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Les transformations que connaît l économie dès la fin des années 1980, et qui ont été expliquées dans le premier chapitre, ne sont pas sans conséquences sur le mode de régulation des relations entre le travail et le capital. La moindre intervention de l Etat qui cède au marché le rôle régulateur, la privatisation d entreprises publiques et la plus grande exposition à la concurrence internationale, posent un défi aux entreprises qui doivent s adapter aux nouvelles conditions. De nombreuses unités productives ont été obligées de réaliser une réorganisation interne de la production ou d adopter de nouvelles technologies, ce qui les a conduites également à modifier leur gestion des ressources humaines. Une plus grande exposition à la concurrence étrangère exige l amélioration de la compétitivité de l appareil productif. Les employeurs, une partie de l académie et certaines institutions publiques vont adopter un discours prônant la diminution du coût du travail et l adoption de formes plus flexibles de formes de mise au travail. Les réformes à la législation du travail, mises en place en 1990 et 2002, s orientent vers cette direction et encouragent une plus grande flexibilité des entreprises en interne et en externe.

Les relations industrielles, déjà caractérisées par une faible institutionnalisation et dominées par le modèle autoritaire, vont perdre l opportunité offerte par le nouveau modèle d avancer vers une régulation plus compréhensive et équilibrée entre les employeurs et les employés. Pour cette raison, Dombois et Lopez (1993) se réfèrent à la modernisation des entreprises en Colombie, en l absence d une modernisation des relations industrielles. Les formes de régulation qui se consolident sont celles où l asymétrie de pouvoir entre les employeurs et employés est poussée à son maximum. Le néo-paternalisme et les relations

autoritaires prennent force dans le cadre d une plus grande flexibilité des effectifs dans les

entreprises et d un mouvement syndical amoindri, renforçant le pouvoir discrétionnaire des patrons. La possibilité d un système plus démocratique, où se signent des compromis gagnant-gagnant d ample couverture entre le capital et le travail, s éloigne d autant plus que l Etat ne se consolide pas en tant que garant de droits universels, malgré la rhétorique de la nouvelle constitution politique de 1991. Par la suite, seront donc analysés les effets sur les

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relations de travail induits par l adoption de changements techniques, dans un contexte qui augmente les exigences en termes de compétitivité, ainsi que les conséquences qui découlent des réformes du travail.

Si les mesures mises en place sous l Apertura ont joué à l avantage du secteur industriel, facilitant l accès à des biens de production importés à moindre coût ; l exposition à une plus grande concurrence étrangère a, au contraire, mené à la faillite et à la fermeture de nombreuses entreprises. Entre 1990 et 1995 par exemple, Garay (1998) recense les unités productives ayant été obligées de trouver des accords avec leurs créanciers et constate que leur nombre est multiplié par 5, affectant plus de 8 000 emplois. Le nouveau modèle économique oblige donc à la reconversion des processus de production comme préalable à la survie dans un univers plus compétitif. Le changement technique qu entreprennent de nombreux établissements se reflète dans l évolution de l investissement après l adoption du « paquet » des réformes économiques.

La formation brute de capital fixe suit logiquement une évolution très proche de celle du cycle économique. Dans la deuxième moitié des années 1970, l industrie connaît une forte impulsion, grâce à des prix du café externes élevés qui stimulent l économie nationale. Cette situation se reflète dans la hausse de l achat d équipements nouveaux qui atteint son point maximal en 1979. La période qui suit est caractérisée par la crise qui ralentit les investissements dans l industrie et dans l économie dans son ensemble. On observe un certain rétablissement dans la deuxième moitié des années 1980, prélude aux changements qui allaient avoir lieu quelques années plus tard. Cependant, c est à partir des années 1990 que la transformation productive s accélère, notamment pour le capital productif qui croît plus que le montant total investi dans toute l économie. En 1990 la formation brute de capital fixe augmente de 5%, contre plus 30% en 1993. Etant données les tendances régionales et la disposition de la part des gouvernements successifs à mettre en place un modèle économique plus libéral et ouvert, de nombreux secteurs économiques avaient anticipé les réformes à venir et, en conséquence, procédé à la restructuration de leur production161.

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En particulier, les entreprises du textile et métallurgiques, ainsi que certains secteurs exportateurs non traditionnels confections et arts graphiques, adopte des nouvelles technologies et procèdent à des ajustements et à des licenciements importants (Cardenas 1993).

