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Dans le premier chapitre nous avons fait référence à des manifestations de la condition de dépendance sur la sphère productive en Colombie. Parmi les faits saillants nous avons mentionné un niveau élevé de concentration de la production, les restrictions du marché interne, dans le sens d une absence de consommation de masse et le conséquent ciblage d une « sphère supérieure » de la demande puis l impossibilité de consolider un secteur producteur de biens de capital. Nous avons également fait référence au fait qu une telle configuration est liée aux formes de mise au travail. Cette partie qui se concentre sur cet aspect particulier nous permettra de mettre en relation ces éléments, de manière à intégrer les conséquences de la dépendance sur le marché du travail. La première sous-partie s intéresse à comment la configuration du système productif a comme revers la non-absorption de la main-d uvre dans des activités productives. La deuxième se centre sur les mécanismes qui induisent à la surexploitation de la main-d uvre.

Le problème de l étroitesse du marché dans les économies dépendantes doit se comprendre, d une part, à la lumière des problèmes de réalisation de la production et, d autre part, du fait de la distribution inégale de la richesse qui limite de facto l ampleur de la demande. Concernant le premier facteur, dans son analyse du système capitaliste, Marx explique le processus par lequel la production s amplifie au fur et à mesure qu une partie de la plus-value est réinvestie. Ce dernier schéma de reproduction amplifiée se différencie de la reproduction simple qui a lieu lorsque toute la plus-value est consommée.

A supposer l existence d un secteur de biens de capital (section I) et d un secteur de biens de consommation (section II), la réintroduction d une partie de la plus-value obtenue dans la production de biens de capital conduit à une augmentation des quantités de facteurs demandées dans chacun des secteurs. Plus exactement, pour produire d avantage de biens de capital, ce secteur (section I) augmente la demande de biens de consommation en provenance du secteur qui les produits (section II). Pour répondre à cette nouvelle demande ce secteur doit également augmenter la demande de biens de capital produits dans le premier secteur (section I). L accumulation se déroule en fonction du besoin des capitalistes d introduire des nouvelles techniques de production lui permettant de produire à moindre coût face à ses concurrents. Le rythme auquel elle se développe détermine le niveau des salaires et de l emploi, ce qui accroît les possibilités de réalisation de plus-value ainsi que les incitations à des nouveaux

Chapitre 2

investissements. L ampleur de chaque nouveau cycle varie en fonction de paramètres tels que la composition technique du capital, de la répartition entre la rémunération du capital et celle du travail et de la propension à l épargne et à l investissement.

Que se passe-t-il lorsque le secteur producteur de biens de production (section I) est absent ? C est par exemple le cas des économies dépendantes, où ce qui pose problème n est pas tant l existence de ce secteur, car il est possible d importer des biens de capital, mais l absence des effets dynamiques qu induit la production de ces derniers (Bejarano, 1984). Sans une reproduction autonome du secteur de biens de production, les possibilités « d augmenter le champ de la réalisation du marché » sont réduites et la demande demeure indépendante du rythme de l accumulation. Cela équivaut à dire que le marché interne est étroit du fait de l absence du secteur 1 laquelle freine l absorption de main-d uvre et limite donc la demande. En comparant le type d accumulation dans les économies classiques à celui des économies dépendantes, Bejarano identifie deux différences. La première, en termes de relations entre les deux secteurs, l impulsion à l accumulation est restreinte dans ces pays où existe une disproportion entre les deux types de production142. La deuxième se situe au niveau de la création d emploi et de l absorption de main-d uvre. Alors que dans les économies classiques la tendance est au plein emploi, dans les économies dépendantes, la tendance est à une augmentation du chômage, même s il est possible que ce dernier diminue en fonction de la conjoncture. Dans ce dernier cas, le fait que la technologie incorporée soit exogène au processus productif entrave les effets dynamiques et conduit au déplacement du facteur travail, comme cela a été le cas dans de nombreux pays latino-américains. La création de nouvelles industries qui remplaçaient les biens de consommation importés permettait d incorporer davantage de main-d uvre. Lorsque le processus de substitution d importations se complexifie et stagne par les raisons évoquées dans le premier chapitre, l augmentation de la taille du marché n est plus possible.

Si, dans les pays développés, le développement technique augmente le marché, dans les pays en développement, au lieu d avoir un cercle vertueux, il s instaure un cercle vicieux dans lequel l étroitesse du marché freine l approfondissement du processus productif et donc l absorption de la main-d uvre. Cette situation contribue de surcroît à accentuer une

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Bejarano établit l hypothèse que, dans les économies dépendantes, le secteur I correspond au secteur d exportation. Cependant, les liens établis entre ce dernier et le secteur producteur de biens de consommation ne produisent pas les mêmes effets dynamiques, en termes d emploi et d accumulation, que ceux décrits dans le cas du secteur de biens de capital.

Chapitre 2

distribution inégale des revenus qui peut également émerger d une structure concentrée de la propriété et de la terre, ce qui, in fine, ne fait qu entretenir l articulation décrite. L absence d une consommation de masse divise la demande entre une sphère basse et une sphère élevée ; les entreprises vont privilégier cette niche, qui va leur permettre la réalisation de la plus-value.

Dans son étude sur la dépendance, Marini (1972) analyse à la fois la sphère de circulation des marchandises sur le marché mondial qui, comme ont l a vu, se construit autour d un transfert de richesse des pays périphériques vers les pays du centre, et dans le marché interne avec l analyse des deux sphères mentionnées. Pour étudier la sphère de circulation du capital, il a recours au concept de surexploitation du travail qui fonde le type d accumulation dans les pays dépendants : d une part, l échange inégal conduit à l exploitation du travail comme moyen d accumulation, d autre part, l absence d une consommation de masse permet cette exploitation au moment où une large partie des salaires des travailleurs n est pas vitale à la reproduction du capital. Nous analyserons ces questions plus en détail dans la partie suivante.