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Les rapports élaborés, au milieu des années 1950, par différentes missions internationales à propos de l économie colombienne signalent la taille restreinte du marché interne, dont nous avons déjà expliqué les origines148. A l époque, la demande de biens manufacturés se concentrait dans un pourcentage minime de la population et la grande majorité (plus de 80 %) avait un pouvoir d achat très limité. La consommation de biens manufacturés ne représentait d ailleurs qu un faible pourcentage de la consommation totale. Là résidait l une des raisons à la base du sous-développement et du déséquilibre de l économie colombienne, expliquée par la faible absorption de l emploi en conjugaison de facteurs politiques et économiques que nous détaillerons par la suite. En deuxième lieu, nous

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Le rapport du père Lebret ( Estudio sobre las condiciones de desarrollo en Colombia , 1958), cité par Misas (2002) ainsi que ceux élaborés par la CEPAL ( El desarrollo économico en Colombia , 1955) et par la mission Currie ( Bases para un programa de Fomento para Colombia , 1951) insistent chacun sur la taille restreinte du marché interne et les conséquences sur le développement du pays.

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étudierons les secteurs économiques et les types d entreprises dans lesquels se concentrent les emplois.

D après Misas (2002), l alliance de classes qui a permis la mise en place du processus de substitution d importations a également constitué un frein à l industrialisation du pays. En même temps que l industrie recevait les protections et les capitaux nécessaires à son développement, d autres mesures bloquaient la consolidation de ce processus. En effet, l industrialisation du pays a lieu sous les auspices des accords signés entre la bourgeoisie agro-exportatrice, issue de la consolidation du café comme principal produit d exportation, et la bourgeoisie industrielle. L action de l Etat se subordonne à ces intérêts économiques et la modernisation de l économie va se faire sans modifier les prérogatives octroyées à chacun. Cela explique le maintien de la concentration de la terre, des dépenses publiques réduites ainsi que le contrôle exercé sur le mouvement ouvrier, constitués en obstacles à la généralisation de la demande interne.

Lors de l analyse des relations industrielles, nous reviendrons plus loin sur les contraintes imposées aux syndicats, qui ont subi des intimidations directes, ainsi que les multiples tentatives pour affaiblir le mouvement ouvrier. Le résultat a été le maintien d un rapport de forces défavorable aux travailleurs, qui ont eu une marge restreinte pour faire valoir leurs revendications en matière de conditions de travail.

D autre part, une question inamovible dans l histoire politique de la Colombie a été la réforme des structures des propriétés agraires. La tendance à la concentration de la terre a conduit à l expulsion et au déplacement constant de la paysannerie, ce qui fait que la non- absorption de la main-d uvre doit donc être comprise à partir des problèmes inhérents à l appareil productif, mais également en tenant compte de l arrivée d une masse croissante de paysans. Le déplacement rural-urbain, que Bejarano (1984) interprète comme un phénomène de décomposition de la paysannerie, a eu différentes manifestations au cours des décennies, mais comme raison principale l appropriation par la violence des meilleures terres. La période de la Violence dans les années 1940 et 1950, où l affrontement entre les deux partis politiques arrive à son paroxysme, constitue une des premières expulsions massives des petits propriétaires ; les décennies 1960 et 1970 se caractérisent par des essais d invasion des terres

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occupées par des groupes organisés de paysans ; pendant les années 1980 et 1990, la concentration de la terre est liée au phénomène de trafic de drogue et au para-militarisme149.

Une telle évolution est problématique dès lors que les migrations ont eu lieu en direction de la ville et non vers l industrie. Cela a contribué, in fine, à la création d emplois peu productifs et de pauvre qualité. L offre de travail inélastique n a fait qu aggraver le rapport de forces entre le capital et le travail, au détriment de ce dernier, et a restreint les possibilités d extension du marché interne en créant une masse marginale (Misas, 2001).

En conséquence, une large frange de la population ne possède pas les moyens de consommer au-delà des biens essentiels pour survivre, ce qui n est pas indépendant du faible niveau des dépenses publiques. Entre les années 1950 et 1959, les dépenses sociales (qui incluent la santé, l éducation, le travail, l agriculture et le logement) dépassent à peine 1 % du PIB et atteignent 2,7% à la fin de la décennie 1970. La santé par exemple ne représente que 0,5 % du PIB. Jusqu à la fin des années 1950, ces dépenses occupent la dernière place du budget de l Etat, loin derrière l administration, les infrastructures et la justice et sécurité. Cette dernière est d ailleurs la plus important et double le montant destiné aux affaires sociales (30 % contre 15 % du total entre 1950 et 1954) et témoigne qu il y a davantage une réponse policière à la croissante question sociale.

Il faudra attendre les années 1970 pour voir ce rapport s inverser. A cette période les investissements sociaux connaissent des taux très élevés de croissance et atteignent plus de 40 % des dépenses totales. Au début des années 1990, l Etat dédie aux problèmes sociaux 6,3 % du PIB contre 3,2 % en justice et sécurité150. En effet, ce n est que lorsque le contrôle militaire de la population et la réponse par la force à ses revendications croissantes deviennent de plus en plus difficiles, que les dépenses sociales augmentent. Ce point d inflexion survient précisément lorsque l accord du Front national qui instaure le bipartisme s essouffle et voit sa légitimité remise en cause de manière croissante, par la société civile qui s organise (paysans, ouvriers), par des partis politiques et par des mouvements politiques insurgés.