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Outre le changement technique qui implique un nouvel agencement de l organisation productive interne aux entreprises, certains établissements s orientent vers de nouvelles formes de gestion où la participation de la main-d uvre est recherchée. Cependant, selon Weiss (1994), les possibilités d intégrer les travailleurs dans le processus de production en leur donnant un rôle plus actif trouvent ses limites dans les relations de travail dominantes ; un modèle plus participatif se heurte à la subordination sans conteste à laquelle se trouvent soumis les employés, situation qui est difficilement remise en cause car elle supposerait, dans le cas contraire, un changement des conditions de travail et des salaires.

L introduction de nouvelles formes de production et d organisation varie en fonction des caractéristiques des établissements et du secteur en question. Mais ces changements conduisent à des ajustements quantitatifs, par le chômage de type technologique qui en découle, et qualitatifs, par la modification du type de main-d uvre demandée et par la place plus importante que prennent les tâches administratives et de gestion. Les transformations internes à l entreprise s accompagnent d une plus grande flexibilité externe, par le biais de différents mécanismes de sous-traitance. L externalisation de certaines tâches est possible dans le cadre des réformes du marché du travail qui introduisent une utilisation plus flexible du travail et que nous analyserons plus bas.

La modification de la législation se fait dans le contexte d un discours qui place la compétitivité comme priorité majeure. Le moyen choisi pour atteindre cet objectif reflète un rapport de forces favorable au capital et se traduit par la réduction des coûts pour embaucher ou licencier du personnel. Selon la Conférence régionale andine de l emploi (2004), la combinaison adéquate des facteurs qui interviennent dans l amélioration de la compétitivité d une économie n est pas tout à fait connue et varie selon les pays : « ni la théorie économique, ni les études empiriques réalisées à l échelle mondiale ont une réponse unique à cette importante question. Dans certains contextes institutionnels une combinaison spécifique de politiques fonctionne bien, dans d autres, non »162. Des points de vue différents coexistent quant à la définition même de la notion de compétitivité ; elle est, d une part, perçue comme une fin en soi, qui vise la conquête de parts de marché à l échelle mondiale ; d autre part, elle peut être conçue comme moyen pour améliorer avant tout le niveau de vie et le bien-être des populations (CAE, 2003). Ce débat influence la sphère des relations de travail au moment où

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les coûts du travail deviennent une variable d ajustement capitale dans l amélioration de l insertion internationale des économies. En ce sens, deux stratégies distinctes sont mises en avant dans la concurrence commerciale « les pays peuvent soit emprunter la voie basse qui signifie payer le moins possible leurs travailleurs, ignorer les normes du travail et environnementales, ne pas payer d impôts ni d autres mesures du même genre. Soit se décider pour une voie élevée qui signifierait améliorer en innovation »163. La première stratégie cherche à agir au niveau des coûts du travail unitaires, comme mécanisme pour augmenter la compétitivité et ce, au détriment des travailleurs qui se voient affectés en termes d une plus grande précarité et d instabilité des emplois. Par contre, la « voie élevée » intervient au niveau des coûts unitaires de production et cherche à améliorer la productivité totale des facteurs, c est-à-dire que pour obtenir une plus grande compétitivité, l orientation ne se limite pas uniquement au travail.

Après les réformes économiques néolibérales, la plupart des pays d Amérique latine semblent avoir adopté la « voie basse », au sens où la main-d uvre est devenue une variable d ajustement. D une part, les pays n ont pas alloué des ressources suffisantes pour améliorer la compétitivité par le biais d autres facteurs (infrastructures, institutions, etc.). D autre part, si le taux d inflation élevé permettait auparavant de contenir le niveau des salaires, sous le nouveau modèle, le contrôle de cette variable obligeait à agir sur le niveau des salaires et sur les modalités d embauche comme moyen de réduire le coût du travail. De plus, le discours qu on retrouve dans le monde académique et au sein du patronat a cherché à mettre en relief le coût élevé du travail et l existence de surcoûts qui ne devraient pas être à la charge des employeurs.

Par exemple, la Banque interaméricaine de développement (2001) calcule les effets sur les exportations de la diminution du coût unitaire de travail ; les parts de marché gagnées seraient plus élevées si les rémunérations du travail diminuent et seraient plus élevées en fonction de l intensité des secteurs en main-d uvre. Dans le même sens, selon Hamermesh (2001), il existe un consensus par rapport à l impact négatif sur l emploi qui découle d un coût du travail plus élevé. Ces analyses de la part d organismes multilatéraux qui s appuient sur des études empiriques et théoriques, pénètre le discours des employeurs : ils voient donc le besoin de bien définir à quoi correspond le coût du travail dans le but de repérer d éventuels

