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Crise de la pensée développementaliste et développement dépendant

D après les prescriptions en matière de politique économique de la Cepal, le sous- développement apparaissait comme une étape surmontable le long d un continuum. Pour avancer vers un stade de développement dans le cadre d un processus linéaire, il suffisait de trouver les éléments déclencheurs en mettant en place les politiques appropriées. C est sur cette conception du développement économique en particulier que les dépendantistes vont se démarquer des structuralistes, mais aussi prendre leurs distances vis-à-vis de la théorie de la modernisation.

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L émergence d une théorie de la dépendance se produit dans un contexte particulier d agitation populaire et révolutionnaire en Amérique Latine (Révolution cubaine, gouvernement d Unité populaire au Chili, coups d État militaires et exil d intellectuels et de chercheurs). Cependant, il n est pas possible de parler d un courant unifié en raison des divergences et des chevauchements multiples entre les différentes approches. Kay (1991) établit une classification assez vaste qui subdivise la théorie de la dépendance entre un courant marxiste et un courant structuraliste. Parmi les principaux représentants de ce dernier on retrouve Cardoso, Faletto, Sunkel et Furtado ; Marini, Dos Santos et Bambirra, Gunder Frank appartiennent au courant marxiste.

Cardoso et Faletto (1967) définissent la dépendance « comme un type spécifique de relation entre les classes et les groupes qui implique une situation de domination qui maintient structurellement un lien économique avec l étranger elle (la dépendance) ne doit pas être considérée comme une variable externe, mais il est possible de l analyser à partir de la configuration du système de relations entre les différentes classes sociales, dans le cadre des nations dépendantes »34. Leur méthodologie repose sur l étude du capitalisme mondial, divisé en un centre et une périphérie, et des manifestations concrètes dans les économies dépendantes35. Face à l approche cepalienne, jugée trop axée sur les questions économiques, en particulier sur le commerce international, ils proposent une « analyse intégrée » du développement, qui considère les points d intersection entre le système économique et le système social. Les processus économiques sont donc compris comme des processus sociaux. C est dans la sphère politique qu un groupe social essaie d imposer un mode de production qui favorise ses intérêts, par la mise en place d alliances ou par la subordination d autres groupes. Les classes dominantes des pays dépendants permettent une articulation avec l étranger au moment où leurs intérêts s alignent avec ceux des pays dominants. De cette façon, l interaction entre les facteurs internes et externes devient plus complexe et va au-delà d une simple influence des deuxièmes sur les premiers.

Dans ce cadre, le développement n est pas compris en termes de degré de différenciation du système productif, ni comme une déviation par rapport à des schémas

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Cardoso et Faletto (1967), p. 26. 35

Leur démarche est donc double : « d un côté, considérer dans sa totalité les « conditions historiques particulières » économiques et sociales sous-jacentes des processus de développement, à l échelle nationale et externe ; d un autre côté, comprendre, dans les situations données, les objectifs et les intérêts qui donnent un sens, qui orientent ou animent le conflit entre les groupes, les classes et les mouvements sociaux, qui font marcher les sociétés en développement ». Cardoso et Faletto (1967), p. 17.

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existants. Il s agit au contraire d une situation historique définie par la particularité d une condition d économie périphérique. Cardoso et Faletto croient à la possibilité du développement des forces productives internes, sans que cela signifie pour autant l accès à une autonomie sur la scène des relations économiques internationales36. De cette manière, ils s opposent à la croyance des structuralistes cepaliens à un développement éminemment national, mais également aux visions critiques de l impérialisme et de ses effets dans les pays dépendants.

En effet, la théorie marxiste de la dépendance considère que ni le développement associé prévu par Cardoso, ni le développement autonome que suppose la Cepal ne peuvent être atteints. Dans cet ordre d idée, développement et sous-développement sont liés, de sorte que lorsque les pays dominants progressent, les pays dépendants ne voient que le reflet de ce progrès. En ce sens, Dos Santos (1978) définit la dépendance comme « une situation dans laquelle un certain groupe de pays ont leur économie conditionnée par le développement et l expansion d une autre économie à laquelle elle est soumise »37. Ce conditionnement ne signifie pas pour autant l influence causale de l externe sur l interne. Comme chez Cardoso et Faletto, les instances externes et internes interagissent par le biais de l articulation des intérêts dominants dans le centre et dans la périphérie. Cette interaction s explique par le fait que le système capitaliste est considéré comme une unité à l échelle mondiale. Pour cette raison Gunder Frank (1970) s oppose aux visions dualistes des pays périphériques, séparés soit en une société moderne et un autre archaïque, soit en une partie féodale et l autre capitaliste. Ces thèses indiquent que la partie arriérée ne subit pas l influence du capitalisme, ce que cet auteur récuse puisque le capitalisme intègre et transforme les systèmes économiques et sociaux préexistants de l ensemble des pays, convertis en source d accumulation. Selon lui, à l échelle mondiale comme à l intérieur des pays, la société capitaliste se trouve scindée entre une métropole développée et une périphérie sous-développée, division qui repose sur la contradiction interne essentielle du capitalisme qui oppose exploitants et exploités. La conséquence d une telle configuration est qu elle engendre « le développement d une minorité et le sous-développement d une majorité »38. De cette manière, se produisent des rapports de force asymétriques entre une métropole mondiale et ses périphéries qui, par extension de cette

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Les différentes formes d articulation avec l étranger, à la fin de la domination coloniale, varient en fonction des possibilités au niveau local de contrôler le secteur exportateur. Ainsi, se configurent des « enclaves économiques » mais également des « économies avec un contrôle national du système productif », là où les « schémas d intégration sociale et les types de mouvements sociaux » l ont permis.

