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Antécédents, motivations et explication des réformes néolibérales

Censée être adoptée graduellement, la libéralisation interne et externe de l économie se fait sur une courte période, par la décision du président César Gaviria (1990-1994) d accélérer le processus. Comme nous l avons vu, à la fin des années 1970, des politiques néolibérales avaient déjà été mises en uvre, donnant davantage de place à la régulation de l économie par le marché et à des politiques monétaristes. Bien que des pas aient déjà été franchis dans la direction d une moindre intervention de l Etat dans l économie et de politiques orthodoxes, les changements adoptés au début de cette décennie sont de nature structurelle. Ceci, non seulement en raison des multiples réformes que nous présenterons ici, mais surtout parce que l orientation plus libérale, donnant un rôle plus actif au marché, s inscrit dans la Chartre politique de 1991. La nouvelle constitution est présentée comme une refondation démocratique des institutions et les réformes adoptées sous son égide comme étant apolitiques (non idéologiques) et relevant de solutions techniques67. Sous une apparente neutralité, ces réformes, opposées à la corruption et à l inefficience de l Etat, cachent des asymétries qu elles génèrent et qu elles reproduisent (aux niveaux national et international).

En effet, le néolibéralisme est instauré dans le pays par le biais d une technocratie, généralement formée dans les pays centraux, supposée mettre en uvre une modernisation institutionnelle garante de développement. Mais l interaction des intérêts nationaux avec ceux d acteurs étrangers est également un facteur décisif dans la mise en place de ces politiques. Si la Cepal a exercé une influence dominante dans la période du protectionnisme et de l industrialisation par la substitution d importations, à partir des années 1970, le centre d élaboration des politiques économiques se déplace vers les institutions financières internationales comme le FMI et la Banque mondiale. Ces institutions deviennent une

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Selon Ahumada (1996), l adoption de la nouvelle constitution est loin d avoir était un processus démocratique légitime, en raison de plusieurs facteurs tels que : l inconstitutionnalité du processus (la constitution ne pouvant être modifiée qu à l initiative du Parlement), la pression exercée sur la Cour suprême de Justice pour valider le référendum, la fermeture du congrès et le pouvoir discrétionnaire du président dans la rédaction du projet de réforme.

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importante source financement mais également de crédibilité auprès des bailleurs de fonds des pays du centre.

Progressivement, les principaux organes de décision économique du pays commencent à accueillir des économistes formés dans les universités américaines d orientation néoclassique. Dès le début des années 1980, le discours qui fait son chemin dans les principales instances de régulation économique va associer le déficit externe au déficit fiscal. Que ce soit au sein de la Banque de la République, ou dans le ministère des Finances, l idée qui prend force pour y faire face est le besoin d ajuster les comptes internes. La contraction des dépenses publiques en particulier constitue le moyen d équilibrer les comptes externes et de laisser plus de place au secteur privé, jugé plus à même d impulser la croissance. Cette position s aligne sur celle des institutions financières internationales qui, à l époque, négligeaient les facteurs externes dans leur analyse de l économie de la Colombie : les problèmes de la balance des paiements étaient associés à des politiques monétaire, fiscale et salariale trop expansives, générant un excès d importations. Ce diagnostic du FMI se traduisait par la recommandation d imposer des restrictions à la demande, donnant une importance secondaire à la crise de l économie mondiale dans le cadre d une hausse des taux d intérêts externes, d une moindre liquidité internationale et de prix du café défavorables (Londoño, 1985)68.

Les réformes adoptées sont, en partie, dues à l action de cette technocratie dans les organismes mentionnés, mais aussi à Fedesarrollo et à Planeacion Nacional, en liaison avec les intérêts des groupes dominants. Par exemple, ces institutions, avec des secteurs de la banque et de l industrie, ont promu l adoption d une réforme financière qui impulse la privatisation de l intermédiation bancaire. Ce changement donne une orientation monétariste au mode de financement de l économie, avec l abandon de l émission monétaire. Désormais ce sont les banques privées, et non plus la banque centrale, qui se chargent de l émission monétaire (Kalmanovitz, 2003).

De la même façon, l implantation de politiques libérales se fait par l appui de certains groupes sociaux ayant les mêmes intérêts et qui convergent avec ceux d acteurs externes.

