• Aucun résultat trouvé

Une fin de carri` ere mouvement´ ee

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 179-185)

La construction de la Saline

2.2 Ledoux, l’architecte de la Saline

2.2.6 Une fin de carri` ere mouvement´ ee

En marge de sa carri`ere d’architecte public, Ledoux continue `a r´epondre `a des com-mandes priv´ees, mais avec des succ`es plus mitig´es. Il est vrai que le style ledolcien s’affirme plus facilement dans le cadre de grands projets publics que dans celui de la sph`ere priv´ee, une analyse que partage Genevi`eve Levallet-Haug :

«Au fur et `a mesure qu’il avance dans sa carri`ere, on sent sa conception de l’architecture l’entraˆıner de plus en plus hors des donn´ees de la construction priv´ee.

Le souffle qui l’anime se resserre difficilement dans les limites ´etroites d’une r´esidence familiale, fut-elle mˆeme luxueuse ; il exige l’ampleur et la robustesse d’un monument public»127.

Il est vrai qu’`a partir de 1775, les projets que propose Ledoux pour des commandes priv´ees semblent de plus en plus souvent en inad´equation avec les attentes des futurs propri´etaires. Le premier exemple en est la commande que Ledoux re¸coit d’un prince

´

etranger, le landgrave de Hesse, Fr´ed´eric II. Ce dernier avait ´et´e impressionn´e par le pavillon Guimard et par les projets que Ledoux avait propos´es `a Mme Du Barry. C’est donc tout naturellement qu’il fait venir Ledoux au chˆateau de Bellevue, `a Cassel, en novembre 1775 pour un projet de biblioth`eque, et celui d’arc de triomphe que le landgrave souhaitait faire construire sur son domaine, `a la porte de l’Orangerie128. Ledoux lui propose alors une biblioth`eque sur deux ´etages, surmont´ee d’une ´el´evation, avec deux coupoles int´erieures et un p´eristyle d’entr´ee `a huit colonnes sur la fa¸cade principale, ainsi qu’un arc de triomphe monumental, inscrit dans un plan carr´e, prolong´e de colonnes sur les cˆot´es129. Mais le projet est un ´echec car il d´epasse largement les attentes de Fr´ed´eric II :

«Bien qu’il ait tout d’abord plu au Landgrave qui lui fit mille caresses, lui conf´era le titre de Contrˆoleur g´en´eral et Ordonnateur des Bˆatiments (cela sans traitement), Ledoux quitta bientˆot Cassel assez m´econtent. Il ne se jugeait pas suffisamment r´etribu´e, n’ayant re¸cu du prince qu’une boˆıte d’or contenant deux cent louis neufs et une indemnit´e de voyage. Mais Fr´ed´eric estimait ce paiement ´equitable pour un

127. LEVALLET-HAUG Genevi`eve,op.cit., p. 116–117.

128. Ibid., p. 97.

129. RAM ´EE Daniel,op.cit., pl. 89 `a 93.

projet dont la r´ealisation d´epassait ses moyens et que d`es l’abord il avait envisag´e sans grand s´erieux»130.

Le diff´erend qui oppose Ledoux `a Fr´ed´eric II t´emoigne de l’´evolution du style de l’architecte qui tend de plus en plus vers le grandiose, et dont les projets semblent de moins en moins adapt´es `a l’architecture priv´ee au budget plus limit´e. Par ailleurs, dans cet ´episode, on peut percevoir ´egalement un trait de caract`ere de l’architecte, qui tient en haute estime ses propres projets, mˆeme lorsqu’il s’agit de simples plans, et exige une contrepartie financi`ere souvent ´elev´ee. Le mˆeme cas de figure se retrouve d’ailleurs en 1783, avec le projet de l’hˆotel de ville de Neufchˆatel pour lequel on demande une esquisse

`

a Ledoux. Ce dernier envoie des plans mais le Conseil de la ville de Neufchˆatel leur pr´ef`ere ceux d’un autre architecte parisien, Pierre-Adrien Paris. Ledoux demande alors en contrepartie de son travail une somme de 100 louis d’or qui sera finalement r´eduite `a 60 louis en janvier 1790131.

