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Facteurs liés à la réforme ou innovation

Chapitre 4 : Données de terrain

A) Facteurs liés à la réforme ou innovation

La condition de problème préexistant identifiée par les praticiens ne se retrouve pas véritablement sur le terrain observé. Aucun praticien interrogé ne nous a fait part de son impression qu’une situation antérieure appelait à leur sens une réponse. Le problème identifié par les réformateurs, soit la surpopulation carcérale, n’était pas évident localement avant la réforme, des procédures de transfèrement ou de redistribution des PPSMJ ayant été mises en place. Le taux d’aménagement de peine avait de plus suivi une courbe croissante depuis les réformes mises en place antérieurement, et particulièrement la loi pénitentiaire et avait atteint un niveau optimal compte tenu des possibilités objectives locales en termes de préparation de la sortie, de suivi, ainsi que de places disponibles en SL et PE. Les praticiens du judiciaire ont certes évoqué, au cours des échanges, que la préparation de la sortie était en réalité purement administrative et fort peu substantielle, du moins dans le cadre de la LSC, toutefois ils semblaient reprocher à la procédure de LSC elle-même d’être à la source de cette difficulté et imaginaient que les procédures de droit commun, plus substantielles, auraient permis de la résoudre. L’approche sur mesure de la « reentry » n’était donc plus envisagée comme une possibilité par les praticiens, sauf dans le cas du PE. Si, nous y reviendrons, il existe un authentique problème de préparation substantielle du retour des personnes détenues à la vie libre (reentry : §-3), pour autant, ce n’est pas authentiquement cette difficulté qui est perçue, que ce soit par les réformateurs, qui l’envisagent uniquement sous l’angle des aménagements de peine, ou par les praticiens.

La condition de nouveauté véritable apportée par la réforme est bien évidemment absente et

l’ensemble des praticiens en est conscient. La LSC constitue, nous l’avons vu, la troisième tentative (après la NPAP, puis la PSAP et la SEFIP) de régler sans succès la question de la reentry et, de plus en plus de la surpopulation, par le biais de l’inscription administrative des condamnés dans une mesure

d’aménagement de peine, ce dont la plupart des praticiens ont le souvenir. En outre, sur le plan processuel, et l’une des JAP revenant sur le terrain après la juridictionnalisation s’en souvenait encore, tout comme quelques praticiens plus anciens, la LSC ressemble fortement à la procédure qui existait naguère, avant ladite juridictionnalisation (H-Evans, 1994), si ce n’est quelques rappels très superficiels du procès équitable ( : ordonnance motivée et appel). Surtout, la solution trouvée à la difficulté qui préoccupe principalement le législateur, soit la surpopulation et consistant à miser sur les aménagements de peine, n’est en tant que telle nullement nouvelle, puisqu’elle n’a cessé d’être utilisée par les gouvernements qui se sont succédé depuis 2004, et particulièrement avec les lois des deux camps politiques opposés, en 2009, puis 2014. Nos interviews des condamnés confirment au demeurant qu’eux non plus ne perçoivent absolument pas la nouveauté, ni d’ailleurs la différence avec les aménagements de droit commun. Dans la quasi-totalité des cas notre équipe a dû expliquer, et parfois longuement, aux condamnés ce qu’était la LSC que la CAP venait de traiter les concernant.

La réforme doit également apporter un changement perceptible et observable. Au-delà du caractère obligatoire des procédures et de leur déroulement en CAP, des critères d’éligibilité, ainsi que de la pression exercée, notamment au travers de la Circulaire et de la Note de Cadrage précitées de décembre 2014, les praticiens ne notent pas plus que les chercheurs de changement perceptible et observable. Les personnes éligibles à la LSC n’obtiennent pas d’aménagement de peine, dans la plupart des situations, au-delà de situations exceptionnelles et au demeurant souvent en lien avec un aménagement de peine de droit commun préparé en amont. Dans les quatre ressorts, il est vrai, les populations détenues sont suffisamment gérables pour que les aménagements de peine de droit commun aient pu fonctionner.

