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Un architecte d´ epensier ?

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 185-189)

La construction de la Saline

2.2 Ledoux, l’architecte de la Saline

2.2.7 Un architecte d´ epensier ?

Comme peut en t´emoigner la lecture de son ouvrage de 1804, Claude Nicolas Ledoux a une haute id´ee de l’architecture et ses projets sont la plupart du temps majestueux.

Mais le caract`ere imposant de ses r´ealisations soul`eve r´eguli`erement la question du coˆut des travaux. La pol´emique est constante face aux constructions de l’architecte dont les coˆuts de r´ealisation d´epassent souvent les devis propos´es au d´epart et Ledoux doit s’en d´efendre. Par exemple, `a partir de 1778, `a la suite de la construction de l’hˆotel de la rue d’Artois pour Mme Th´elusson, les critiques sont nombreuses, surtout lorsque l’architecte re¸coit une gratification suppl´ementaire de 2400 livres en plus de ses honoraires :

«Estim´es `a l’origine `a 400 000 livres, les travaux n’en coˆut`erent en d´efinitive pas plus de 687 872. R´eagissant `a la cabale qui le d´esignait aux propri´etaires comme un artiste ruineux, Ledoux se d´efendit vigoureusement»146.

La r´eponse pr´ecise de l’architecte face aux critiques nous est pr´ecis´ement connue grˆace aux travaux de Michel Gallet :

«J’ai fait pour Mme Th´elusson un plan qui lui a convenu, elle l’a sign´e. Je l’ai ex´ecut´e sans rien y changer, mais comme le mieux offre aux yeux du public ignorant plus de d´epense que le mauvais, il a cru que la somme employ´ee `a cette maison ´etait disproportionn´ee, il s’est permis tous les contes possibles. Ce qu’il y a de vrai est que beaucoup moins coˆuteuse que plusieurs situ´ees dans la mˆeme rue, elle m’a valu une gratification particuli`ere motiv´ee pour contentement particulier, ind´ependamment de la somme ordinaire attribu´ee aux honoraires de l’architecte»147.

La r´eaction de Ledoux est bien la preuve que l’architecte souffre de sa r´eputation d’artiste coˆuteux. Cette r´eputation s’explique moins par le d´epassement du devis initial que par l’ampleur de l’´ecart entre celui-ci et le coˆut r´eel des travaux. Si, dans le cas de l’Hˆotel Th´elusson, cet ´ecart est rest´e raisonnable et ne permet pas de justifier les critiques formul´ees `a l’encontre de Ledoux, il n’en est pas de mˆeme en ce qui concerne la plupart des projets qu’il m`ene pour le compte de la Ferme g´en´erale, pour lesquels le d´epassement du budget initial contribue parfois `a leur ´echec.

146. RABREAU Daniel,Claude-Nicolas Ledoux,op.cit., p. 71.

147. GALLET Michel,Claude-Nicolas Ledoux, 1736–1806,op.cit., p. 196.

C’est le cas, notamment, du projet de palais de justice et de prisons d’Aix-en-Provence. En 1789, non seulement les projets sont remis en cause par les probl`emes po-litiques, mais de surcroˆıt, les travaux n’avancent pas alors que la d´epense augmente. La situation est alarmante : les fondations du palais n’ont ´et´e amen´ees qu’`a 4 pieds au-dessus du sol, soit un pied de plus que l’ann´ee pr´ec´edente, mais les travaux ont d´ej`a coˆut´e 1 500 000 livres148. Face `a l’activit´e presque nulle du chantier, les travaux sont arrˆet´es et les entrepreneurs sont liquid´es en 1797. On peut d’ailleurs s’´etonner avec Genevi`eve Levallet-Haug que le majestueux projet de Ledoux ait ´et´e accept´e :

«Il est difficile de croire que la ville d’Aix ait jamais pu r´eussir `a mener `a bien une construction de cette importance dont le coˆut s’av`ere, `a premi`ere vue, extrˆemement

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elev´e. C’eˆut ´et´e, avec ses colonnades et ses immenses salles superpos´ees, une des œuvres les plus majestueuses de Ledoux»149.

