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Vers une analyse dynamique et multidimensionnelle de la segmentation

Parmi les critiques adressées aux premiers travaux sur la segmentation du travail, on relève l insuffisance des paramètres pris en compte pour analyser la segmentation ainsi que le caractère statique de leur schéma. En effet, Petit (2001) signale que, dans les travaux de Piore, il n y a pas « d'analyse théorique des principes dynamiques de la structuration du marché du travail »129. L auteur se concentre sur l émergence de la segmentation mais les possibilités évolutives sont faiblement développées. L instabilité de la demande emmène à la création de marchés internes, une question demeure pourtant, comment cette incertitude impacte sur la configuration de cette structure dans le temps ? L absence de perspective dynamique, couplée à une approche unidimensionnelle pose donc un obstacle à la généralisation de cette approche à d autres cas, dans le temps et dans l espace.

La 3e génération des théories de la segmentation va essayer d apporter des réponses à ces lacunes en intégrant l interaction simultanée de plusieurs éléments. Le résultat donne une vision plus complexe susceptible d être appliquée à différents contextes. Selon Peck, « les explications de la théorie de la segmentation se sont déplacées d une préoccupation initiale sur la technologie et la structure de marché (travaux de Doeringer et Piore, 1e génération de la théorie), en passant par une appréciation du contrôle du processus de travail (école radicale américaine, 2e génération de la théorie), à une analyse intégrant plusieurs facettes des institutions (3e génération de la théorie) »130.

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Petit (2001), p. 5. 130

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L International Working Party of Labour Market Segmentation (IWPLMS) réseau de recherche sur la structure du marché du travail basé à Cambridge en Angleterre va enrichir l analyse de la segmentation en dépassant les premières approches monocausales, fondées soit sur l instabilité du processus productif, soit sur les stratégies de contrôle de la part des employeurs. Avant d examiner les contributions de cette approche, on étudiera les critiques qu elle adresse aux deux premières.

Critiques aux premières générations des théories de la segmentation

Les travaux de Piore et des radicaux américains ont les Etats-Unis à une période particulière comme principal objet d étude. Les derniers étudient en effet la transition d un capitalisme concurrentiel qui se développe au XIXe siècle à l émergence d un capitalisme à structure de marché oligopolistique. Cette transformation qui suppose une réorganisation de l industrie en interne comme en externe présente des particularités dans le sens où « les évolutions de la structure économique à ce moment précis ont dû être plus intensives et extensives qu à d autres moments »131. De ce fait, l utilisation des conclusions tirées de cette analyse pour comprendre les transformations récentes de la participation de la main-d uvre, des besoins en qualification et de la structure d emploi dans son ensemble, risque d avoir un caractère statique.

De la même façon, l analyse de Piore est jugée trop statique parce qu il se concentre exclusivement sur la phase d émergence des formes particulières de gestion de l emploi et non pas sur son évolution (Petit, 2001). Les facteurs, comme l instabilité des marchés, qui incitent à l internalisation de certains travailleurs sont considérés à un moment précis et ne peuvent donc pas être généralisés. En conséquence, il s avère difficile de considérer les possibles mutations des marchés internes. D un autre côté, pour Osterman (1994), l analyse statique de l approche de Piore découle du fait de prendre les politiques publiques et les stratégies des entreprises comme des données invariables. Cet auteur propose un dépassement de cette approche statique par l introduction de trois cercles concentriques représentant respectivement les exigences de performances (performance pressure), les pratiques et les coutumes propres aux entreprises et l environnement externe. Rubery (2007) considère

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toutefois que les facteurs externes ne sont pas pris en compte de manière suffisante, ce qui limite la portée de cette approche (voir plus bas).

Les travaux de l IWPLMS vont chercher à dépasser ces limites. Wilkinson et Rubery (1994) signalent qu une vision dualiste qui juxtapose des marchés oligopolistiques stables à des marchés externes instables et résiduels, se révèle une description non adaptée aux tendances du capitalisme mondial aujourd hui, caractérisé par une forte instabilité.

D autres critiques adressées aux premières études de la segmentation concernent une analyse inadéquate de l offre de travail, celle-ci serait négligée en donnant une priorité aux intérêts et aux motivations des employeurs dans le choix des politiques de ressources humaines. Dans le schéma de Doeringer et Piore, la technologie constitue un élément de premier ordre dans la création de marchés internes, mais les syndicats n ont qu un rôle marginal. Les travailleurs n interviennent que dans le renforcement de cette segmentation à travers leurs attitudes qui varient selon l appartenance à un marché ou un autre. De manière similaire dans l approche des radicaux américains, les travailleurs n ont pas un rôle actif dans la détermination des politiques d emploi, mais, au contraire, passif dans le sens où la menace que représentent leurs actions provoque des réactions de la part des employeurs (Rubery, 1978). Une analyse plus complète exige donc de donner un contenu aux actions des travailleurs car rien n exclut qu ils s unissent pour faire valoir des revendications communes. Les caractéristiques de l offre de travail ne peuvent donc pas se déduire de la demande de travail comme cela est fait dans les premières analyses de la segmentation (Peck, 1996).

