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Lorsqu on aborde les problématiques des pays en développement, la question de l économie informelle est tout de suite évoquée comme une cause mais aussi comme une conséquence du sous-développement. Ce phénomène a fait l objet de nombreuses controverses pour comprendre ses origines et son mode de fonctionnement, dans un premier temps, puis par rapport aux politiques à mettre en uvre pour y faire face. La question que nous nous posons ici est de savoir quel parallèle peut être établi entre les différentes approches de l informalité dans les PED et cette première analyse de la segmentation. Une première réponse consiste à dire que, dans les deux cas, on s éloigne des analyses

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néoclassiques vues dans la première partie. En effet, il n y a pas de réflexion en termes d équilibre de marché ou de rationalité individuelle, car d autres considérations, de type structurel, sont prises en compte. Pour voir d autres points communs possibles, nous présenterons par la suite différentes interprétations de l informalité.

Il s agit d un concept rendu diffus par l hétérogénéité des formes de production et des relations de travail qui le composent. C est d ailleurs un phénomène difficilement mesurable à cause de son caractère souterrain ; tout repérage et comptabilisation pose problème car les frontières qui le séparent des activités formelles sont peu claires. Que l on parle de secteur, d économie ou d activité informelle, le concept est problématique par ces multiples acceptions110. Cela est d autant plus vrai que les interprétations sur son émergence s opposent et/ou se chevauchent selon les paramètres inclus dans la définition. A chaque approche correspond d ailleurs une recommandation en termes de politique publique particulière dont le degré d opérationnalité varie.

L analyse diffère selon qu on considère l informalité comme un point de démarcation au sein du système productif ou comme une caractéristique du marché du travail (Moser 1994). Dans le premier cas le caractère informel réside dans les particularités des unités productives, dans le deuxième, il s agit du niveau de protection légale dont bénéficient les travailleurs. En tout état de cause, l informalité suppose une dualité qui oppose le formel à l informel ; une approche segmentée a toujours été de mise, que ce soit vis-à-vis du développement d activités économiques en dehors de normes institutionnalisées, des différences par rapport aux caractéristiques organisationnelles, aux formes de production des entreprises ou aux formes d emploi.

Une première analyse de l informalité a été celle développée par H. de Soto (1994, 2000). En se basant sur le cas péruvien, cet auteur assimile l économie informelle à un « autre sentier », c est à dire à un univers susceptible de permettre le développement des économies moins avancées111. Derrière l image d une vision qui intègre des facteurs politiques, car est

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Lautier (1994) rejette la référence à un « secteur » informel. La perméabilité de la ligne qui sépare ces deux types d économies ainsi que l existence de plusieurs segments en constante interaction avec l économie formelle nous poussent à privilégier le terme « d activités à dominante informelle » ou « d économie informelle », plutôt que celui de secteur.

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Le titre de son livre, L Autre sentier fait référence à une alternative face à l action armée menée par la guérilla d extrême gauche du Pérou, le Sentier lumineux. Le potentiel économique de l économie informelle serait au c ur de cette alternative.

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pris en compte le rôle des institutions dans le développement des activités informelles, la proximité avec la logique néoclassique, présentée auparavant et qui explique la segmentation urbaine dans les pays en développement par l existence de salaires supérieurs à l équilibre du marché, est grande. En effet, dans cette approche dite légaliste, l Etat est tenu responsable à travers des lois de toute sorte de l émergence de l économie informelle. Celle-ci est perçue comme un espace beaucoup plus flexible, à l abri d une normativité lourde et coûteuse. Pour échapper aux rigidités du secteur formel, des individus font des choix rationnels qui les conduisent à préférer l informalité112. Se construit de cette façon une image segmentée de l économie sans que des liens soient établis entre les deux secteurs113.

Le succès connu par cette analyse découle de la simplicité des hypothèses qui la soutiennent et des solutions qu elle propose. Le retrait de l Etat couplé à la formalisation des biens informels devrait permettre le libre jeu du marché et la mise en place d un capitalisme plus compétitif114. Avec une moindre intervention publique, les entrepreneurs informels pourraient accroître leur productivité et devenir ainsi des moteurs de croissance, ce qui idéalise leurs capacités de production et leur rationalité115.

De nombreuses critiques ont été adressées à la précédente analyse. H. Lopez (1989) prévient des dangers d une argumentation qui « par un glissement de sens » assimile l existence d une lourde normativité bureaucratique à l existence du Droit et donc à l existence de l Etat. Ce moyen subtil de délégitimer ce dernier et de surligner le potentiel de l économie informelle est donc présenté comme le seul moyen d établir une démocratie et une économie de marché authentiques.

