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CHAPITRE 1 La traite d’hier à aujourd’hui : les origines complexes et l’évolution juridique

2.1 Les années 1950 à 1975 : Naissance de l’industrie contemporaine du sexe

2.1.1 Exploitation sexuelle et conflits armés

Le militarisme en sol étranger marque toujours une augmentation de la prostitution et de la traite des femmes et des jeunes filles aux alentours des bases militaires135. En fait,

l’occupation de territoires avec l’instauration de bases militaires crée des conditions propices à l’exploitation sexuelle et la traite des personnes.

Au XXe siècle, les conflits armés et les occupations militaires ont provoqué un développement important de l’industrie du sexe en institutionnalisant les bordels militaires.

133 Sevgi O. ARAL et John M. DOUGLAS,JR. (dir.), Behavioral Interventions for Prevention and Control of

Sexually Transmitted Diseases, Springer, New York, 2008, p. 7.

134 Louis-David RENAUD, « Militarisme et droit des femmes », Association québécoise des organismes de

coopération internationale (2 avril 2015), en ligne : <http://www.aqoci.qc.ca/?Militarisme-et-droit-des-

femmes>.

En Europe, les nazis ont créé de nombreux bordels sur l’ensemble des territoires sous occupation lors de la Seconde Guerre mondiale. Érigés par l’administration militaire allemande dans le but de satisfaire les envies sexuelles des troupes et de réglementer les relations sexuelles entre l’occupant et la population civile féminine tout en maintenant un contrôle hygiénique sur l’activité prostitutionnelle, les bordels allemands étaient réservés pour les soldats de la Wehrmacht (l’Armée de défense du 3e Reich). Des professionnelles

(femmes s’adonnant déjà à la prostitution avant la guerre) et des femmes forcées de se prostituer (majoritairement juives) se retrouvaient captives dans ces bordels. En France, appuyé par le régime de Vichy, le réseau de maisons closes de la Wehrmacht se développa rapidement, accueillant en moyenne 8000 clients par mois pour les bordels allemands à Angers entre février 1941 et février 1942 et 5000 clients par mois à Tours entre septembre 1941 et août 1942136, pour ne nommer que ceux-ci.

Le système des bordels militaires étant fréquent dans tous les pays en guerre, en Asie, le Japon avait aussi instauré un système prostitutionnel au cours de la Seconde guerre mondiale, organisant l’enlèvement et la déportation de plusieurs femmes provenant de pays voisins qui allaient devenir des « femmes de réconfort » pour les soldats de l’armée japonaise. De 1935 à 1945, entre 100 000 et 200 000 femmes coréennes auraient été incarcérées dans les « bordels de réconfort » par l’armée japonaise137.

Malgré l’instauration de bordels « militaires » lors de la Seconde guerre mondiale, le boom de l’exploitation sexuelle contemporaine telle qu’on la connaît aujourd’hui fut propulsé par les guerres sur le continent asiatique et le stationnement des troupes occidentales sur ce continent au cours de la Guerre froide (fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la chute du mur de Berlin, 1945-1989). En fait, les occupations militaires sur le continent

136 Insa MEINEN, Wehrmacht et prostitution sous l’Occupation (1940-1945), Paris, PAYOT, 2006, p. 314. 137 Richard POULIN, Prostitution, la mondialisation incarnée: points de vue du Sud, Syllepse, Paris, Louvain-

asiatique permirent « l’établissement de l’infrastructure nécessaire au développement du tourisme sexuel d’aujourd’hui »138.

Lors de la guerre de Corée (1950-1953), on comptait un afflux annuel de 30 000 prostituées dans les camps situés à proximité des bases militaires américaines dans le sud du pays, communément appelés les « gijichon »139. À l’issue de la guerre, l’industrie du sexe étant

bien établie, la Corée du Sud allait devenir une destination de tourisme sexuel prisée. En 2003, les statistiques gouvernementales estimaient à 22 milliards les revenus de l’industrie du sexe en Corée, soit 5% du PIB du pays, impliquant près de 260 000 femmes sud- coréennes et près de 240 000 escortes140.

Lors de la guerre du Vietnam (1954-1975)141, les territoires stratégiques sur lesquels des

bases militaires furent établies firent exploser le nombre de « bordels militaires » environnant et l’esclavage sexuel. D’abord, la Thaïlande, territoire prisé des soldats américains combattant au Vietnam dès 1964 venant s’y reposer, créa les « Rest and Recreation Facilities » pour divertir les 50 000 soldats américains basés sur son territoire

138 Richard POULIN, « Le système de la prostitution militaire en Corée du Sud, en Thaïlande et aux

Philippines », (2006) 15-1 Bull. Hist. Polit. 81, 81.