En ce qui concerne l analyse de la demande de travail, celle-ci est appréhendée comme un ensemble homogène, en termes de classe qui s unit face aux travailleurs pour contrôler le processus de travail. D ailleurs dans la structuration du marché du travail, l accent est mis sur les liens entre le capital et le travail et un rôle secondaire est donné aux relations inter- capitalistes. Cependant, il existe d autres motivations qui incitent les employeurs à créer des formes particulières d emploi, comme c est le cas lors de l adoption de nouvelles technologies ou dans l objectif de faire face à la concurrence (Rubery, 2007).

Malgré les différentes incitations et les avantages de la mise en place d un marché interne, les entreprises doivent faire face à des multiples contraintes qui façonnent leurs stratégies d emploi. Celles-ci peuvent être d ordre financier ou organisationnel : des caractéristiques structurelles propres à chaque entreprise comme la taille et la rentabilité

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peuvent aussi être déterminantes. En ce sens, il ne peut pas avoir une cohérence stricte ni une relation univoque entre le système d emploi et les besoins en main-d uvre d une entreprise.

La diversité des facteurs qui interviennent est telle, qu il est bien possible que certains employeurs ne tirent aucun avantage du processus d internalisation et que, au contraire, ils se servent d autres moyens pour stabiliser et fidéliser la main-d uvre (Rubery 1994). Les conditions externes du marché du travail peuvent, par exemple, être déterminantes pour les politiques des entreprises, mais cet un aspect qui est également négligé dans les premières théories de la segmentation qui donnent une priorité aux facteurs internes et aux employeurs. En effet, une lacune supplémentaire réside dans l analyse qui est faite sur le marché secondaire. D après Lefresne (2002), ce dernier est décrit par défaut, puisque ses caractéristiques sont à l opposé de celles du marché primaire. Wilkinson et Rubery (1994) vont jusqu à comparer l analyse de ce marché à celle d une boîte noire, dans le même sens que la critique adressée aux néoclassiques par rapport à l analyse de l entreprise. Cette approche n explore pas de façon approfondie les logiques qui dominent cet espace. Toute évolution interne est bloquée par ses propres caractéristiques. Que ce soient la technologie, l aspect non structuré ou l homogénéité des travailleurs, ces aspects ne font que renforcer les situations qui prévalent, empêchant l amélioration des conditions préexistantes (Rubery, 1978).

Les critiques précédentes montrent que dans les approches étudiées, il y a une détermination univoque de la segmentation ; celle-ci émerge soit en fonction du type de technologie utilisée, soit en fonction des relations de pouvoir (Peck, 1996). Les caractéristiques de l offre de travail sont déduites de celle de la demande ce qui conduit à une cohérence entre le type d entreprise, sa production et le type d emploi requis. Comme l offre de travail demeure faiblement étudiée, il n est pas possible de mettre en interaction différents éléments qui permettraient une analyse plus élargie des déterminants de la segmentation132.

Les analyses dualistes et les études sur l informalité partagent quelques points communs, comme nous avons essayé de montrer dans la partie précédente. Les critiques présentées aux premiers travaux sur la segmentation peuvent être transposés à l étude de l emploi informel. Si des explications sont avancées par rapport à l émergence de structures

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Le parallèle avec la théorie de néoclassique peut se faire, car il y a dans les deux une association entre le niveau de qualification et le niveau de salaire : « Un passage a eu lieu entre une claire égalisation entre haute et faible productivité avec des hauts et des bas salaires dans la théorie du capital humain, à une égalisation similaire entre les niveaux de qualifications supérieures et inférieures et les hauts et les bas salaires ». Rubery (2006), p. 4.

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informelles, rien n est dit vis-à-vis leur dynamique et évolution133. La demande de travail est faiblement analysée ainsi que l interaction avec l offre de travail. Le type de travailleur est déterminé, en partie, par les caractéristiques des formes de production. Notre grille d analyse conjointe peut donc être construite à partir de la mise en évidence des défaillances et des lacunes des premières générations de la segmentation. Cela conduit à privilégier une approche dynamique qui prend en compte l interaction de multiples variables dans la structuration des politiques d emploi des entreprises et que nous présenterons par la suite.

