opposi-tion entre le groupe matérialiste/déiste (la majorité) et la « congrégaopposi-tion » chrétienne
(la minorité). bariatinski, proche de pestel dont il a traduit en français la Rousskaïa
Pravda, étaitl’auteur d’un poème inachevé, Dieu (1824-1825), écrit en français, où il
polémique avec Voltaire. dieu y apparaît sous les traits d’un être malfaisant, « humant
les vapeurs de sang qui s’élèvent de toutes parts ». niant la bonté de dieu et son
exis-tence, bariatinski écrit : « tu as bu à satiété le sang de ta victime sans défense… tes
dents de chien enragé sèment partout la mort… ». il ne peut accepter le mal et la
souffrance qui règnent dans le monde, et rejette l’image d’un être supérieur qui ne
serait que bonté : « ou bien il est bon, mais il n’est pas tout-puissant, ou bien il est
tout-puissant, mais il n’est pas bon ». suivant en cela les matérialistes du xViii
es.,
bariatinski affirme que la foi en dieu n’est que le produit de l’ignorance et de la peur.
il appelle à briser ces autels que dieu n’a pas mérités : la lutte continuelle et
l’extermi-nation mutuelle qui sont la règle entre les hommes dénoncent en effet l’inconsistance
du dogme selon lequel le monde est régi par une divinité infiniment bonne et
toute-puissante. au célèbre aphorisme de Voltaire (« si dieu n’existait pas, il faudrait
l’in-venter ») bariatinski oppose celui-ci : « Même si dieu existait, il faudrait le rejeter ».
déniant au monde tout fondement rationnel, bariatinski soutient que la religion
s’ex-plique par des causes naturelles, le surnaturel étant absent du monde. en déportation,
c’est lui qui fut le principal contradicteur, dans les débats avec la « congrégation » –
nom donné à ceux des décembristes qui avaient une foi religieuse. tel lounine, dont
les options philosophiques sont celles d’un théisme qui n’est pas en contradiction avec
le catholicisme. comme le montrent ses Carnets de notes, ses principales références
étaient les pères de l’Église tels que saint augustin ou basile le Grand et, parmi les
contemporains, les philosophes catholiques – J. de Maistre et lamennais. en même
temps, dans les lettres qu’il écrit de sa prison d’akatouïsk (où il devait mourir), et sans
pour autant renier ses choix philosophiques, il souligne l’impérieuse nécessité d’une
éducation fondée sur la raison et d’une diffusion effective du savoir : « ce n’est pas la
vertu qui nous manque, ce sont les connaissances », écrit-il en 1843. lounine écrivit
surtout en français, et fut un apologiste du catholicisme. parmi les décembristes, la
tendance matérialiste, héritière de lomonossov* et de ses représentations atomistes,
concevait l’univers comme un ensemble d’infimes particules matérielles. iakouchkine,
dans Qu’est-ce que l’homme ? [Čto takoe čelovek ?], nie l’immortalité de l’âme, «
lé-gende venue du fond des temps », et se demande en quoi consiste la ressemblance ou
la différence entre l’homme et la nature qui l’entoure. comme le jeune herzen*, il ne
juge satisfaisant ni d’opposer l’homme à la nature, ni de le rabaisser au niveau de
l’ani-mal. il se représente la nature comme composée d’« unités » en nombre infini, dont
« la modalité spécifique, le principe organisateur » n’est autre que la vie, avec ses lois
générales et la variété de ses réalisations qualitatives. le point de vue de iakouchkine
est original et se distingue de l’atomisme matérialiste traditionnel. en un sens, ses
concepts font penser à leibniz et à sa monadologie. ainsi, selon lui, le « moi » humain
peut-il être envisagé comme l’une de ces « unités ». « unités en mouvement »,
me et l’animal sont soumis à une seule et même loi. avec le monde animal,
l’hom-me partage aussi la faiblesse, mais il s’en distingue fondal’hom-mentalel’hom-ment par « la force de
sa pensée ». s’il est désarmé en tant qu’unité isolée, animal pensant, il est aussi par
nécessité animal social, il ne peut vivre et agir qu’au sein d’une société qui le fait
dÉceMbristes
fiter de toutes les conquêtes de l’humanité et à laquelle il restitue tous ces savoirs et
ces savoir-faire encore enrichis par sa propre pratique. déçu par le rationalisme
ré-ducteur de descartes, dont la raison « outrecuidante » lui semble « un esclave tout
juste libéré », iakouchkine se tourne vers kant et comprend que « la raison pure
pè-che par vantardise et s’attaque souvent à des tâpè-ches au-dessus de ses forces » :
l’hom-me ne peut prétendre au rôle d’« alpha et oméga de l’univers », mais doit se concevoir
comme un simple maillon dans « la chaîne infinie des créatures ». en cela résident la
connaissance qu’il peut se former de lui-même et la réponse à sa question, Qu’est-ce
que l’homme ? chronologiquement, la pensée décembriste va au-delà de 1825. le
ba-gne et la déportation n’eurent pas raison de l’intérêt des décembristes pour la
philoso-phie. pendant sa période sibérienne, lounine, « ardent chrétien » et catholique
fer-vent, évolue vers un théisme plus en rapport avec des positions politiques radicales.