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« La meilleure explication de l informalité réside dans le droit. Le choix entre travail légal et travail informel, loin de s imposer à chacun en fonction de ses caractéristiques propres, apparaît comme une opération rationnelle visant à déterminer les coûts et les bénéfices relatifs des systèmes de droits existants pour en faire le cadre d une activité économique ». De Soto (1994), p. 152. Comme dans les modèles de migration rurale-urbaine l individu fait le choix du secteur le plus avantageux.

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De Soto semble opposer les activités informelles et celles qui sont régulées par l Etat. Il y aurait même une espèce d antagonisme entre les deux : l économie informelle pourrait croître au détriment du secteur protégé par l Etat.

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Dans la pratique, les formes de production informelles font face à de nombreuses contraintes qui ne se limitent pas à l aspect légal, mais qui passent aussi par le manque de technologie, de savoir-faire, de capacité organisationnelle. On oublie d ailleurs le rôle que l Etat peut avoir en tant que « développeur », comme ce fut le cas pendant l industrialisation par la substitution d importation en Amérique latine ou, plus récemment, dans les stratégies d exportations des pays d Asie du Sud Est.

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Dans un livre postérieur, de Soto (1994) prône l octroi de droits de propriété et de crédit pour valoriser les stratégies de création de revenu et d épargne propres aux « informels ».

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D autre part, de Soto traite le secteur informel comme un ensemble homogène (productions à petite échelle de faible technologie). Cependant, il existe des capacités différentes au sein de cet ensemble : certaines activités ont un potentiel de croissance alors que d autres s exercent strictement dans une logique de subsistance. Entre ces deux points, toutes les combinaisons d activités plus ou moins informelles sont possibles. En plus, ce type de production se fait selon des conditions de travail qui relèvent de l exploitation, ce qui constitue le principal avantage pour les employeurs. Les favoriser revient donc à maintenir et à soutenir un type de relation de travail basé sur l exploitation (Portes 1995).

Enfin, une des recommandations de de Soto est de diminuer les entraves subies par les activités informelles. Rakowsky (1994), se demande qui seraient les véritables bénéficiaires du retrait de l Etat préconisé par de Soto. L abaissement des contraintes du point de vue légal et une flexibilité accrue bénéficient d habitude aux grandes et moyennes entreprises formelles avant tout. Ces normes sont un fardeau pour ces dernières qui doivent payer les cotisations pour leurs employés, ou respecter certaines conditions de travail contraignantes. Elles pourront donc être plus compétitives et produire à moindre coût. Cela ne peut donc qu augmenter la concurrence à laquelle font face les « entreprises » informelles, qui tirent profit de leur capacité à contourner la régulation en place. La déréglementation diminuerait donc les profits qui peuvent être tirés de certains marchés.

L intérêt de l approche légaliste réside dans la place qu elle donne aux institutions et aux normes, bien qu elle s éloigne peu de l économicisme néoclassique. Pour cette raison, nous nous concentrerons sur d autres interprétations qui tiennent compte des caractéristiques structurelles des économies et des rapports de forces entre les acteurs sociaux. Cette approche contraste avec celle du Bureau international du travail, qui centre son analyse sur les caractéristiques des entreprises.

Les analyses du BIT ainsi que l approche structuraliste sont du plus grand intérêt pour nous et, comme nous le verrons par la suite, présentent plusieurs points communs. Dans les deux cas le segment informel du marché du travail concentre des emplois moins rémunérés, peu stables et peu protégés. Il y a, également, une prise en compte des spécificités des économies en développement pour comprendre le phénomène d informalité. Enfin, les deux approches trouvent une correspondance entre la structure productive et le type d emploi (qui est généralement occupé par une catégorie particulière de travailleurs).

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L interprétation donnée au phénomène de l informalité par le Bureau international du travail et plus particulièrement par le PREALC est une approche explicitement dualiste qui vient donc s ajouter à d autres interprétations qui établissent une dichotomie entre les secteurs formels et informels. Les travaux de Keith Hart du BIT (1975) sur le marché du travail au Kenya sont les premiers à utiliser le terme de secteur informel. La définition qu il propose s appuie sur la dichotomie entre les travailleurs salariés et les travailleurs indépendants ou auto-employés. Les premiers constituent le secteur formel et travaillent soit dans le secteur privé, soit dans le public, ou bien reçoivent des transferts d assurance. Les seconds exercent une activité considérée comme informelle car certaines lois ne sont pas respectées. Malgré la mise en valeur du caractère marginal de l informalité dans son rapport, Hart souligne le dynamisme de ces activités. Toutefois, ce point ne va pas être pris en compte dans les analyses du BIT qui suivront. Seule la dichotomie entre le secteur formel et informel sera conservée, dans l optique d étudier les travailleurs pauvres des économies du Tiers monde (Portes, 1995).