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Dos Santos (1978), p. 102. 38

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première relation, peuvent jouer le rôle de métropoles nationales avec des périphéries provinciales. Ces relations ne sont pas univoques puisque la condition de dépendance n est pas immuable : non seulement les structures dépendantes ou hégémoniques peuvent muter, mais la dépendance est aussi déterminée par les spécificités et les marges de man uvre internes à chaque société dépendante.

Pour Marini (1994), les possibilités de développement se voient restreintes dans les années 1960, qui marquent la crise du développementalisme en Amérique latine. De nombreux pays de la région sont soumis à l époque à une crise d accumulation et de réalisation de la production qui empêche la poursuite du processus d industrialisation et qui contribue à reproduire la condition de dépendance. L épuisement de la politique de substitution est le reflet d un type de développement particulier sous lequel la dépendance se manifeste sous plusieurs domaines : en termes techniques, l industrie dépend de manière croissante d une technologie qui doit être importée, ce qui justifie en partie l absence de développement organique de la structure productive ; la réalisation de la production se voit confrontée à l étroitesse d un marché interne et va chercher le marché externe comme alternative ; enfin, l économie se trouve soumise à la disponibilité de devises qui détermine la capacité à importer et à une pression constante sur les comptes externes. Nous verrons comment ces phénomènes se manifestent dans le cas de la Colombie, avec des conséquences sur les formes de mise au travail qui se font sentir jusqu à aujourd hui.

En effet, le développement industriel de la Colombie va être limité, en premier lieu, par le pouvoir d achat des exportations et donc par le décalage existant entre le besoin et les possibilités d importation, avec des répercussions sur le déficit externe, l endettement et la dépendance vis-à-vis des investissements étrangers. La nature et l impact du besoin en devises pour l importation évoluent à partir des années 1930. Tout au long du XIXe siècle et jusqu à cette période, les fluctuations externes ont agi sur la sphère de consommation. Le comportement des exportations, marqué par les crises et les booms des produits en vogue, détermine la capacité à importer des biens d usage courant. La première phase de substitution de biens de consommation posa relativement peu de problèmes, dès lors qu il s agissait de remplacer les manufactures importées par une production locale destinée à un marché interne en expansion grâce à une démographie dynamique et à une urbanisation couplée à une salarisation croissante (Gaviria, 1989). De plus, le besoin technologique n était pas très complexe et les inputs (ressources naturelles principalement) étaient faciles à obtenir. La taille

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du marché, la structure de la demande et les pré-requis techniques et d investissement étaient donc favorables au développement de l industrie de biens de consommation (Arrubla, 1971). La deuxième étape, qui consiste en la substitution de biens de production (intermédiaires et de capital) est par contre plus problématique, car le fonctionnement et l expansion de la base industrielle vont dépendre de manière croissante de la disponibilité de devises pour importer les matériaux et les matériels nécessaires à son fonctionnement. Au fur et à mesure qu avance la substitution des importations, cette contrainte n affecte plus uniquement la sphère de la consommation, mais aussi et surtout les possibilités de mettre en place une structure productive plus complexe et, de manière plus générale, le cycle de reproduction du capital.

Ce schéma caractérise, par exemple, la période qui va du milieu des années 1950 à la fin des années 1960, où la Colombie connaît un étranglement externe marqué, en raison de ses difficultés à exporter son principal produit agricole. Malgré le développement industriel, le pays demeure mono-exportateur et se trouve ainsi soumis aux possibilités de commercialisation et au prix de vente externe du café39. A partir de 1955, la valeur des exportations de café commence à diminuer : les cours élevés de la période d après-guerre avaient stimulé l augmentation des plantations de café et avaient en même temps diminué l importation des pays consommateurs, conduisant ultérieurement à une baisse des prix. Cela s est traduit par le creusement de l écart entre les quantités exportées et les importations, obligeant à un recours croissant à l endettement externe, à la dévaluation de la monnaie et à la restriction des importations commerciales et l exportation de capitaux. Ces mesures pour contrer les contraintes externes, qui se prolongent tout au long des années 1950 et 1960, sont favorables à l industrie, laquelle connaît une nouvelle impulsion mais inégale selon les secteurs. Les restrictions existantes vont contribuer à l amélioration de la productivité de certaines branches, telles que le textile, le ciment, la faïencerie, la brasserie, la sidérurgie, mais d autres, plus dépendantes de produits étrangers comme l industrie pharmaceutique, l assemblage mécanique et électronique, voient limitée leur expansion (Poveda, 1976). L expansion industrielle découlait de la possibilité d occuper les parts de marché contrôlées par les importations mais butait sur la pénurie de biens intermédiaires et de capital. Cette situation donne des résultats positifs dans la mesure où les marchés interne et externe