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Pour Londoño (1985), au contraire, « le déficit externe était de nature fondamentalement externe et le déficit fiscal était impulsé par la confrontation de besoins de compensation croissants (face au ralentissement économique) et de ressources décroissantes en provenance du secteur externe » (p. 432).

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Pour Marini (1974), l échec des possibilités d industrialisation avait poussait les classes dominantes à s associer aux capitaux étrangers pour maintenir un certain taux de profit. De cette façon, « la bourgeoisie industrielle latino-américaine évolue de l idée d un développement autonome vers l intégration effective des capitaux impérialistes et donne lieu à un nouveau type de dépendance, beaucoup plus radical que le précédent »69.

Ahumada (1996) décrit « l élite néolibérale » qui adopte ces réformes comme une « bourgeoisie intermédiaire » avec des liens étroits entre capital et institutions financières internationales. Ces liens peuvent être de nature économique et culturelle, par le biais des hauts fonctionnaires de multinationales qui opèrent dans le pays et par les relations établies entre banquiers, clients et fournisseurs de part et d autre70. Pour cette raison, « ces coalitions internationales semblent défendre le paiement de la dette, les restrictions budgétaires et des salaires, pour parvenir à un équilibre macroéconomique, ainsi qu aux réformes de libéralisation et de privatisation »71.

Dans le même sens, Misas (2001) accorde une grande importance à la structure productive interne dans l appui reçu par les réformes d ouverture et de déréglementation. La centralisation de la production et du capital avait eu lieu suivant les raisons déjà expliquées, dans le cadre de la substitution d importations. Cela avait conduit à la formation de grands conglomérats, consolidés sous l égide de l Etat, grâce au contrôle d un marché interne protégé. Mais la taille restreinte de ce dernier posait des limites au développement des grands groupes qui contrôlaient de larges pans des productions les plus diverses. L ouverture commerciale devait donc leur permettre l accès à d autres marchés pour écouler leur production, mais aussi obtenir des financements externes. De plus, la politique du désengagement l Etat de l économie avait conduit à la vente d actifs publics et à la privatisation de la gestion de différents services (communications, énergie, infrastructures, etc.), ce qui signifiait la mise à disposition, pour ces groupes économiques, d activités rentables, d où leur appui aux nouvelles réformes.

Le plan de développement, « La Revolución Pacífica » (DNP, 1991), renferme les fondements économiques du gouvernement Gaviria. Dès les premiers chapitres, les nouvelles orientations définissent le rôle de l Etat, qui ne doit plus intervenir directement sur le marché,

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Marini (1974). Livre en ligne : http://www.marini-escritos.unam.mx 70

Les intérêts économiques partagés s articulent avec des expériences éducatives et des schémas de consommation similaires (Ahumada, 1996).

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mais identifier les défaillances et les mécanismes susceptibles d y remédier. Le leitmotiv devient : promouvoir les marchés et les conditions de concurrence, au détriment de la planification centrale. La logique attendue derrière cette stratégie est que le libre marché stimule la compétitivité et l efficience, lesquelles donnent lieu à plus de croissance et à plus d équité. C est donc l assignation efficiente à travers le marché qui est privilégiée car celle qui était faite auparavant, sous l autorité de l Etat, était jugée inefficiente, parce que manquant de capacités techniques et, de surcroît, coûteuse fiscalement, encline à la corruption avec un soutien politique limité (à cause de l exclusion de certains groupes des mécanismes de promotion). Dans le plan mentionné, la libéralisation commerciale était justifiée en associant un mouvement plus libre des facteurs à une croissance plus importante, par le biais d une capacité d absorption plus grande du progrès technique.

La « Revolución Pacífica », promeut donc la concurrence interne et externe et encourage l Etat à utiliser des subventions explicites pour son intervention économique ciblée (biens publics avec des externalités) et des personnes moins démunies bénéficiant de son action sociale et à financer ces mesures en fonction des coûts, en vue d un équilibre macroéconomique. Le libre jeu du marché, le contrôle de l inflation et l équilibre macroéconomique devaient donc assurer une croissance économique soutenue. Les nouvelles législations qui traitent du marché du travail et de la sécurité sociale seront présentées de manière approfondie dans des chapitres suivants.

