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Plusieurs facteurs historiques interviennent dans la disparition dans l agenda sur le développement des idées mises en avant par la théorie de la dépendance. Dans le cadre de la chute du mur de Berlin et de l effondrement du bloc socialiste, des gouvernements conservateurs sont à la tête des principaux pays centraux (Reagan aux Etats-Unis, Thatcher en Angleterre) et sont favorables à des réformes où le marché est appelé à jouer un rôle primordial. Le ralentissement économique et la hausse de l inflation remettent en cause l intervention de l Etat et les politiques keynésiennes. Les pays latino-américains traversent une forte récession et la crise de la dette va conduire à la « décennie perdue » des années 1980. L aide requise va être octroyée à condition d ajuster et de stabiliser l économie. Les coalitions de centre-droite qui arrivent au pouvoir dans ces pays vont être favorables à la mise en place de politiques monétaires et fiscales restrictives, aux privatisations et à la diminution des dépenses publiques61.

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Ces coalitions reflètent la volonté interne de certains groupes d adopter ces changements et qui réussissent à s imposer politiquement contre les défenseurs du statu quo, en alliance avec des intérêts externes.

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D après Beigel (2006), ces phénomènes vont contribuer à changer les termes du débat en Amérique latine qui s éloignent d une posture où les capitaux étrangers sont tenus pour responsables de tous les maux. Au contraire, c est l excès de corporatisme et de bureaucratie qui posent désormais des obstacles aux possibilités de développement. En effet, à la fin des années 1970, le modèle de substitution d importations est complètement discrédité par les tenants de politiques libérales. L ISI est notamment accusée d introduire des rigidités dans l appareil productif, de le rendre inefficient et de générer des biais qui nuisent à l exportation.

Le programme politique néolibéral, présenté comme une alternative, s appuie sur la théorie néoclassique. Celle-ci met en exergue le marché comme mécanisme optimal d allocation des ressources et comme moyen pour maximiser l utilité individuelle. La concurrence pure et parfaite est associée à une optimalité parétienne censée fonder le bien-être collectif ; les différentes défaillances du marché, intégrées dans la théorie micro-économique récente (externalités, aversion pour le risque, asymétries d information) contrastent avec les critiques néoclassiques sur l intervention de l Etat qui cherchent à minimiser son rôle ; l analyse keynésienne du rôle de la demande dans la relance économique s oppose à la vision monétariste de la neutralité de la monnaie. Dans cet ordre d idées, la défense de la liberté individuelle et du libre marché est primordiale et l intervention des pouvoirs publics devrait se limiter à la protection des droits de propriété et veiller au respect de contrats engagés. Dans la pratique, cela se traduit principalement par des politiques de dérégulation du marché et du commerce international, par des privatisations massives où les agents privés sont censés promouvoir l intérêt collectif en promouvant leur propre intérêt, par une gestion indépendante des instruments monétaires pour lutter contre l inflation et par des politiques ciblées d assistance pour combattre les inégalités qui peuvent émerger.

L institutionnalisation de ces politiques dans l agenda international se fait par le biais du « Consensus de Washington », conférence qui désigne une série de recommandations et de réformes supposées assurer la stabilité macroéconomique et la croissance stable et prolongée, telles que la privatisation, la dérégulation du marché, la discipline fiscale, la diminution des dépenses publiques, la libéralisation financière et commerciale et l ouverture aux investissements étrangers (Williamson, 1990). D autre part, comme nous le verrons cette « renaissance » du néolibéralisme se fait dans le cadre d un retour du pouvoir de la finance, lors de l augmentation des taux d intérêts aux Etats-Unis à la fin des années 1970 (Herrera, 2006b).

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C est donc dans ce contexte qu émerge et se consolide un nouveau paradigme. On doit s interroger, en premier lieu, sur les raisons qui ont conduit à un déclin de la pensée latino- américaine dans l analyse des sociétés en développement et à une mise à l écart de la théorie de la dépendance. Selon Sotelo (2005), ce phénomène est accentué par la réorientation des financements de la recherche qui se dirigent vers les universités et les centres scientifiques qui promeuvent les idées néolibérales. Le résultat a été « l appauvrissement de la pensée latino- américaine et l abandon de la théorie et des méthodes de recherches intégrales qui, avec des visions globales et dialectiques, assuraient son autonomie intellectuelle vis-à-vis des centres académiques et intellectuels des pays impérialistes »62. Le néo-structuralisme, courant qui se développe au sein de la Cepal, se présente comme une alternative au néolibéralisme mais sans pour autant se détacher totalement de ce dernier. Les différences par rapport au structuralisme résident dans une croyance plus forte dans les mécanismes de marché, l entreprise privée et les investissements étrangers directs Kay (1991). A force d essayer de faire un compromis avec la pensée néolibérale, cette approche finit par ignorer le structuralisme classique (Guillen, 2007).