Malgr´e tout, avec la noblesse parisienne, Ledoux obtient encore de belles r´eussites, comme par exemple l’hˆotel Th´elusson. En effet, en 1777, `a la mort du banquier Georges Tobie Th´elusson, avec qui Ledoux avait d´ej`a ´et´e en relation pour l’hˆotel d’Hallwyl, sa veuve h´erite d’une immense fortune qui lui permet d’acqu´erir des terrains dans le quartier d’Antin `a Paris et d’y faire construire un hˆotel particulier. B´en´eficiant toujours du soutien du fermier g´en´eral Pierre Andr´e Haudry de Soucy, administrateur de la Saline Royale d’Arc-et-Senans, Ledoux est tout indiqu´e pour ce projet. En accord avec l’intendant de Mme Th´elusson, l’autorisation de construire lui est officiellement accord´ee le 25 septembre 1778132. Il fait alors construire un hˆotel comptant parmi les plus beaux de Paris, dans lequel on retrouve son style monumental, l’usage des colonnes, et tout ce qui caract´erise l’architecture de Ledoux. Mais cet hˆotel est surtout remarquable pour le passage circulaire abrit´e qui permet aux voitures de circuler et de faire descendre leurs passagers `a couvert, ainsi que pour le cadre de verdure dans lequel il s’inscrit133. Inspir´e par l’architecture palladienne et par les jardins anglais, le style de l’hˆotel Th´elusson donne une impression

130. LEVALLET-HAUG Genevi`eve,op.cit., p. 98.

131. Ibid., pp. 100–101.

132. RABREAU Daniel,Claude-Nicolas Ledoux,op.cit., p. 71.

133. RAM ´EE Daniel,op.cit., pl. 160 `a 165.

de nature au cœur de la ville qui en fait l’un des bˆatiments les plus appr´eci´es de Paris, ce qui explique que Napol´eon l’ait rachet´e pour l’offrir au tsar comme si`ege de l’ambassade de Russie.

En fin de carri`ere, Ledoux se fait ´egalement remarquer pour les maisons Hosten de la rue Saint-Georges, `a Paris, `a proximit´e de l’entr´ee arri`ere de l’hˆotel Th´elusson. Il s’agit d’un projet d’une quinzaine de maisons locatives commenc´e d`es 1792 pour le compte de Jean-Baptiste Hosten, un riche planteur de Saint-Domingue originaire de Bordeaux134. Si seulement six maisons ´etaient achev´ees en 1795, ce projet compte n´eanmoins parmi les plus grandes r´ealisations parisiennes sous la R´evolution. La particularit´e du projet repose l`a encore sur l’association entre l’architecture et la nature, en t´emoigne le plan g´en´eral de quinze maisons appartenant `a Mr Hosten135. L’ensemble des maisons, `a l’architecture vari´ee, y est dispos´e autour d’un parc, avec rivi`ere, pont, rochers, donnant sur la rue Saint-Georges sans qu’aucune des habitations ne domine r´eellement les autres, pas mˆeme la maison de Mr Hosten lui-mˆeme, pourtant plus spacieuse. Il s’agit en quelque sorte d’un projet qui pr´efigure ce que sera la conception de l’habitat collectif selon Ledoux. C’est en tout cas l’interpr´etation qu’en fait Daniel Rabreau :

«C’est bien avec les maisons Hosten, et non `a la Saline d’Arc-et-Senans, que Ledoux invente une forme tr`es progressiste d’habitat social et, si l’on veut, un pen-dant bourgeois `a l’aristocratique hˆotel Th´elusson»136.

Pourtant, ces quelques projets ne suffisent pas `a masquer les d´eboires que connaˆıt Ledoux `a la fin de sa carri`ere. Il y a certes les projets avort´es : le chantier des maisons Hosten est par exemple stopp´e avec la R´evolution ; mais c’est surtout dans sa vie priv´ee que l’´evolution n’est pas favorable `a l’architecte. Tout d’abord, le 30 aoˆut 1792, son ´epouse Marie Bureau d´ec`ede rue de Chaillot au domicile de Monclar, l’entrepreneur des salines et ami de Ledoux. Ledoux reste donc seul avec ses deux filles Ad´ela¨ıde et Alexandrine137. Au mˆeme moment, dans le contexte mouvement´e de la chute de la royaut´e, Ledoux partage le sort de la noblesse d’affaire `a laquelle il avait li´e son destin. S’il avait d´ej`a ´et´e r´evoqu´e de ses fonctions d’inspecteur des salines, le fait qu’il soit encore propri´etaire d’un patrimoine

134. RABREAU Daniel,Claude-Nicolas Ledoux,op.cit., p. 75.

135. RAM ´EE Daniel,op.cit., pl. 178.

136. RABREAU Daniel,Claude-Nicolas Ledoux,op.cit., p. 71.

137. GALLET Michel,Architecture de Ledoux, In´edits pour un tome III,op.cit., p. 56.

immobilier `a Paris en fait un suspect tout d´esign´e pour les adversaires de la monarchie.