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composantes qui ne devraient pas être à leur charge. La définition entre ce qui doit être considéré comme « coût salarial » et comme « coût non salarial » est sujette à controverse. La notion de surcoût du travail est mise en avant pour évoquer les distorsions que ces coûts, en sus, ont sur la demande de travail. Les définitions plus extrêmes cherchent à limiter au maximum les éléments qui composent les coûts salariaux, et associent les coûts non salariaux à des coûts supplémentaires qui devraient être soit abaissés, soit éliminés, soit financés par les bénéficiaires eux-mêmes. Par exemple, Nurnura (1999) considère que les salaires doivent se limiter à rémunérer uniquement le temps de travail effectivement réalisé. Les autres composantes sont considérées, dans cette optique, comme étant des surcoûts qui agissent au détriment de la demande de travail. Les marchés du travail de la région ont été soumis à une flexibilité de facto, mise en place dans la pratique par les employeurs et qui s est appuyée sur un discours académique et politique. Cette situation sera entérinée dans les faits par les réformes du travail que nous verrons par la suite.

Pour Grubb et Wells (1993), l existence d une régulation du travail empêche l employeur d utiliser certaines formes de travail, même avec l accord des employés, toute infraction risque de conduire à des sanctions ou à l annulation de ce qui est stipulé dans le contrat. A la lumière de cette définition, il est clair que les réformes introduites en Amérique latine s orientent vers la dérégulation des relations d emploi, car une plus grande marge de man uvre a été octroyée pour la gestion des relations de travail. Cependant, Lora et Pagés (1996) regrettent l absence de réformes profondes en matière d emploi dans la région. Ils remarquent qu alors que sur 26 pays, 23 ou 24 ont libéralisé le commerce et le secteur financier et 14 ont procédé à d importantes privatisations, seuls 5 pays ont effectué des modifications de la législation du travail et ce, de manière modérée164. Ce point de vue n est pas partagé par Vega (2001) qui insiste sur la profondeur des réformes ayant introduit plusieurs mécanismes de flexibilité et concernant 70 % de l emploi salarié dans la région.

La législation régulant la gestion du travail a été marquée par deux stratégies principales : d une part, réduire les coûts du travail par la modération des rémunérations et la diminution des coûts non salariaux, d autre part, rendre plus flexibles les modalités d embauche par l introduction de contrats de court terme ou en facilitant le recours à la

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Quatre raisons expliqueraient pourquoi il y a eu moins de réformes dans la sphère du travail, que dans d autres domaines : absence d efficacité de la législation du travail ; impossibilité de savoir qui va tirer profit des mesures adoptées, ceux qui pourraient bénéficier des réformes sont faiblement représentés (chômeurs et informels) ; il est difficile d indemniser les perdants (Lora et Pagés, 1996).

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sous-traitance et par la diminution des restrictions et des coûts de licenciements (Tokman et Martinez, 1999a et b). Dans le cas de la Colombie, les réformes économiques libérales couvrent également la sphère du travail avec la loi 50 de 1990. Son adoption est un élément supplémentaire qui contribue à modifier la sphère des relations industrielles en Colombie.

La loi 50 de 1990 est considérée par beaucoup comme une régression en matière de droit du travail, qui a ôté aux travailleurs des droits acquis après de longues années de lutte (Ahumada, 1996). D autres considèrent qu elle permet d adapter l économie aux nouveaux défis que pose la libéralisation économique. Par exemple, le ministre qui à l époque présente le projet de loi au Congrès se réfère au besoin de : « rendre le travail plus flexible, dans le but de rendre nos produits plus compétitifs, de promouvoir les investissements et d augmenter la création d emploi »165.

Quatre domaines principaux sont revus et modifiés. En premier lieu, l embauche de travailleurs à court terme est rendue plus facile. Avant la réforme, le contrat ne pouvait pas être inférieur à un an, désormais il peut avoir une durée inférieure à ce temps, mais sa durée maximale de trois ans est maintenue. Les contrats de moins d un an ne pourront être renouvelés que pour trois périodes consécutives. La temporalité se trouve également amplifiée par l introduction de la figure de « travailleurs en mission » embauchés par le biais d entreprises de services temporaires (EST). Bien qu autorisées à fonctionner, les normes qui les encadrent deviennent plus strictes pour assurer le paiement des salaires et des primes à leurs employés. Une des limites imposées à cette figure est qu un travailleur ne peut être embauché par l intermédiaire d une EST que pour une durée maximale d un an.

