accepter le mensonge, la tromperie, et

mener cette fois consciemment les hommes sur le chemin de la mort et de

l’anéantis-sement, et cela sans discontinuer, pour que, ne voyant pas où on les conduit, ils se

croient heureux. ainsi les bonnes intentions du Grand inquisiteur, à cause de l’orgueil

qui imprègne toutes ses réflexions, en viennent à mettre le « troupeau innombrable »

sous la dépendance de « faiseurs de loi » abîmés dans l’adoration d’eux-mêmes, pour

parler comme raskolnikov, que leur démonisme surhumain, réduisant à rien leurs

semblables, en arrive à faire perdre tout sens de leur propre personne. ils ont le souci

de l’humanité, où leur mépris distingue pourtant les « génies » ayant tous les droits, la

« masse » privée de droits, et les « démons » tels que piotr Vekhovenski, liamchine,

ou chigaliov, chose évidemment funeste à la fois pour la société et pour la personne

individuelle. essayant de montrer le sens de la « légende » au regard des tendances

idéologiques du temps, d. donnait son interprétation personnelle de ce qu’enseignent

le catholicisme et le socialisme athée (russe et européen), qui « élimine le christ et ne

se soucie que des nourritures terrestres, en appelle à la science et affirme que la seule

cause du malheur des hommes est la misère, la lutte pour l’existence, l’influence

per-nicieuse du « milieu ». À cela le christ avait répondu : « l’homme ne vit pas que de

pain », soulignant son origine également spirituelle. de plus, sans vie spirituelle, idéal

de beauté, l’homme était guetté par l’angoisse de vivre, la mort, la folie, le suicide ou

les fantasmagories païennes […] Mais si on lui donnait et la beauté et le pain

ensem-ble ? alors, on lui enlèverait le labeur, la personnalité, la possibilité de sacrifier son

bien propre pour l’amour d’autrui – en un mot, toute la vie lui serait ôtée, tout l’idéal

de la vie. c’est bien pour cela qu’il vaut mieux élever l’idéal spirituel, et lui seul… » au

sein de la philosophie russe, la problématique de la « légende » a suscité un vif intérêt,

étant donné les prétentions de l’humanisme, du marxisme, du nietzschéisme, du

po-sitivisme*, du scientisme, etc. à donner un sens historiosophique et anthropologique

aux idées et valeurs séculières. les idées de d. sur la liberté humaine, la valeur absolue

de la personne, la priorité des valeurs spirituelles… ont exercé une énorme influence

sur l’œuvre de rozanov, berdiaev*, boulgakov*, frank*, etc. dans son Court récit sur

l’antéchrist, Vl. soloviov* a peint, sous les traits du Grand inquisiteur, le « grand

hom-me », « l’homhom-me de l’avenir », le « surhomhom-me », le président à vie des États-unis

d’eu-rope paré du titre d’empereur romain, qui se propose de remplacer le christ

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naire par le christ définitif, c’est-à-dire par lui-même, corriger son exploit, devenir le

bienfaiteur de « l’humanité imperfectible », et changer « la vérité de la rétribution »

en « vérité de la distribution ». À sa manière, il recourt lui aussi à des tentations

dia-boliques pour châtrer spirituellement les gens, dans la tranquillité générale de la

« paix perpétuelle », grâce à « l’égalité de la satiété universelle », à la magie de la

scien-ce et de la technique, ayant dérobé le feu du ciel, opérant la synthèse des acquis de la

civilisation occidentale avec la mystique orientale, quand « les peuples de la terre,

couverts de bienfaits par leur maître, outre la paix et la satiété universelle, recevront

encore la possibilité de jouir sans relâche des prodiges et des présages les plus variés

et les plus inattendus ». comme dans la « légende » de d., le bienfaiteur de

l’huma-nité imperfectible éprouve une haine farouche à l’égard du christ, et, proclamant au

nom de dieu le règne du bien et de l’amour des hommes, n’aime « que lui-même ».

c’est pendant qu’il travaillait aux Frères Karamazov que d. a écrit son célèbre

dis-cours sur pouchkine*, prononcé le 8 juin 1880 (pour l’inauguration d’un monument à

pouchkine, à M.). dans ce discours, il parlait de la « réceptivité universelle » de son

génie, où il voyait le symbole de la culture russe tout entière, appelait slavophiles* et

occidentalistes* à sortir de leur vieille querelle pour unir leurs efforts afin de réaliser

la fraternité universelle et le paradis sur terre, en quoi il voyait la destination par

ex-cellence du peuple russe. ce discours eut une énorme influence sur l’idée russe* telle

que la formula Vl. soloviov. d. soulignait que si l’idée nationale russe est avant tout de