Il est donc arrˆet´e par les membres du Comit´e de Salut Public le 1er flor´eal de l’an II, soit le 29 novembre 1793. Dans le proc`es-verbal de son arrestation, ses liens avec la noblesse sont clairement mis en avant, notamment la protection dont il a b´en´efici´e de la part de Mme Du Barry :

«Architecte avant et depuis la r´evolution particuli`erement pour les Exnobles notament la Dubaril, C’est lui qui lui a Batit le petit pavillon de Lucienne pourquoi elle lui fit obtenir du p`ere du dernier tyran couronn´e des fran¸cais, 6000 livres de rentes sur les Salines. C’est `a cette ´epoque que commence sa fortune. De l`a architecte des ci-devant, de l`a celui des Fermiers g´en´eraux pour la clˆoture de Paris, auteur de ces fameuses barri`eres aux portes de Paris»138.

Ledoux y est donc bien pr´esent´e comme un architecte au service du pouvoir royal et de la Ferme, d’autant plus qu’on y trouve ´egalement plusieurs fois mention du rˆole qu’il a jou´e dans la construction des barri`eres d’octroi :

«Suivant sa d´eclaration il parait ne jouir que de 15 `a 16000 livres de revenu sur lesquels il a d´efalqu´e en charges 10 222 en sorte qu’il sembleroit ne lui rester que de 5 a 6000 livres de revenu ; cependant il est notoire que le train de sa maison n’a point ´et´e diminu´e et qu’il a conserv´e cuisini`ere cocher et domestique. De son aveu mˆeme il se pr´etend cr´eancier de la nation d’un million ou de 1 300 000 livres qu’il a r´eclam´e ou se croit de r´eclamer pour ses honoraires des plans qu’il a fournis pour la construction des batimens luxueux qui forment les entr´ees des barri`eres de Paris, laquelle r´eclamation ne fait point partie de sa d´eclaration et en prouve l’infid´elit´e. Il avoit des relations avec des cidevant Nobles en ayant l’administration des constructions des Barri`eres de Paris, et avec les fermiers g´en´eraux formant le comit´e relatif `a cette administration et au payement des travaux, Ses liaisons avec les cidevant appel´es grands, sont prouv´ees 1. par un m´emoire trouv´e, sous les scell´es appos´es sur les papiers de Ledous, tendant `a la demande du Cordon noir dont il d´esiroit ˆetre ceint pour acqu´erir la noblesse, 2. par un almanach du club 1789 trouv´e chez lui et portant l’inscription de son nom et de sa profession d’architecte sous la lettre L»139.

138. Archives nationales, s´erie F7/4774/11, Tableau de d´etenus domicili´es dans l’´etendue de la section du Faubourg du Nord. An 2.

139. Ibid.

Le cordon noir dont il est question ici est celui de l’ordre de Saint-Michel, qui ´etait traditionnellement remis aux artistes anoblis pour services rendus au roi. Ledoux ´etait dans l’attente de cet ordre du m´erite depuis 1773, au moment o`u inspecteur des salines, il avait con¸cu les plans de celle d’Arc-et-Senans et entrait `a l’Acad´emie Royale d’archi-tecture140. Si Ledoux n’obtint jamais l’anoblissement esp´er´e, alors que la promesse avait

´

et´e relanc´ee en 1785141, sa demande est n´eanmoins jug´ee par le Comit´e de Salut Public comme une preuve indiscutable de ses liens avec la noblesse. On remarque ´egalement son train de vie, qui est encore celui d’un architecte de premier plan qui n’imagine pas ˆetre touch´e par la tourmente r´evolutionnaire. Avant son arrestation, Ledoux ne peut pas encore concevoir `a quel point sa carri`ere va ˆetre perturb´ee par la Terreur. Quant `a la mention de l’almanach, il s’agit de celui du club de Valois, dont Ledoux fait partie au d´ebut de la R´evolution, une association d’aristocrates et de penseurs lib´eraux r´eunissant de nombreux artistes sous le patronage du duc d’Orl´eans142. Ledoux est ainsi incarc´er´e `a la Force et manque de peu de passer sur l’´echafaud.