La segmentation selon l IWPLMS

Face aux limites de la vision dualiste du marché du travail pour rendre compte des diverses stratégies des entreprises, on pourrait s attendre à ce que les propositions de l IWPLMS soient plus pertinentes. Cependant, le premier élément à signaler dans la présentation de cette approche est que, malgré les multiples critiques adressées aux premières analyses, l IWPLMS se situe dans leur prolongement, en adoptant plusieurs de leurs postulats. C est le cas par exemple de l accent mis sur l analyse des conditions de la demande de travail, appréhendée en termes des stratégies des employeurs, à un niveau individuel ou agrégé. La demande de travail est bien le mécanisme par lequel se définit la structure d emploi, mais, dans cette approche, une place plus importante est donnée aux influences que peut avoir l offre de travail. D autres similitudes résident dans l utilisation de concepts tels que marchés primaire, secondaire, externe ou interne. Tout en utilisant des propos similaires à ceux utilisés auparavant, cette troisième génération d études propose une interprétation originale sur l émergence de la segmentation.

En effet, comme le signale Fine (1998), « l approche de l école de Cambridge conduit à une notion de la segmentation qui résulte d un ensemble de marchés du travail structurés qui se chevauchent et qui met en échec la division simple de l économie et/ou du marché du travail entre deux secteurs (et des sub-secteurs) »134. L éloignement par rapport à la théorie néoclassique se fait dans la mesure où il y a un rejet de l équilibre, car ce sont plutôt les déséquilibres lors de la confrontation de l offre et de la demande qui façonnent le marché du

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Il y a tout de même la prise en compte d une certaine dynamique, dans le sens où sont analysées les variations de la taille des secteurs en fonction de conjoncture économique, ainsi que la mobilité intersectorielle des travailleurs en fonction de l âge.

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travail (Wilkinson et Rubery, 1981) ; d autre part, l ensemble des segments du marché du travail sont structurés par l interaction de facteurs, les uns plus déterminants que les autres, d ordre institutionnel, technologique, économique, social, politique. De cette manière, les marchés internes ne constituent pas un éloignement des conditions de concurrence parfaite qui, par contre, seraient respectées au sein du marché externe. Les formes d organisation de la production, la technologie, l évolution des marchés, les caractéristiques de la main-d uvre, les rapports de forces entre les agents sont des éléments qui donc se complètent dans l explication de la segmentation.

Comme ces différents déterminants interagissent de façon simultanée, la structuration du marché du travail devient, en conséquence, multidimensionnelle. De plus, les corrélations qui s établissent entre les facteurs pris en compte permettent d introduire des éléments dynamiques pour mesurer les transformations dans le temps des segments ou des frontières qui les séparent. Il ne s agit plus d expliquer uniquement l émergence de la segmentation, mais aussi de voir son évolution à partir de la modification d un ou de plusieurs des paramètres initiaux. Cette interaction complexe donne lieu à des résultats incertains qui évoluent en fonction de la contingence historique (Fine, 1998).

C est en ce sens que l analyse de l offre de travail et de celle de la demande va être enrichie et leur interaction constitue une « condition essentielle de la segmentation ». Du côté de la demande, et comme moyen de dépasser le fonctionnalisme signalé précédemment, la connexion automatique entre la structure industrielle et la segmentation est remise en cause. Le marché du travail n est pas un produit direct de la structure industrielle, les relations entre ces deux sphères sont mieux comprises en termes tendanciels avec des résultats qui dépendent des circonstances de chaque cas (Peck, 1996).

Les employeurs peuvent exercer une influence sur la forme et les conditions de l offre de travail, mais en aucun cas ils ne la déterminent. En effet l IWPLMS tient compte des conditions de reproduction de la main-d uvre et c est pour cela qu est prise en considération, par exemple, la façon dont la famille affecte la participation des individus sur le marché du travail135. L Etat peut aussi contribuer en régulant les relations de travail et en octroyant des services intervenant dans la reproduction sociale. Le rôle des travailleurs au sein

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Le secours aux membres dépendants, le partage des tâches et le rôle joué dans la formation des personnes peuvent déterminer la participation des individus.

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de l entreprise à travers leurs actions collectives est également pris en compte. Ce rôle peut être également passif comme par exemple lorsque les travailleurs, marginaux ou au chômage, sont un mécanisme au service des employeurs pour exercer une pression sur leurs employés. A travers l interaction de tous ces éléments dans la structuration du marché du travail, l interaction entre les facteurs sociaux et économiques devient ainsi primordiale dans le processus de segmentation.