Ce commentaire soul`eve en r´ealit´e une autre question. Si le caract`ere d´epensier de l’architecte est particuli`erement remarquable quand il s’agit de projet d’architecture publique, n’est-ce pas aussi r´ev´elateur d’une mauvaise gestion budg´etaire de la part de ses commanditaires ? `A la veille de la R´evolution, les finances de la Ferme g´en´erale sont d´esorganis´ees, et si Ledoux est parfois excessif dans ses projets, c’est aussi parce que le manque de rigueur budg´etaire lui permet de l’ˆetre. En t´emoigne l’´echec du projet des barri`eres d’octroi de la ville de Paris dont Daniel Rabreau nous dit que le coˆut du projet est pass´e de 6 000 000 de livres pr´evues en 1784 `a 17 000 000 estim´es par la Ferme en 1789150. Le coˆut du projet a donc presque tripl´e en cinq ans. Certes, Ledoux revoit r´eguli`erement ses plans et propose diverses am´eliorations qui rendent le projet plus ambitieux sans forc´ement ˆetre soucieux d’´economie. N´eanmoins, l’ampleur des d´epenses t´emoigne aussi des probl`emes de gestion que la Ferme g´en´erale rencontre `a cette p´eriode :

«Le train de vie de l’artiste et le bien-fond´e de la r´eputation dont il souffre au moment du renvoi de Calonne demeurent relativement ´enigmatiques. Si le d´esordre de sa gestion est ´etabli, n’est-ce pas ´egalement celui de la Ferme qui, sous couvert de l’approbation royale, lui laisse toute libert´e d’entreprendre ? Ce d´esordre s’ajoute

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a la crise politique pour d´econsid´erer les commanditaires et accabler l’architecte. Le 148. LEVALLET-HAUG Genevi`eve,Claude-Nicolas Ledoux, 1763–1806,op.cit., p. 107.

149. Ibid., p. 109.

150. RABREAU Daniel,Claude-Nicolas Ledoux,op.cit., p. 52.

renvoi d´efinitif de Ledoux (23 mai 1789) et l’abolition des droits d’octroi (1er mai 1791) sont des p´erip´eties qui encadrent les ´ev`enements directement li´es au 14 juillet 1789»151.

Valid´es par l’autorit´e royale, les coˆuts des projets commandit´es par la Ferme g´en´erale aupr`es de Ledoux semblent donc ˆetre particuli`erement sous-estim´es sur plans et se r´ev`elent largement plus coˆuteux qu’ils ne devraient l’ˆetre. Qu’en est-il alors du projet de la Saline d’Arc-et-Senans, l`a aussi commandit´ee par la Ferme ?

On l’a vu, le trait´e de 1774 qui pr´evoit la construction de la nouvelle saline en Franche-Comt´e offre un cadre strict `a la r´ealisation du projet152. Derri`ere le nom de Mon-clar, se cache en r´ealit´e un groupe de cautionnaires d’une dizaine de personnes parmi lesquels on ne compte qu’un seul fermier g´en´eral, Perceval-Deschˆenes. Ce dernier est ´ ega-lement en charge d’un bureau sp´ecial cr´e´e au sein de la Ferme g´en´erale et pr´evu par le trait´e pour g´erer la question de la Saline, sa construction et son exploitation. C’est donc un cadre adminsitratif assez strict que d´efinit le trait´e de 1774. Le coˆut de la r´ealisation de la nouvelle saline y est estim´e `a 600 000 livres, mais le trait´e pr´evoit 160 000 livres suppl´ementaires en cas de d´epassement du budget initial, qui seraient cette fois financ´es non plus par les apports des cautions mais directement par la future exploitation du site.

Au-del`a de cette somme, le trait´e comporte ´egalement des dispositions pr´evoyant que l’exc´edent de d´epenses serait pris en charge par le roi153. Tout semble donc pr´evu pour limiter les d´epenses excessives et anticiper sur le coˆut du projet :

«Devant ce luxe de pr´ecautions assez inhabituel `a l’´epoque dans un tel domaine, on ne peut s’empˆecher de penser que la Ferme g´en´erale ´eprouvait le besoin d’assurer un encadrement solide `a l’imagination et aux initiatives un peu effervescentes de Nicolas Ledoux»154.

D`es le mois de d´ecembre 1774, les premiers plans de Ledoux pour le rez-de-chauss´ee de la Saline, valid´es par Trudaine, Intendant des finances, approuv´es par Haudry de Soucy, fond´e de pouvoir de la Ferme g´en´erale, et joints `a une lettre sign´ee de Turgot, contrˆoleur

151. Ibid., p. 53.

152. Voir 2.1.1. ”Le trait´e de 1774 : l’affirmation de l’autorit´e de la Ferme”.

153. Archives nationales, G 1 93, Trait´e du 12 mars 1774.

154. HUMBERT Roger,«La Saline de Chaux et la Ferme g´en´erale, discours de r´eception, s´eance pu-blique du 17 juin 1992»,inAnonyme,Proc`es-verbaux et m´emoires de l’Acad´emie des Sciences, Besan¸con : Belles-Lettres et Arts de Besan¸con, vol. 190, 1994, p. 203.