En deuxième lieu, le licenciement de travailleurs devient moins coûteux pour les entreprises. Avant la réforme, tout employé licencié sans justification devait être indemnisé à un montant croissant en fonction de son ancienneté. Le montant payé augmentait pour les personnes ayant travaillé plus de 10 ans, mais celles-ci devaient, selon le cas, être réintégrées à leur poste. Cela expliquait le choix de nombreux employeurs de ne pas garder les employés près d atteindre cette durée d emploi. La nouvelle loi augmente un peu l indemnisation pour les plus anciens, mais supprime la réintégration du travailleur, donnant plus de garanties aux

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Reforma Laboral, Exposición de motivos al Congreso de la Republica por parte de Francisco Posada de la Pena, Ministro de Trabajo y Jaime Giraldo Angel, Ministro de Justica, en La Revolución Pacífica, Vol.1, 1991, p. 343. Cité par Ahumada (1996).

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employeurs. D autre part, les indemnités de fin de contrat diminuent pour les employeurs, par l élimination de la rétroactivité qui prévalait antérieurement dans le système d épargne salariale (cesantias).

Aujourd hui, les entreprises doivent verser ces sommes, pouvant être utilisées en cas de chômage ou pour financer les études ou le logement, sur des comptes individuels au nom des employés, gérés par des fonds privés créés à cet effet. Avant, le montant était plus élevé et difficile à anticiper pour les patrons car il y avait une actualisation de la somme à payer : l indemnité se calculait en fonction du niveau du dernier salaire et tenait donc compte des éventuelles hausses de la rémunération.

En troisième lieu, les coûts salariaux diminuent pour les travailleurs rémunérés à un niveau supérieur à 10 fois le salaire minimum. Le salaire intégral, signé en commun accord entre les parties, permet aux employeurs de payer un salaire unique qui compense à l avance les prestations et les éventuelles heures de travail supplémentaire. L avantage pour l employeur est de pouvoir anticiper les coûts associés aux travailleurs rémunérés selon cette modalité, et de payer les prestations sur une base de 70 % du salaire. Les travailleurs bénéficient également de certaines exonérations d impôts.

En quatrième lieu, en matière de droit collectif, il y a quelques avancées dans le sens où la création d un syndicat ne requiert plus de l autorisation du ministère du Travail. La reconnaissance juridique émane de l acte de constitution de l organisation qui doit être uniquement inscrite auprès des autorités. Cependant, la reconnaissance des mêmes droits aux travailleurs d une même entreprise se voit affectée car la loi 50 octroi une période de grâce de 10 ans pour déclarer l unité de l entreprise. C'est-à-dire que ce n est qu au bout de cette période que les travailleurs des nouvelles usines ou succursales, qui réalisent des activités similaires, connexes ou complémentaires à l unité principale, peuvent bénéficier des mêmes salaires et des mêmes prestations légales et extralégales. Auparavant, l unité de l entreprise n était pas remise en cause, ce qui permettait à tous les travailleurs d avoir les mêmes bénéfices. Enfin, dans les lois précédentes le licenciement collectif n était pas bien spécifié. La réforme a précisé de manière très ample et souple les cas où cela est possible. Le ministère doit tout de même autoriser de telles mesures, mais les entreprises gardent une marge importante, non seulement pour les cas où cela est permis, mais aussi par la définition même de ce qui correspond à un licenciement collectif : les entreprises de moins de 50 salariés

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peuvent congédier un tiers de leur personnel sans que cela soit considéré comme un licenciement collectif (ce montant s élève à près de 10 % pour les établissements ayant de 200 à 500 travailleurs).

L approfondissement des mesures mises en place dès 1990 se poursuit quelques années plus tard avec la loi 789 de 2002. Comme il est indiqué dans l un des ses chapitres, cette nouvelle réforme « actualise la relation de travail et la relation d apprentissage » par des mesures censées stimuler la création d emploi. Comme nous le verrons dans le cinquième chapitre, des dispositions en matière de protection sociale sont également adoptées166. Comme pour la réforme de 1990, nous repérons quatre grandes modifications nouvellement introduites. En premier lieu, en matière d embauche, la réforme de 2002 instaure une modalité d embauche liée à la formation reçue par le travailleur et dispensée par l entreprise. D une durée maximale de deux ans, la rémunération peut être inférieure au salaire minimum légal. La compensation reçue n est pas considérée comme un salaire, mais plutôt comme une « soutien mensuel ». L apprenti doit être assuré contre les risques professionnels et affilié au système de santé. Par contre, il ne cotise ni aux retraites, ni au système d épargne salariale (cesantias) et ne reçoit aucune compensation supplémentaire en cas travail nocturne ou dominical. En deuxième lieu, le coût associé au licenciement des travailleurs est revu à la baisse. Pour les personnes payées moins de 10 salaires minimums, l indemnisation s élève à 30 jours de salaire par une année de services, plus 20 jours de salaire pour d éventuelles années supplémentaires167. Sous la loi 50 de 1990, cette indemnité n était pas inférieure à 15 jours de salaire pour la première année et pouvait monter jusqu à 45 jours de salaire pour une