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Ces facteurs nous éloignent des considérations qui réduisent l exode rural à un choix rationnel entre plusieurs alternatives, comme nous l avons vu dans les travaux passés en revue dans le chapitre précédent.

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Les données sont tirées de l étude sur l évolution des dépenses publiques réalisée par Numpaque et Rodriguez (1996)

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Ces facteurs d ordre politique, auxquels ont peut ajouter les contraintes liées aux possibilités de financements à disposition des entreprises, qui conduisent à la compression des coûts du travail, contribuent à la non-intégration des travailleurs dans un circuit généralisé de consommation. Les ménages et les entreprises familiales ont historiquement présenté un solde positif d épargne situé aux alentours de 3 % du PIB entre les années 1970 et 1990. Toutefois, le transfert de cet excédent de ces agents vers les entreprises n a pas fonctionné de manière adéquate dans le contexte de la Colombie. Ni l endettement, comme moyen de canaliser l épargne vers l investissement productif, ni la vente d actions ou de droits de propriété, n ont connu un développement adéquat dans le pays (Ocampo 1994). Dans le premier cas, le coût du crédit et les échéances à trop court terme, pour des investissements à des horizons plus lointains, ont toujours découragé les entreprises d utiliser ce mécanisme. Dans le deuxième cas, il faudra attendre la fin des années 1980 pour qu un marché de capitaux commence à voir le jour. Face à ces limitations, il restait l option de l autofinancement de leurs propres investissements par l ajustement de leurs coûts et bénéfices. La compression des salaires constituait le revers d une telle configuration. Lors de la période de substitution des importations, cela a été possible en raison des niveaux favorables du taux de change et par la protection de l industrie nationale. Les années qui ont suivi la libéralisation commerciale ont contribué, d une part, à amplifier ce mécanisme, par l appréciation du taux de change au début des années 1990 et par la diminution du coût du capital, après que les barrières douanières furent supprimées. D autre part, pour les mêmes raisons, la production nationale s est vue exposée à une plus grande concurrence, limitant les bénéfices et donc les possibilités d investissements autofinancés.

Ces éléments contribuent à la mise en place d un marché interne restreint et à son agencement avec une structure de production concentrée, sous lequel l absorption de la main- d uvre dans des emplois salariés formels est mise en échec. Cette configuration, comme nous l avons déjà expliqué, influe sur les stratégies des unités productives, qui tendent à accroître l exploitation de la main-d uvre et qui dirigent leur production vers la sphère supérieure de la consommation ; de ce fait l accumulation du capital s appuie de plus en plus sur le marché externe.

En effet, la stratégie des entreprises a été de se spécialiser dans des niches réduites du marché par une diversification de la production ayant comme cible le groupe ayant le revenu le plus élevé, au détriment de la consommation de masse. Cependant, l extension du marché

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par ce biais ne peut se faire de manière indéfinie et constitue un des facteurs qui ont fini par mettre en échec le processus de substitution d importations. Face à ces contraintes, le choix s est fait en faveur du marché externe par la mise en place de mesures favorisant les exportations, comme mécanisme qui va permettre de poursuivre l accumulation et de débloquer les limites existant à l absorption d emploi. L abandon, avec les réformes de 1968, de la substitution d importations en faveur d un modèle orienté vers la demande externe, montre que la classe dirigeante n était pas prête à remettre en cause la structure du pouvoir et la répartition de la richesse. Une alternative aurait été de massifier la consommation et de s appuyer sur ses effets multiplicateurs et de trouver une solution structurelle à la décomposition de la paysannerie. Cela aurait signifié « subvertir en entier les schémas d accumulation »151. Si le marché interne s accroît, c est surtout grâce à un volume d emploi plus important, qu à l augmentation du pouvoir d achat des salaires. L augmentation de la masse salariale par ce biais est plus un effet d entrainement dans une économie qui se développe et qui s urbanise, qu une absorption massive des travailleurs dans des emplois formel au sein d activités productives. A partir des années 1970, la contribution des exportations à la croissance va devenir plus importante et l économie nationale va fluctuer au gré des expansions de l économie mondiale.

L orientation vers le marché externe ne va pas modifier les structures du système productif. Le secteur de biens de capital et intermédiaire a une taille plus importante, mais ne possède pas de dynamique d entraînement, d autant plus qu il se trouve de plus en plus exposé à la concurrence étrangère. Les secteurs producteurs de biens de consommation ont connu une surexpansion et ont un potentiel de croissance très précaire (Gaviria 1989). Après la libéralisation de l économie, entamée dans les années 1990, l industrie participe moins au produit et l économie se spécialise dans les matières premières et la transformation de

commodities. Les perspectives d un marché interne fondé sur une consommation de masse

semblent donc compromises, d autant plus que l économie crée des emplois majoritairement peu productifs, comme nous verrons par la suite.

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