réunir toute l’humanité, l’important est de dépasser les dissensions, de devenir

pleine-ment russes, nationaux, et de « se mettre tous ensemble au travail ». insistant sur le

fait que l’idéal national russe est « pan-humain », d. précise qu’il n’y a là aucune

hos-tilité à l’égard de l’occident : « … notre attirance pour l’europe, avec tous ses coups de

tête et ses excès, n’était pas seulement justifiée et raisonnable dans son fondement,

elle était nationale, elle coïncidait pleinement avec les aspirations du peuple en ses

tréfonds » (xxVi, p. 131). bien que ce discours ait eu un retentissement

extraordi-naire, dès sa publication les idées exprimées suscitèrent une vive polémique entre les

représentants des divers courants de la société. le débat portait avant tout sur la voie

spécifique que devait suivre l’évolution de la russie, le rapport à l’occident, le

carac-tère et la mission du peuple russe, la possibilité et les moyens de réaliser ici-bas les

idéaux chrétiens orthodoxes. l’influence de d. sur la pensée russe, sur la culture russe

de la fin du xix

e

s., a été considérable. ce qu’il lui a transmis, ce n’est pas simplement

un système, c’est ce que florovski* a nommé « un élargissement et un

approfondisse-ment de l’expérience métaphysique elle-même ». on peut tout aussi bien parler

d’élar-gissement en ce qui concerne la méthode artistique de d. il a repoussé les limites du

réalisme, en lui ouvrant de nouveaux domaines, le psychisme des profondeurs, la

quête spirituelle la plus intime de la personne. « Je suis le seul, écrivait-il, à avoir mis

au jour le tragique du sous-sol ([podpol’e], désignant en russe le « souterrain » et la

« clandestinité » – n. du. t.) – le fait de souffrir, d’être à soi-même son propre

bour-reau, de concevoir le meilleur et d’être incapable de l’atteindre » (Literaturnoe

nas-ledtsvo [l’héritage littéraire], xVii, M., 1965, p. 343). il a également enrichi le procédé

même par lequel l’écrivain reproduit le projet qui est au cœur de la vie de chacun, et

cela s’est reflété avant tout dans la construction de ses romans. c’est M. bakhtine* qui

a introduit le concept de polyphonie dans les études dostoïevskiennes, expliquant

l’impossibilité d’assimiler les conceptions de d. lui-même à celles de ses différents

héros. les figures créées par d., avec leur dimension à la fois artistique et

dostoïeVski

que, se découvrent à nous de façon dialogique, dans la confrontation et la

contradic-tion d’une foule d’opinions, d’idées et de caractères égaux en droit. et seule leur

syn-thèse donne accès au point de vue de l’auteur. la beauté, l’idéal du beau, sont des

no-tions centrales dans l’esthétique de d., pour qui la conception utilitaire de l’art est

toute aussi erronée que les tentatives pour le mettre à part de la vie. plus une œuvre

est achevée sur le plan esthétique (y compris les éléments du symbolique et du

fantas-tique), plus elle est « utile » à la société. « la beauté est toujours utile », disait

d. organiquement liée au bien et à la vérité, elle est le facteur déterminant pour

ren-dre la personne et la réalité sociale plus harmonieuses et plus parfaites. en dehors du

bien et de la vérité, elle devient l’instrument du mal, de la destruction de l’homme, et

sa tragédie. il se considérait lui-même comme un « réaliste » au sens le plus élevé du

terme, entendant par là ce « regard particulier » qu’il portait sur les profondeurs de

l’âme humaine, son principal objet de représentation. d., à la fois comme artiste et

comme penseur, a exercé une énorme influence sur l’atmosphère spirituelle du xx

e

s.,

sur la littérature, l’esthétique, la philosophie (au premier rang desquels

l’existentialis-me*, le personnalisme* et la psychanalyse).

bibliographie : il serait impensable de donner une liste un tant soit peu complète des

études sur dostoïevski. nous nous sommes volontairement limités aux œuvres «

philoso-phiques » dont il est question ici, et aux études qui leur sont consacrées. pour une

biblio-graphie – presque – complète, nous renvoyons à l’Histoire de la littérature russe publiée

chez a. fayard,p., 2005, Le XIX

e

siècle**. Le Temps du roman, p. 1452-1466. (n. du. t.).

Œuvres : Journal d’un écrivain, la pléiade, p., 1972 ; Carnets de dostoïevski, éd. rivages,

2005 ; La Légende du Grand Inquisiteur, l’age d’homme, 2004 ; Les Frères Karamazov,

la pléiade, 1952, actes sud (babel), 2002 ; Écrits du sous-sol, Gallimard, folio bilingue ou

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