Une deuxième raison réside dans les nombreuses critiques en provenance de différents horizons, Beigel (2006) remarque « qu au début des années 1990, le cortège funèbre de la théorie de la dépendance était nourri à gauche comme à droite »63. Mais il est important de préciser qu il s agissait souvent d une simplification extrême des idées principales de la théorie, à partir d un livre ou des écrits d un seul auteur, afin de discréditer l ensemble du courant (Bambirra 1978). Parmi les principales critiques, on retrouve, entre autres, la proximité de l opposition centre-périphérie avec celle du couple modernité-tradition (Rist, 1996). De ce fait, la dépendance apparaissait proche de la théorie de la modernisation à laquelle elle reprochait sa vision anhistorique des sociétés en repérant les éléments archaïques qui bloquaient l accès à la modernité. Dans les deux théories, il suffisait de surmonter les barrières pour que « le système suive sa pente naturelle ». D ailleurs, selon les deux perspectives, la croissance économique reste bien ancrée comme moyen d accès à la modernité64. 62 Sotelo (2005), p. 113. 63 Beigel (2006), p. 304. 64

Dans la théorie de la modernisation, la rémanence d une société traditionnelle bloque le passage vers un stade supérieur de développement. Dans celle de la dépendance, ce sont plutôt des faits historiques tels que la

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D autres débats ont concerné la conception dualiste de la société latino-américaine. Cueva (1976), par exemple, signale que les dépendantistes rejettent l opposition entre féodalisme et capitalisme, mais adoptent à leur tour de telles oppositions. C est le cas de Gunder Frank, comme nous l avons vu, ou de Stavenhagen (1970) qui oppose les centres urbains aux régions arriérées, perçues comme des colonies internes sources de main-d uvre bon marché et de matières premières. D ailleurs, l argument de Gunder Frank selon lequel l Amérique latine serait capitaliste depuis la période coloniale en raison de ses liens avec le capitalisme mercantiliste de l époque a été aussi sujet à controverse. Cela revenait à penser le capitalisme en l absence de relations capitalistes de production.

Des critiques se sont également attaquées à la surdétermination des facteurs externes, qui donnait à la dépendance un caractère tautologique et mécaniciste. Toutefois, les dépendantistes se sont efforcés de montrer l importance des alliances politiques et de la lutte de classes, comme des phénomènes qui structurent et qui donnent une dynamique à l interaction des facteurs externes et internes. Ce reproche se conjuguait à celui de la démonstration empirique des idées avancées au sein de la théorie. Ainsi, certains auteurs ont cherché à tester le niveau de dépendance existant entre les pays. On trouve, par exemple, la vérification d hypothèses selon lesquelles plus un pays reçoit de l aide ou des investissements étrangers, moins sa croissance économique sera importante (Barrett et Whyte, 1982). Sous ce schéma, la dépendance suppose une relation causale et univoque entre les pays développés et les pays en développement65. D autres critiques provenaient également de l affirmation selon laquelle les relations de dépendance condamnaient les pays périphériques à la stagnation, idée qui reprenait les résultats contradictoires issus des relations entre les métropoles et les satellites.

Dans tous les cas, la théorie de la dépendance rencontre de nombreux problèmes par la difficulté à expliquer les transformations économiques qui surviennent dans les années 1970 et à proposer des solutions concrètes pour y faire face. Les propositions de déconnexion ou d une alternative socialiste face à l essor du sous-développement sous le système capitaliste colonisation qui ont fait office d entrave. Dans les deux cas, « on retrouve ici l idée ancienne de la bonté de la nature, dévoyée par la faute de l homme et des ses interférences fatales » Rist (1996), p. 194.

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Cardoso (1977) rejette ces formalisations qui utilisent des concepts et des variables unidimensionnelles, pour établir un continuum qui va de l extrême indépendance à l extrême dépendance. Il défend au contraire une approche qui regarde les aspects plus qualitatifs et complexes de la construction historique des relations qui unissent le centre et la périphérie.

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apparaissaient comme des positions idéologiques et irréalisables. Pour Munck (1999), par exemple, à l époque, le socialisme apparaissait comme la solution facile, voire attractive, face aux échecs des stratégies de développement national. D autres soulignaient l impossibilité pour un pays de survivre dans l autarcie (Grosfoguel, 2003).

Face au socialisme, le néolibéralisme a été présenté comme une meilleure option, avec comme fruits visibles de ces politiques les pays « vitrines » du Sud-Est asiatique. Fukuyama (1992) défend l idée qu en Occident le problème des classes a été résolu par la mise en place de sociétés égalitaires et tranche également à propos du débat sur les relations asymétriques entre pays développés et en développement. La réussite des tigres asiatiques constitue un contre-exemple de l exploitation de certains pays par d autres. Les institutions financières internationales utilisent le cas des pays du Sud-Est asiatique comme argument en faveur des politiques néolibérales. Dans l explication du miracle asiatique, elles insistent notamment sur le fait que l Etat a joué un rôle positif dans la correction des défaillances du marché, de sorte à le rendre plus efficient, ou sur les investissements ayant des externalités positives, comme l éducation ou les infrastructures. Par contre, le rôle joué dans la promotion de l industrialisation est complètement minimisé Par ailleurs, lorsqu on met en avant le cas de

tigres asiatiques, on oublie souvent les circonstances particulières de la sphère géopolitique,

qui leur ont donné accès à une importante aide externe octroyée dans le cadre de la guerre froide.

En 1973, Frank déclarait que la dépendance était en train d achever son « cycle de vie naturel »66. En outre, nombreux parmi ceux qui se réclamaient du courant dépendantiste réorientent leurs positions théoriques et politiques vers le néo-structuralisme, voire vers le néo-libéralisme (Grosfoguel, 2003). Pour certains, l arrivée de Cardoso à la présidence du Brésil scelle l échec des idées dépendantistes. C est ainsi que la dépendance est en perte de vitesse et disparaît du discours sur le développement. Aujourd hui, des voix s élèvent pour signaler l actualité des phénomènes qu elle avait soulignés, comme nous l avons vu en introduction. Une des conditions pour avancer dans la revitalisation de cette théorie est d intégrer les transformations récentes du capitalisme mondial, comme nous le verrons dans la dernière partie, pour analyser le cas de la Colombie. Dans les parties suivantes, nous

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expliquerons les conditions qui permettent la mise en place du modèle néolibéral et les nouvelles logiques qui le sous-tendent.