g´en´eral des finances, sont remis `a l’ing´enieur Le Pin, charg´e de suivre sur place la construc-tion de la Saline. Une lettre de Trudaine du 16 juin 1775 indique ´egalement qu’il faut se conformer aux plans ´etablis par Ledoux155. Or, les plans de Ledoux sont ambitieux et font craindre un coˆut de construction largement sup´erieur au budget pr´evu. La r´eaction des cautionnaires est alors imm´ediate et s’inscrit dans le cadre strict pr´evu par le trait´e de 1774 :

«Au vu de ces plans pr´epar´es par Ledoux, les cautions de Monclar faisaient observer `a Trudaine que la d´epense qui en r´esulterait «exc´ederait prodigieuse-ment» les 600 000 livres pr´evues par le trait´e. Trudaine leur avait alors indiqu´e qu’en d´epit des dispositions du trait´e qui chargeaient le roi de l’exc´edent de la d´epense, S.M. ne voulait y concourir, ni y concourrerait que pour la somme de 100 000 livres.

Au vu de cette r´eponse, les cautions de Monclar revenaient `a la charge en faisant valoir que mˆeme sans prendre en compte les 100 000 livres que le roi acceptait de payer, l’ex´ecution du projet exc´edait les 600 000 livres pr´evues de 700 000 livres, soit donc plus du double des pr´evisions. Les cautions proposaient de retrancher tout ce qui ´etait inutile au service de la saline sans pr´ejudicier en rien `a la solidit´e des bˆatiments et sugg´eraient de supprimer un bˆatiment destin´e `a loger le fermier g´en´eral et le directeur de la saline comme trop somptueux et qui, suivant le devis estimatif qu’ils avaient fait dresser, devait coˆuter plus de 150 000 livres»156.

Face aux critiques des cautionnaires, Haudry de Soucy fait alors jouer son autorit´e pour imposer un projet revu par Ledoux, pr´evoyant une d´ecoration moins somptueuse mais exc´edant encore la d´epense pr´evue de plus de 40 ´ecus. Par exemple, les nouvelles dispositions pr´evoient de retrancher les colonnes pr´evues sur la totalit´e des fa¸cades de la maison du Directeur de la Saline pour ne garder que celles du p´eristyle d’entr´ee157. Ce retranchement explique ainsi les diff´erences de d´ecoration existant entre la maison du Directeur de la Saline telle qu’elle a ´et´e r´ealis´ee et les planches qu’en propose Ledoux dans son ouvrage de 1804, sur lesquelles on peut constater l’existence des colonnes pr´evues `a l’origine ainsi qu’une ´el´evation massive pr´evue sur le second ´etage du bˆatiment158. Une fois

155. Ibid., p. 204.

156. Ibid., p. 204.

157. Archives d´epartementales du Jura, 8 J 502, rendue de 1783, pp. 89–95.

158. LEDOUX Claude Nicolas,op.cit., pl. 60.

sign´es par le fond´e de pouvoir de la Ferme g´en´erale, les cautionnaires du projet n’avaient d’autre possibilit´e que d’accepter les plans envoy´es :

«Les cautions de Monclar prirent alors le parti de se soumettre aux ordres de l’administration et consentirent `a la construction «avec regret» conform´ement au plan, sauf `a renoncer `a quelques menus ouvrages qui restaient `a faire et tenant plus de la d´ecoration que de l’utilit´e et de la commodit´e»159.

Dans le cas de la Saline, l`a encore, le coˆut initial est donc d´epass´e. Et ce, malgr´e les dispositions pr´evues par le trait´e de 1774. Si la pr´esence d’un groupe de cautionnaires r´eunis autour de Monclar est suppos´ee garantir le bon d´eroulement financier du projet, en r´ealit´e, leur pouvoir est limit´e par l’autorit´e des fermiers g´en´eraux acquis aux id´ees de Ledoux et qui imposent les plans de l’architecte aux financiers. De fa¸con g´en´erale, le cas de la Saline est donc ´egalement r´ev´elateur des dysfonctionnements du syst`eme administratif de l’´epoque et contient en germes une partie des ´el´ements qui expliquent les difficult´es financi`eres que la Saline va rencontrer par la suite. Par ailleurs, cet ´episode montre une fois encore que les appuis dont b´en´eficie Ledoux au sein de la Ferme sont d´ecisifs dans l’avancement de sa carri`ere. Il impose ses id´ees grˆace `a l’autorit´e des fermiers malgr´e les oppositions qui peuvent ˆetre formul´ees `a l’encontre de ses plans. Ledoux, architecte de la noblesse et architecte de la Ferme g´en´erale est donc bien ´egalement l’architecte de la Saline, construite selon ses plans, qui t´emoignent d’une vision personnelle de ce que doit ˆ

etre l’architecture industrielle `a la fin du XVIIIesi`ecle.

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