« la philosophie de tous les temps et de toutes les écoles, écrit-il, ne sert qu’à définir
les limites à l’intérieur desquelles peut s’exercer l’intelligence humaine. celui qui est
clairvoyant a tôt fait d’apercevoir ces limites et de se tourner vers l’étude de l’Écriture,
sans limites, elle ». sa mise en accusation de l’orthodoxie pour son rôle historique
évoque fortement la première Lettre philosophique de tchaadaïev*. lechristianisme
en russie étant tombé au pouvoir de l’absolutisme, l’Église orthodoxe y est un obstacle
à l’introduction d’un « système représentatif ». proche des occidentalistes*, lounine
condamne le « règne des vieillards », la culture patriarcale et la soumission absolue à
l’égard des puissants. critiquant lui aussi la formule d’ouvarov* : « orthodoxie,
auto-cratie, narodnost* », il juge que l’orthodoxie par elle-même « ne privilégie aucun type
de gouvernement, pas plus l’autocratie qu’un autre ». nul n’a prouvé à ce jour
pour-quoi l’autocratie serait « plus dans la nature des russes qu’un autre régime politique et
pourquoi ils devraient invariablement lui donner la préférence ». dans son Enquête
politique [rozysk istoričeskij], il stigmatise l’arriération des « pratiques politiques »
en russie, cette russie qui « se trouve encore si loin du stade atteint par l’angleterre
actuelle ». le protestant küchelbecker, lui, professait une autre variante du théisme,
sans opposer christianisme occidental et oriental. il soulignait la valeur unificatrice de
la religion chrétienne, dont l’universalisme pouvait rassembler les peuples orientaux
et les peuples occidentaux. « Même le Juif ou le Musulman peut recevoir cet
ensei-gnement, pour peu qu’il ne résiste pas à la voix intérieure qui parle en lui ». Quant à
fonvizine, il rédigea durant sa relégation l’une des premières histoires générales de la
philosophie dues à un auteur russe (après Galitch**, et l’archimandrite* Gavriil –
cf. historiographie de la philosophie russe*), intitulée par lui Vue d’ensemble de
l’his-toire des systèmes philosophiques [obozrenie istorii filosofskih sistem]. il y analyse
d’un point de vue théiste l’objet de la philosophie, passe en revue la philosophie
anti-que, médiévale, celle des temps modernes, pour aboutir au système de hegel et à
l’« hégélianisme de gauche ». la vocation de la philosophie, à ses yeux, c’est de «
pré-parer le cœur à recevoir les graines de la foi, après avoir éveillé en l’homme le désir de
se connaître lui-même, et lui avoir présenté l’idéal de ce qu’il doit être ». À une époque
où la philosophie hégélienne jouissait de la faveur générale, fonvizine lui reprochait
d’être conservatrice, de s’exprimer avec lourdeur, et de faire peu de cas du monde
slave. pour lui une organisation sociale libre, fondée sur des principes exclusivement
démocratiques, étaient la spécificité de « l’élément slave originel » – témoin les villes
russes anciennes, particulièrement novgorod. ses observations sur la vie des paysans
libres lui avaient inspiré l’idée d’un attachement inné de la classe laborieuse au
dÉracineMent
munisme, qu’il se représentait sous l’aspect du christianisme primitif. condamnant le
servage, il fondait ses projets utopiques sur la commune rurale*. adepte du
libéralis-me*, partisan d’une monarchie constitutionnelle, il privilégiait la dimension morale
de la philosophie, voyant dans le principe d’autonomie de la morale énoncé par kant
la première condition pour lutter contre le despotisme. on voit bien que, même après
1825, les décembristes ont continué à partager les préoccupations philosophiques de
la société russe cultivée, suivant en particulier les controverses entre slavophiles* et
occidentalistes, les débats autour de la philosophie allemande classique, et restant à
l’écoute des recherches philosophiques propres à la russie du xix
es. le fondement
moral de leur attitude, leur « dette envers le peuple », les populistes devaient plus tard
la reprendre à leur compte. Mais les décembristes n’ont pas suscité de vénération
particulière ailleurs que dans l’intelligentsia* sécularisée, libérale et révolutionnaire.
tchaadaïev et khomiakov*, leurs contemporains, désapprouvaient pour l’essentiel les
moyens qu’ils préconisaient pour transformer la russie. il reste néanmoins leur
pro-fonde influence sur la culture russe, de pouchkine* à tolstoï*.
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Iakouchkine : a. a. ermitchev / trad. J. prébet
Bariatinski : e. V. Gorbatcheva / trad. J. prébet
Dekabristy : M. a. Masline / trad. J. prébet
Fonvizine : i. e. Zadorojniouk / trad. f. lesourd
Lounine : i. e. Zadorojniouk / trad. J. prébet
Mouraviov : V. i. kovalenko / trad. J. prébet
synthèse : f. lesourd
DÉRACINEMENT [bespočvennost’] (nous avons choisi le terme « déracinement »
– « arrachement au sol ferme des certitudes » –, qui semble être plus près du terme
russe que « dépaysement », également utilisé dans certaines traductions de l. chestov
– n. du. t.) – terme de léon chestov*, désignant comme l’une des tâches assignées
à la philosophie celle de se soustraire au pouvoir du « sol », du « terrain » [počva]
– autre nom de la nécessité aux multiples visages. les synonymes en sont, pour lui,
« l’infondé », « le paradoxal », « l’absurde », « le chaos », « l’arbitraire », « la
téméri-té », « l’effronterie », « le caprice », « la libertéméri-té », la « vie vivante », la « pensée
adog-matique ». dans une œuvre de jeunesse, Shakespeare et son critique Brandes [Šekspir
i ego kritik brandès] (1898), chestov avait relié cette notion à l’idée d’un arrachement
à la vie, qui la réduirait à un schéma mort. c’est la raison, la pensée réfléchissante, la
science avec son caractère systématique, l’attention exclusive portée à la nécessité et
l’ignorance de la subjectivité : chestov lui oppose un type de pensée hors de tout
dÉracineMent
tème, non scientifique, qui met l’homme en situation d’apercevoir la vie dans toute son
Dans le document
Dictionnaire de la philosophie russe
(Page 176-179)