« Euh je suis pas particulièrement pour, euh je fais rien du tout pour favoriser la libération sous contrainte dans la mesure où ça fonctionnait dans le cadre des aménagements de peine. » (JAP 1)

Nous avons vu que pour être implémentée, une réforme ou innovation doit avoir une théorie causale

et un « fondement » clair, cohérent, et non ambigu. En vertu de ce principe, l’innovation doit reposer

sur une analyse théorique solide, pouvoir être défendue en termes scientifiques et justifier de ce qu’il est rationnel de considérer qu’elle représente la solution au problème sus- évoqué. Transposé dans le domaine des réformes législatives dans le champ pénal, ceci renvoie à la nécessité d’avoir un raisonnement criminologique convaincant, ainsi sans doute également qu’un raisonnement et une assise juridique pertinents. La théorie causale sous-tendant la LSC est que l’aménagement de peine serait plus efficace qu’une sortie sèche et qu’il serait au surplus la solution tant à la récidive et à la réinsertion qu’à la surpopulation. Notons, en premier lieu, la confusion des objectifs ou plus exactement leurs niveaux de visibilité distincts. Officiellement, il est question de réinsertion ; très visible toutefois sous la surface, mais non exprimé, il s’agit principalement, voire exclusivement, de libérer des places dans les établissements pénitentiaires. Quant à la dimension d’efficacité criminologique, nous avons vu supra dans notre partie théorique relative à la reentry et aux courtes peines, que peu de certitudes existent en réalité en la matière. Surtout, telle qu’elle est conçue, soit en visant à supprimer précisément ce qui fait d’ordinaire le succès éventuel des aménagements de peine, i.e., notamment, la préparation, l’investissement, la projection dans

162 l’avenir, le soutien de divers acteurs et des proches, ainsi que l’autodétermination au travers du dépôt d‘une requête et du respect des principes processuels LJ-PJ-TJ, la LSC est vaine. Les praticiens en sont hélas parfaitement conscients. Ils ressentent une perte de sens, laquelle est palpable dans leurs propos :

« je ne traite que des stats et du chiffre… » (JAP 1)

« A un moment donné vous leur dites non sur la libération sous contrainte puis le mois suivant vous passez en débat, le truc qui n’a aucun sens, voilà. Ou l’inverse d’ailleurs. » (JAP 3)

Le manque de croyance dans le sens de cette procédure se sent également dans le comportement des praticiens. Ainsi, par exemple, le JAP 1 avait-il renoncé à lire les rapports des SPIP avant les séances LSC, non seulement parce qu’ils arrivaient trop tard, mais également parce les dossiers étaient vides de tout contenu. Ainsi le JAP 3 avait-il renoncé, après que nous ayons stoppé la randomisation et qu’il ait pu arrêter d’entendre le moindre condamné, à prendre les avis de tous les membres de la CAP et ceux-ci avaient tout aussi spontanément cessé de l’exprimer, dans une forme de commun accord par le vide. En pratique, seule une personne faisant état d’un élément négatif s’exprimait, élément entraînant immédiatement une décision négative de la part du JAP rendue sur le champ ; le temps consacré à chaque dossier étant ainsi réduit à une trentaine de secondes.

Sur le plan juridique, en outre, nous avons vu que rédigée rapidement et examinée en une seule lecture, la loi de 2014 comportait un certain nombre de lacunes et incertitudes. Nous avons également vu que les textes se contredisaient, avec, d’une part, un message ambigu et des normes législatives et même décrétales incomplètes, et, d’autre part, une Circulaire et Note de Cadrage tentant d’imposer des interprétations non contenues dans les sources normatives.

En revanche, l’évaluation de la réforme a bien été, si l’on ose dire, réalisée, avec un rapport public programmé par le ministère de la justice dans des conditions hélas d’une extrême rapidité (ordre de mission le 20 mai 2016 et rapport communiqué au ministre de la justice en juillet, rendu public quelques mois plus tard : Delbos, 2016). Toutefois, selon une tradition française classique, non rédigé par des chercheurs recourant à une méthodologie d’évaluation reconnue, et ne s’appuyant sur aucune théorie particulière, elle n’a pas permis d’explorer la complexité du problème. En particulier, comme hélas parfois chez certains chercheurs, ce rapport s’est borné à conclure à une quelconque mauvaise volonté a priori des magistrats, sans en analyser les raisons objectives. En outre les auteurs se sont plaints à plusieurs reprises dans leur rapport du manque de statistiques fiables – soit le premier degré, très insuffisant d’appréhension d’un sujet – relatives à ces questions. Tout au plus la lettre de mission les saisissant faisait-elle état d’une baisse de plus de 9% du nombre de personnes en aménagement de peine entre le 1er décembre 2015 et le 1er décembre 2015. Ce résultat ne nous surprend au demeurant pas tant la LSC constitue à cet égard un échec, mais impacte aussi négativement sur les DC, comme nous le verrons infra. La lecture du rapport suscite également un malaise en ce qu’elle révèle de présupposé que la réforme dont la mise en œuvre est contrôlée est nécessairement vertueuse ; un risque toujours présent dans les analyses de l’implémentation, nous l’avons vu, mais un risque que les chercheurs ne sauraient prendre, dès lors qu’ils s’appuient sur un ensemble théorique suffisant. L’évaluation tant de la LSC que, au demeurant, de la contrainte pénale,