Durant cette p´eriode, Ledoux se replie sur son travail d’architecte, tant par aspi-ration personnelle que parce qu’il ´eprouve le besoin de justifier son travail aupr`es de ses d´etracteurs. De l’ext´erieur, sa fille aˆın´ee Ad´ela¨ıde Constance fait parvenir `a la Convention de nombreuses lettres pour demander sa lib´eration, ainsi celle du 24 nivˆose an II :

«Citoyens, Nous avons l’honneur de vous adresser plusieurs petits m´emoires pour vous demander l’´elargissement de notre p`ere, qui est en prison depuis six semaines, o`u `a la lev´ee des scell´es, on n’a rien trouv´e contre luy, il est bien vu dans sa section.

Nous esp´erons Citoyens, qu’en consid´eration de tout cela et de la position o`u nous sommes, ´etant sans m`ere et trop jeunes pour r´egir aucune affaire par nous-mˆemes, vous ferez quelqu’attention `a notre demande, nous attendons tous de votre justice et de votre sensibilit´e»143.

Le rˆole de la fille aˆın´ee de Ledoux est incontestable dans sa lutte pour ˆetre lib´er´e et t´emoigne des liens particuliers qu’il entretient avec elle, alors qu’il est moins proche de sa fille cadette, Alexandrine Euphrasie. Or, le sort frappe encore Ledoux puisque le 24

140. RABREAU Daniel,Claude-Nicolas Ledoux,op.cit., p. 83.

141. Archives nationales, s´erie F7/4774/11, Extrait d’un m´emoire anonyme.

142. ABREAU Daniel,Claude-Nicolas Ledoux,op.cit., p. 83.

143. Archives nationales, s´erie F7/4774/11, Lettre du 24 nivˆose an II.

octobre 1794, alors que Ledoux est toujours emprisonn´e, sa fille aˆın´ee, de sant´e fragile, meurt `a son tour144. Lorsqu’il sort de prison le 13 janvier 1795, la plupart de ses projets commenc´es `a la veille de la R´evolution ont ´et´e stopp´es. Ledoux se retrouve donc seul avec sa fille cadette, qui devient en 1800 l’´epouse du violoniste Jean-Nicolas Chol. Moins proche de son p`ere que ne l’´etait son aˆın´ee, elle se lance la mˆeme ann´ee dans un proc`es contre son p`ere pour obtenir la totalit´e de l’h´eritage de sa m`ere. La liquidation de la communaut´e de biens qui intervient en 1805 oppose alors :

«Mr Claude Nicolas Ledoux architecte demeurant `a Paris, rue Neuve d’Orl´eans n.16 [...] d’une part, et Mr Jean Nicolas Chol, [...] second violon de l’acad´emie im-p´eriale de musique, et de l’autre Alexandrine Euphrasie Ledoux son ´epouse qu’il autorise `a l’effet des pr´esentes demeurans `a Paris rue Hauteville n.36 division Pois-soni`ere [...]»145.

La carri`ere de Ledoux s’ach`eve donc dans des conditions bien diff´erentes de ce qu’elles

´

etaient avant la R´evolution. Les ´ev`enements qui marquent sa vie priv´ee participent `a la chute de l’architecte et au mythe de l’architecte «maudit», que Ledoux cr´ee lui-mˆeme dans son ouvrage de 1804 et qui sera aliment´e par la destruction quasiment syst´ematique des constructions qu’il a pu r´ealiser tout au long de sa carri`ere, `a Paris notamment avec les grands travaux de Haussmann. L’apog´ee de la carri`ere de Ledoux se situe donc largement avant la p´eriode r´evolutionnaire, c’est-`a-dire entre le moment o`u il se lance dans le projet de la Saline en 1773 jusqu’`a l’arrˆet des travaux des barri`eres d’octroi `a la R´evolution.

Marqu´ee par ces deux r´ealisations d’architecture publique, la personnalit´e de Ledoux est

´

egalement largement associ´ee aux fermiers g´en´eraux dont il b´en´eficie des appuis nombreux.

Architecte maudit, architecte de la Ferme g´en´erale, Ledoux souffre ´egalement d’une autre image r´ecurrente tout au long de sa carri`ere, que l’on a d´ej`a pu entrevoir `a travers certains de ses projets : celle d’un architecte d´epensier. `A tort ou `a raison, les projets de Ledoux sont r´eput´es pour coˆuter `a leurs commanditaires largement plus cher que ne l’´etablissaient les devis initiaux.

144. GALLET Michel,Architecture de Ledoux, In´edits pour un tome III,op.cit., p. 57.

145. Archives nationales, Minutier central des notaires, MC XXXIII 835, Liquidation de la commu-naut´e de biens ayant exist´e entre Ledoux et Marie Bureau, 1805.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 179-185)