Du point de vue commercial, entre 1990 et 1992, le gouvernement a accéléré le processus d ouverture en supprimant les restrictions administratives et en abaissant les droits de douane ainsi que les impôts sur les importations. Plus de 95 % des biens passent à un régime de libre importation ; le niveau de protection effectif passe en moyenne de 44 % à 24 % et les taxes sur les biens importés sont abaissés à 8 % (DNP, 1991)72. La réforme du régime des changes a consisté à éliminer le système de dévaluations successives établi en 1968. La parité glissante (« crawling peg ») a été remplacée par un système où le marché joue un rôle plus actif dans la fixation du taux de change. L ouverture de comptes à l étranger a été autorisée, le contrôle sur l achat et la vente de devises a été supprimé et le système a été

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Désormais il ne subsiste que 4 types de tarifs : 0 % pour les matières premières, les biens intermédiaires de capital non produits dans le pays ; 5 % à 10 % pour ceux dont il existe une production nationale ; 15 % pour les biens de consommation finale. Ces réductions ont dû s accompagner d une modification aux impôts, par la réduction du revenu de l Etat en provenance du commerce extérieur. Pour contrebalancer cette diminution, la TVA a augmenté de 2 points, arrivant à 12 % en 1990 puis à 14 % deux ans plus tard.

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largement décentralisé en autorisant l intervention d institutions autres que la banque centrale. Celle-ci contrôlait auparavant les flux externes du marché des changes ; elle se limite désormais à exercer des contrôles et à prendre des mesures de sauvegarde.

Le système financier a également été déréglementé, dans le but d accroître la compétitivité et la participation de capitaux étrangers (jusqu à 100% de participation) dans les banques a été autorisée ; l élimination des niches spécialisées du marché a permis une concurrence accrue et le cadre juridique a été bien défini pour permettre d éventuelles privatisations de banques publiques, lesquelles continuent encore aujourd hui. Avec ce nouveau modèle, l ouverture aux capitaux ne s est pas limitée à la sphère financière ; afin de stimuler les investissements directs étrangers, les capitaux étrangers sont soumis à la même régulation que les capitaux nationaux ; ils peuvent participer à tous les secteurs de l économie et les investisseurs étrangers peuvent obtenir des crédits au niveau local. Les deux types d investisseurs bénéficient d une législation plus favorable en termes d imposition des dividendes et de possibilité de rapatriement des bénéfices73. Ces mesures s accompagnent d une impulsion du marché des titres, de façon à introduire une alternative au financement du système productif, ce qui va de pair avec le nouvel rôle assigné à la banque centrale. La constitution de 1991 a donné a cette institution comme principal mandat le maintien des prix, en utilisant tous les moyens à disposition (taux d intérêt, réserves internationales, taux de change, etc.) pour le contrôle de la masse monétaire et la lutte contre l inflation. Dirigée par un directoire où le gouvernement a un pouvoir limité, elle devient indépendante dans la gestion de la politique monétaire, de crédit et de change. Les agents privés et l Etat doivent désormais se tourner vers le marché financier.

L adoption des réformes mentionnées était montrée comme nécessaire et devait se traduire par la modernisation de l économie et son adaptation aux nouveaux défis posés par un monde plus ouvert à la concurrence, où les flux commerciaux et financiers augmentent et s accélèrent. L ouverture externe devait réduire l étranglement externe qui existait auparavant et rendre l appareil productif plus efficient et compétitif. La libéralisation commerciale devait permettre une plus grande absorption de technologie et moderniser l appareil productif ; l action du libre jeu des forces du marché devait éliminer les monopoles et contribuer à accroître la qualité au moindre prix pour les consommateurs ; le contrôle de l inflation et

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L impôt sur les dividendes s établit à 12 % et celui sur le rapatriement de bénéficies (2 %) peut être différé, à condition de réinvestir cet argent.

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l équilibre des comptes externes et de l Etat allaient assurer une stabilité à l économie et contribuer à réduire les inégalités. Ces nouvelles configurations devaient donc mener la Colombie vers une nouvelle ère de croissance, de plein emploi et de développement.

Selon ce diagnostic, on ne retrouve plus l existence d une hiérarchie et d une asymétrie entre les pays dans l économie mondiale, ni les contraintes auxquelles sont soumis les pays périphériques. Les premiers tournants monétaristes et de libéralisation commerciale s étaient soldés par un échec, du point de vue du taux de croissance et en termes des chocs subis par l appareil productif. Malgré cela, les vertus du modèle néolibéral sont mises en avant et les résultats vont se manifester en termes d une plus grande vulnérabilité aux chocs externes et à l approfondissement de la dépendance de l économie, notamment du point de vue financier.