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Au début du XXe siècle le café représente environ 30 % des exportations totales, ce montant s élève à 77 % dans les années 1920 et se réduit à la moitié dans les années 1980 (Greco, 2002). La place du café va commencer à diminuer à partir des années 1970 où se produit une progressive diversification des exportations. Aujourd hui, le café n est plus le principal produit exporté, il contribue au total pour moins de 20 %.

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permettent la réalisation de la production et qu il reste des marges pour poursuivre la substitution d importations.

Précisément, la restriction du marché interne constitue une deuxième limite à la consolidation de l industrie et au développement économique en général. Selon Bejarano (1984), même si la taille du marché interne est suffisante, la restriction des devises peut empêcher l utilisation productive de la plus-value et donc l échelle et la vitesse de l accumulation. Inversement, si le marché est étroit, l accumulation peut être bloquée (la diversification productive ou l extension vers d autres secteurs), même s il des devises sont disponibles. La demande interne contribue majoritairement à la croissance du produit industriel ; entre 1958 et 1980, cette contribution s élève à 89 %. Etant donné le poids que cela représente, les variations de la demande affectent de manière considérable la production. Les crises et les reprises subies par ce secteur à partir des années 1970 sont liées aux évolutions plus ou moins favorables de la consommation. De manière plus structurelle, l impossibilité de poursuivre le processus d industrialisation vers des biens plus complexes est due à la place occupée par les biens industriels dans la consommation totale. Ces derniers occupent à peine un tiers de la demande des ménages, alors que les dépenses en matière d alimentation, loyers et transport dépassent 45 % en 1982 (Moncayo, 1986).

L industrialisation trouve donc des limites structurelles : l impossibilité de mettre en place un secteur producteur de biens de capitaux empêche une reproduction amplifiée du capital, comme nous le verrons dans le deuxième chapitre. Ce dernier traite en partie des liens entre la dépendance et les formes de mise au travail, dans le but d articuler ses effets avec la théorie de la segmentation. L absence d une reproduction amplifiée freine les possibilités d absorption de la main-d uvre et par là, empêche la mise en place d une consommation de masse, et crée ainsi un obstacle supplémentaire au développement industriel. Nous verrons que la généralisation de la consommation parmi les travailleurs se voit également entravée par les formes d exploitation du travail qui découlent de la condition de dépendance.

Malgré ces contraintes, la non-inscription des travailleurs dans un circuit de consommation n est pas incompatible avec le développement de la sphère productive, puisque les entreprises trouvent des stratégies d adaptation, en ciblant la sphère plus solvable du marché. Marini (1972) divise la consommation en une « sphère supérieure » où se concentre une minorité de la population en mesure d acheter des produits de « luxe ». D autre part, il

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existe une « sphère inférieure » ayant une capacité de consommation limitée. Cette stratégie est toutefois limitée, raison pour laquelle à la fin des années 1960, comme nous le verrons, le choix va se faire en faveur de la promotion des exportations.

La panne du processus de substitution, couplée à l affaiblissement de la demande interne et à la perte de dynamique des marchés externes va finir par mettre en échec le développement industriel. Le secteur dans son ensemble va connaître des périodes ultérieures de forte croissance, mais il est clair que sa contribution dans la croissance du PIB sera moindre. Comme nous le verrons, l ouverture commerciale au milieu des années 1970 et celle, plus large, entamée à la fin des années 1990, conduisent à une déconstruction de la substitution des importations et marquent le début d un processus de désindustrialisation. En dépit du développement industriel que la Colombie a connu depuis le début du XXe siècle, il n y a pas eu la consolidation d un secteur producteur de biens plus complexes, garant d une

« autonomie industrielle ». L industrie n a pas cessé de dépendre de ressources en provenance

de l étranger, un demi-siècle après le début du processus, « les matières premières d origine externe, consommées par l industrie, représentent près d un quart de la consommation totale de matériaux et de matériels, proportion identique à celle de 1958 » 40. En l absence d une industrie lourde permettant la production de biens de production au niveau national, le contrôle du processus productif à sa source n a pas été possible. La conséquence fut le renforcement de la dépendance (Arrubla, 1971). Cette condition affecte les possibilités d industrialisation, mais les formes historiques qu elle prend de surcroît façonnent la structure productive. Comme nous verrons dans la partie suivante, celle-ci va être caractérisée par un degré élevé de concentration et de centralisation capitalistique qui s accompagne d une forte participation de capitaux étrangers. Le deuxième chapitre se concentre sur les effets de la dépendance sur les formes de mise au travail.

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