L informalité concerne donc les activités marginales et de subsistance ; la définition du BIT/PREALC différencie donc les deux secteurs par rapport aux caractéristiques des entreprises pour ce qui est de leur taille, du type de main-d uvre et de production. Le secteur informel contient des unités de production à petite échelle avec une déclaration partielle ou inexistante de leur activité auprès des autorités. Il existe peu de barrières à l entrée et, dans la production, il y a une faible utilisation des technologies, un faible investissement en capital et une faible productivité (Moser 1994). A cet égard, il est important de souligner que l absence de barrières à l entrée est remise en cause par plusieurs auteurs (Lautier 1994, Moser 1994, Portes 1995). Même si le capital requis pour exercer une activité informelle est faible, cela constitue un vrai défi pour beaucoup, sans oublier l existence d autres types de barrières liées à l appartenance religieuse, ethnique ou régionale. D autres études montrent aussi que les revenus des travailleurs informels sont souvent plus élevés ou peu différents de ceux des employés salariés de l emploi formel. En outre, l analyse de la mobilité dans le cycle de vie des travailleurs informels -qui passent d un travail formel à l informalité en créant leur propre entreprise ou activité informelle- relativise le fait qu il y a un manque de capital, de savoir-faire et d expertise dans ce secteur (Lopez 1989).

Dans tous les cas, les entreprises informelles sont considérées comme appartenant à un secteur désavantagé dans le cadre d un marché du travail segmenté. Les raisons de cette segmentation résident dans le mode particulier de développement et les caractéristiques

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structurelles de ces économies. Tokman (1982) constate qu en Amérique latine, un grand pourcentage de la main-d uvre travaille dans des activités informelles faiblement productives concentrées dans le secteur tertiaire. Par contre, aux Etats-Unis, le travail informel se concentre dans l industrie et le différentiel de productivité existant disparaît entre 1870 et 1920. Ce différentiel s explique, en premier lieu, à l industrialisation tardive des ces pays qui ont profité de technologies déjà existantes affectant la capacité de l industrie à créer des emplois. Ce facteur s ajoute au surplus de main-d uvre et à l inégale distribution de la richesse qui empêche les individus de se doter d un capital leur permettant de se consacrer à des activités plus productives. De cette manière s explique la multiplicité de formes de travail atypiques, ne respectant que partiellement la loi, marginales, peu productives et sans liaison dynamique avec le secteur moderne. Notons que la coupure entre deux secteurs n est pas si nette et il est donc préférable de se référer à un continuum entre le formel et l informel (Tokman 1991).

Sous cette approche, une correspondance est établie entre les formes productives et le type d emplois. Ainsi, les auto-employés en excluant les professions libérales et les techniciens -, les travailleurs familiaux non rémunérés et les travailleurs domestiques, font partie du secteur informel. Rakowsky (1994) identifie deux strates au sein de ce dernier : d une part, les stratégies de survie mises en uvre par les pauvres permanents, d autre part, celles qui viennent d individus touchés transitoirement par la pauvreté. Une troisième catégorie, contenant une minorité des informels, est aussi prise en compte : elle correspond aux activités ayant un certain potentiel de croissance. Les premières catégories concernent donc des travailleurs marginaux ayant généralement moins d expérience, une moindre formation (pour la plupart acquise en dehors du système formel d éducation) et ne disposant d aucun capital.

L approche du BIT a évolué dans le temps, passant de l image d un secteur informel à celle d une économie informelle. Hussmans (2004) retrace les changements intervenus dans le temps. Dans le but d inclure le secteur informel dans les statistiques nationales, la 15e Conférence Internationale des Statisticiens du Travail (CIST) construit, en 1993, une définition fondée exclusivement sur les caractéristiques des entreprises. Cela posait des problèmes en termes de repérage statistique de personnes ne se considérant pas comme employées ou étant à la limite entre l emploi subordonné et le travail indépendant et de celles qui subissaient un processus d informalisation par le biais de formes de travail atypiques ou

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précaires. Pour ces raisons la définition va être élargie et se référer non seulement à un secteur, mais aussi à l économie informelle comprise en fonction du non respect des dispositions légales. La 17e CIST va donc définir l informalité à la fois selon les caractéristiques des unités de production, mais aussi selon ces des postes de travail.