139 Robert M. BUFFINGTON, Eithne LUIBHÉID et Donna J. GUY, A Global History of Sexuality: The Modern

Era, John Wiley & Sons, 2013, chapt. 2.

140 Id.

141 Après plusieurs années d’occupation française en Indochine, les accords de Genève de 1954 mirent un

terme à la guerre d’Indochine et le Viêt Nam (aujourd’hui, Vietnam) obtint son indépendance. Cet accord conclu entre la République française et la République démocratique du Viêt Nam, prévoyait le partage du territoire en deux zones; le Viêt Nam du Nord dirigé par Ho Chi Minh et le Viêt Nam du Sud, en attendant les élections générales, prévues en 1956. Au lieu d’unifier les deux Viêt Nam, les tensions s’exacerbent et une guerre éclate de 1955 à 1975, opposant la République démocratique du Viêt Nam (le Nord, dont la capitale est Hanoi), communiste, dirigée par Ho Chi Minh et soutenue par le bloc de l’Est à la République du Viêt Nam (le sud, dont la capitale est Saigon) soutenue par les États-Unis et plusieurs alliés. Les combats entre les Viêt-Cong et l’armée sud-vietnamienne prennent fin avec la prise de la capitale Saigon par les Viêt- Cong le 30 avril 1975. Le gouvernement communiste s’empare du Sud-Vietnam, proclamant l’union nationale et mettant fin à la guerre du Vietnam.

et les 70 000 autres venant occasionnellement à Bangkok pour se détendre142. Malgré les

lois du code pénal Thaï criminalisant l’achat de services sexuels, l’armée américaine a passé un accord avec le gouvernement Thaï pour la construction de complexes récréatifs bordeliers à Pattaya et à Bangkok dès 1967, générant des revenus estimés à 5 millions de dollars la même année, augmentant jusqu’à 20 millions de dollars en 1970143. Cette loi

(Entertainment Places Act) institua aussi la pratique de la tolérance policière à l’égard de la prostitution militaire dans le pays. C’est ainsi que la présence militaire américaine a contribué au développement de la prostitution de masse en Thaïlande, influençant dramatiquement le nombre de prostituées et l’établissement d’institutions vouées à l’exploitation sexuelle dans les années 1960-1970. Alors qu’en 1957 on estimait à environ 20 000 le nombre de prostituées dans le pays, en 1964, on en comptait 400 000, puis en 1981 de 500 000 à 700 000144. Plus récemment, après la Guerre du Golfe (1990-1991) le

Pentagone envoya ses troupes en Thaïlande pour y prendre du « bon temps » dans les « Rest and Recreation facilities »145.

Les Philippines, hôtes des deux plus grandes bases militaires américaines de l’Asie du Pacifique, accueillirent aussi des troupes américaines destinées à combattre au Vietnam dès 1964. Parallèlement à ce grand déploiement militaire, certaines communautés locales sont devenues de véritables havres de repos et de divertissement pour les soldats, appelés les « Rest and Recreation Areas » où l’on trouvait de nombreux bordels et lieux de prostitution. Les villes de Angeles City, près de la base militaire américaine Clark Air Force et Olongapo City près de la Subic Naval Base en sont deux exemples. Après la guerre du Vietnam - qui prit fin en 1975 - la prostitution en marge des bases militaires américaines perdura aux Philippines jusqu’à leur fermeture en 1992. À ce moment, on estimait à 300

142 Briavel HOLCOMB et Meredeth TURSHEN, Women’s Lives and Public Policy: The International

Experience, coll. Contributions in Women’s Studies, Praeger, 1993, p. 134.

143 ASIA WATCH COMMITTEE, Dorothy Q. THOMAS et Sidney JONES, A Modern Form of Slavery, Human

Rights Watch, 1994, p. 24-27.

144 B. HOLCOMB et M. TURSHEN, préc., note 142, p. 134. 145 R. POULIN, préc., note 137, p. 20.

000 le nombre de prostituées aux Philippines dont le tiers était âgé de moins de 18 ans146.

Avec la main-d’œuvre vouée au commerce du sexe engendrée par la présence des militaires aux Philippines, le pays s’est rapidement imposé dans les années 1990 comme l’une des plus importantes destinations pour le tourisme sexuel. Ainsi, les guerres et le stationnement de troupes militaires occidentales en Asie du Sud-Est ont créé les infrastructures nécessaires à l’exploitation sexuelle à grande échelle dans cette région du globe.

Après les guerres de Corée et du Vietnam, plusieurs gouvernements profiteront d’importantes retombées financières liées au développement de l’industrie du tourisme sexuel et de nombreuses organisations criminelles en profiteront pour accroître leurs activités liées à la traite des personnes aux fins d’exploitation sexuelle.

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