La méthodologie de l IWPLMS est essentiellement empirique : de multiples études de cas vont mettre en valeur l intervention conjointe de facteurs dans la segmentation du marché du travail. Les exemples, que nous présentons par la suite permettent d illustrer notre propos.

La considération simultanée de multiples facteurs dans la détermination des stratégies d embauche des entreprises ouvre la voie à plusieurs possibilités. Dans le choix de l utilisation du travail sous-traité interviennent des facteurs technologiques, la stabilité de la demande, le contrôle de coûts et de la force de travail, ainsi que les caractéristiques de l offre de travail. Rubery et Wilkinson (1981) recensent le cas de l industrie de boîtes en carton dans laquelle des « tâches spécialisées sont sous-traitées soit par manque de personnel en interne, soit parce que ce dernier ne possède pas les qualifications requises ou que cela risque d altérer l organisation interne de travail. Ces contraintes relatives à la main-d uvre reflètent les conditions de la demande avec des commandes irrégulières ou le besoin de minimiser les coûts du travail pour être compétitif. Ces facteurs interagissent pour renforcer l utilisation de sous-traitants »136. De cette façon, le marché interne ou l utilisation de relations de sous- traitance sont des possibilités parmi d autres qui s offrent aux entreprises pour gérer ses ressources humaines.

Rubery (1978) cherche à intégrer les facteurs qui jouent dans l évolution du pouvoir de négociation des travailleurs. Selon elle, la mise en place d un marché interne représente pour eux un gain de contrôle du processus du travail, et pas nécessairement une perte de pouvoir par la stratégie de division des employeurs. L action des travailleurs (offensive ou défensive) et ces effets doivent être considérés comme une variable endogène qui permet de dépasser le lien entre la structure économique et les inégalités sur le marché du travail. De cette façon est mise au centre « la lutte continuelle entre les capitalistes et les travailleurs dans le front industriel, par rapport aux salaires et au contrôle de la production»137.

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Rubery et Wilkinson (1981), p. 125. 137

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Si l intervention des travailleurs est à prendre en compte, d autres éléments externes contribuent aussi, comme le montrent Grimshaw et Rubery (1998), à l établissement des politiques d emploi des entreprises. Selon eux, pour comprendre les dynamiques de changement d une forme de marché interne vers une autre, il est nécessaire « d observer comment des pressions concurrentielles externes et internes agissent mutuellement sur les entreprises ainsi que les implications pour les travailleurs »138. Pour ce faire, ils vont considérer l influence que peut avoir l évolution de facteurs d ordre social, politique ou économique, comme le salaire de réservation, le pouvoir de négociation ou la législation. Ces éléments s insèrent dans une logique dynamique, avec des résultats incertains, mais qui se traduisent par une grande hétérogénéité des systèmes d emploi.

Cette analyse rejoint Rubery (1994) qui souligne que les politiques d emplois des entreprises sont déterminées selon les incitations à internaliser, les contraintes de diverses origines ainsi que les conditions externes telles que le système de formation, les politiques d emploi d autres entreprises, les conditions du marché du travail, entre autres. Enfin, Lawson (1981) explore des formes d emploi dans le marché secondaire et met en cause la correspondance entre la structure productive et la structure d emploi. La gestion d emploi de type paternaliste montre qu il est possible de trouver une stabilité des formes d emploi sur le marché secondaire, contrairement aux idées reçues.

L IWPLMS élargit donc les variables prises en compte dans l analyse de la segmentation. A la différence de l approche inaugurée par les travaux de Doeringer et Piore et de celle des radicaux américains, la considération de plusieurs dimensions de façon simultanée et de leur interaction contingente leur permet de saisir l évolution de la structure de l emploi. Cette approche étant plus large et instable, plusieurs issues sont possibles et toute tendance à la convergence des systèmes d emploi est exclue ; il ne s agit pas uniquement d associer le marché des biens au marché du travail ni ce dernier à la lutte pour le contrôle du processus de travail. Cependant ces facteurs ne sont pas évincés de l analyse, mais interagissent avec une multiplicité d éléments du côté de l offre comme de la demande pour déterminer, plus que l émergence, l évolution des structures du marché du travail. En effet, mise à part l interaction de facteurs économiques, sont prises en compte les relations avec des

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phénomènes sociaux et politiques dans un cadre qui dépasse celui de l entreprise. Le niveau d abstraction est tel, qu il semble possible de l appliquer au cas des PED où, comme nous l avons signalé, il existe des lacunes dans l exploration de l influence d un point de vue institutionnel de la demande de travail et de son interaction avec d autres déterminants du processus de travail. Ceci sera l objet de la dernière partie de ce chapitre où, tout en montrant les limites de l approche de l IWPLMS nous insisterons sur la nécessaire prise en compte des