Par ce biais, l interprétation donnée du phénomène devient plus ample car elle ne circonscrit pas l informalité à un type de production marginale, au contraire, même au sein des formes de production formelles, il peut avoir des figures considérées comme informelles. Nous avons vu que, dans l approche légaliste, les institutions et les normes sont à la base de l émergence de l informalité, au contraire, dans les premiers travaux du BIT/PREALC elles exercent une certaine influence mais ne sont pas une cause centrale. Le fait de négliger l impact des institutions pouvait en effet avoir des conséquences sur la mesure du phénomène, conduisant à une mauvaise estimation de la quantité « d informels » dans l économie, en raison de l absence de prise en compte du respect du droit du travail ou du paiement des cotisations à la sécurité sociale (Florez 2002). Les changements mentionnés au sein du BIT permettent de rapprocher cette analyse de celle que nous présentons par la suite.

En opposition avec l interprétation précédente (vision initiale du BIT), pour qui l informalité résulte d une absence d absorption du surplus de main-d uvre, l approche structuraliste considère, au contraire, que cette absorption a bien lieu, mais par le biais de relations informelles de travail. L informalité ne constitue pas des activités effectuées par un segment de la société, comme de Soto les présente. Il ne s agit pas non plus des caractéristiques d un type de production particulier (production à petite échelle), ni d une forme différente de décrire la pauvreté comme dans les analyses du BIT/PREALC116. Cette analyse considère l existence d une structure duale de l économie, et elle met en relief l imbrication des formes de production formelles et informelles. En ce sens, cette approche considère l économie informelle comme « un élément consubstantiel du système capitaliste, elle ne fait pas partie des résidus précapitalistes qui sont censés être intégrés à ce dernier, ni constitue non plus une zone de sous-développement destinée à disparaître »117. D une part, il y a un rejet d une approche linéaire du processus de développement, où la modernisation

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Dans cette approche, l Etat détient un rôle clé, non pas dans le sens de de Soto, mais parce que c est à travers la régulation que l informalité est définie : « L économie informelle n est pas un état de fait individuel mais un processus de génération de revenu avec une particularité : il n est pas régulé par les institutions de la société, dans un contexte légal et économique où d autres activités similaires le sont ». Castells et Portes (1989), p. 12. 117

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conduirait à la dissolution de formes de production traditionnelles. D autre part, une grande importance est donnée à la forme prise par le système capitaliste dans les pays en développement, où se créent des formes de production particulières qui s articulent entre elles du point de vue économique, mais aussi à travers les formes de mise au travail.

En conséquence, l approche structuraliste cherche à rendre compte de la complexité de ces économies caractérisées par les liaisons entre deux secteurs trop souvent opposés. Dans le cas du marché du travail, les travailleurs, avec des niveaux différents de rémunération, stabilité et protection, se situeraient le long d un continuum entre le formel et l informel, dans lequel coexistent différentes catégories : en premier lieu, les individus qui travaillent dans l informalité pour survivre, tels que les travailleurs auto-employés, les travailleurs domestiques, et ceux qui travaillent au sein de leur famille sans être rémunérés ; ensuite, les salariés informels travaillant pour une entreprise formelle ou informelle ; puis les propriétaires d une micro-entreprise informelle. Au-dessus de ces trois catégories se trouveraient les travailleurs formels (Florez, 2002). La mobilité d un statut à l autre s établit selon les relations fonctionnelles entre les formes de production formelles et informelles118. De ce fait, l informalité est une forme spécifique de relation de production qui concerne toute la structure sociale et où l on repère une forte articulation entre ces deux pôles (Castells et Portes, 1989).

La relation fonctionnelle entre les deux secteurs permet aux entreprises de ne pas subir les conséquences de la mise en place de normes contraignantes, de diminuer leurs coûts de production en informalisant leurs relations de production : soit elles opèrent des pratiques illégales d embauche, soit elles sous-traitent une partie de leur production à des petites entreprises informelles (Rakowsky 1994). Il est également possible par ce biais d externaliser les aléas de la demande. En cas de récession, les pertes seront en partie reportées vers les sous-traitants. Toutefois, cette stratégie peut avoir des effets sur la productivité des entreprises sur le long terme, car elle ne fait que reporter à une date ultérieure l automatisation de la production. La recherche d une production à moindre coût peut représenter des gains à court terme, mais pérennise de faibles taux de productivité par la faible utilisation de technologie.

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D autres facteurs interviennent également comme le cycle économique, le respect de la législation en place, le rapport de force entre le capital et le travail.

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On retrouve donc ces relations dans les entreprises soumises à de grandes fluctuations de la demande et où les besoins en main-d uvre peu qualifiée sont importants, ce qui