également au cœur de la loi du 15 août 2014 et dont il était question dans le rapport Delbos, a fort heureusement été rendue possible par les financements proposés par la Mission Droit et Justice (v. le projet de recherche de Vigour, Perrocheau, Leturmy, Mouhanna et Giudicelli). C’est également dans ce cadre que notre propre évaluation de la LSC a pu être réalisée. Elle n’a hélas pas débouché sur un constat d’efficacité de la LSC, bien au contraire.

La condition d’alignement moral de la réforme avec les valeurs professionnelles des praticiens est sans doute celle qui est la moins remplie de toutes les conditions de l’implémentation. En effet, la LSC, comme au demeurant les procédures dites « simplifiées » antérieurement tentées par le législateur, s’opposent à la culture professionnelle des praticiens, et notamment, mais point seulement, ceux du judiciaire. Elle s’oppose tout d’abord à leur culture de la substance des mesures. Les praticiens voient les aménagements de peine comme étant des mesures qui nécessitent un investissement et un projet et des partenaires extérieurs, même s’ils ont intégré la loi de 2009 et admettent depuis lors sans difficultés des projets relativement peu solides (simple recherche d’emploi, soins non spécifiés…) ou affectés d’une dose d’incertitude (logement, risque de récidive…). Tant leurs propos que leur comportement (avis des praticiens en CAP et motivations des JAP) s’opposent à donner gratuitement les aménagements de peine sans que l’intéressé ait réalisé la moindre démarche et n’ait la moindre idée de ce qui l’attend à l’extérieur. Comme nous l’avions montré dans une recherche précédente sur les JAP (H-Evans, 2013 c), ces praticiens veulent que les aménagements de peine aient « du sens ». La LSC ressemble à une coquille vide dépourvue de ce qui fait le sens même de ces aménagements. Une exception, toutefois, concernant les JAP du Site 2 : pour ce qui les concerne, la LSC, sans être plébiscitée, a pu, durant la première année de mise en œuvre être perçue comme « rendant des services » ; toutefois sa pertinence n’y était plus reconnue dès la seconde année de notre recherche. De leur côté, les agents de probation, quand bien même, ces dernières années, leur travail est devenu en grande partie administratif et juridique, demeurent toutefois persuadés que le cœur de leur métier est tout de même l’accompagnement des personnes condamnées et leur réinsertion, y compris chez la majorité de ceux qui ne proviennent pas du corps des assistantes sociales (de Larminat, 2012 ; Bouagga, 2014).

La LSC va également à l’encontre des signes forts de la légitimité de la justice du modèle LJ-PJ-TJ, et, quand bien même certains des JAP pressés ont-ils décidé de ne plus entendre aucun condamné à partir du moment où nous avons cessé la randomisation, ce n’est pas par adhésion à un modèle processuel purement écrit, mais par pures considérations managériales, d’autant plus fortes, qu’ils ne croient pas à la pertinence de la LSC, laquelle ne survit que par obligation légale. Les praticiens sont tous persuadés de la supériorité intrinsèque du modèle LJ-PJ-TJ et de la nécessité d’entendre les personnes condamnées, de disposer d’un dossier comportant des pièces et des faits au moins modérément avérés, et de prendre un temps minimum pour peser et analyser leurs différents composants. Liée à la question de l’alignement moral est le facteur de motivation pure et simple

Comme l’ont naguère souligné Sabatier et Mazmenian (1979 : 489) : « en pratique il n’existe souvent guère d’autre choix que d’assigner la mise en œuvre à des institutions qui sont hostiles ou dont le personnel a d’autres préoccupations ou choses à faire ». Ceci constitue d’après ces auteurs « la cause majeure de « la correspondance sous-optimale entre les résultats des réformes et leurs objectifs législatifs ».

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