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La distinction entre les infractions de proxénétisme et de traite des personnes

CHAPITRE 5 L’INCRIMINATION DE L’INFRACTION DE « TRAITE DES

5.5 Lien inhérent entre la prostitution et la traite des personnes à des fins d’exploitation

5.5.3 La distinction entre les infractions de proxénétisme et de traite des personnes

Les problématiques de prostitution et de traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle sont intimement liées. Mais bien qu’elles puissent porter à confusion, il est important de distinguer l’une de l’autre, puisque les sanctions pénales encourues et le traitement réservé aux victimes ne seront pas les mêmes selon l’infraction perpétrée.

D’abord, le proxénétisme défini à l’article 286.3(1) du Code criminel s’entend de :

« Quiconque amène une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution ou, en vue de faciliter une infraction visée au paragraphe 286.1(1), recrute, détient, cache ou héberge une personne qui offre ou rend de tels services moyennant rétribution, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une telle personnes »389.

Alors que l’infraction de traite des personnes de l’article 279.01(1) vise : « Quiconque recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache ou héberge une personne, ou exerce un

388 Id., art. 19.

contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne, en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation »390.

L’infraction concernant le proxénétisme vise l’interdiction de tout comportement visant à amener des personnes à se prostituer. Ce qui distingue le proxénétisme de l’infraction concernant l’avantage matériel (286.2) est le niveau de participation dans la prostitution d’autrui. En fait, la nouvelle infraction portant sur le proxénétisme créée par la Loi sur la

protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation « exige une

participation active en ce qui a trait à la prestation de services sexuels d’autrui ; alors qu’une participation passive est suffisante pour établir la perpétration de l’infraction concernant l’avantage matériel »391. Ainsi, une personne accusée de proxénétisme pourrait

aussi être accusée d’avoir commis l’infraction concernant l’avantage matériel, alors qu’une personne qui tire un avantage matériel de la prostitution ne sera pas nécessairement accusée de proxénétisme. La différence réside donc dans le degré de participation de l’accusé dans la perpétration de la prostitution d’autrui, d’où l’imposition de peines plus sévères dans les cas de proxénétisme.

Suivant une logique similaire, l’infraction de traite des personnes sera jugée plus sévèrement que l’infraction relative au proxénétisme. En fait, les infractions relatives à la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle sont réputées être plus violentes que celle de proxénétisme, d’où l’imposition de sanctions plus sévères. On parle d’une peine maximale de quatorze ans dans tous les cas de proxénétisme avec une peine minimale obligatoire de cinq ans dans les cas où une personne mineure aurait été amenée à se prostituer392 ; tandis que la peine maximale prévue pour quiconque étant déclaré coupable

de traite des personnes est l’emprisonnement à perpétuité, la peine minimale variant de quatre à cinq ans dépendamment des circonstances et de l’âge de la victime393.

390 Id., art. 279.01(1).

391 GOUVERNEMENT DU CANADA, préc., note 366, p. 10. 392 Code criminel, préc., note 305, art. 286.3.

Le proxénétisme est le fait d’« amener » une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution. Dans ce cas-ci, l’élément de persuasion n’implique pas nécessairement l’utilisation de la coercition. Ce qui distingue l’infraction de traite des personnes de l’infraction de proxénétisme est essentiellement l’élément de contrainte. En fait, l’infraction de traite des personnes repose sur la contrainte (la coercition) sous-jacente à l’exploitation. Rappelons-nous que l’exploitation ou l’intention d’exploiter constituent l’élément moral à prouver pour condamner quiconque étant accusé de traite des personnes. C’est cet élément qui distingue l’infraction de traite des personnes de celle de proxénétisme. En somme, l’infraction de proxénétisme implique de « convaincre » une personne de se prostituer moyennant rétribution, alors que la traite des personnes implique de « contraindre » une victime à se prostituer afin de l’exploiter. On reconnaît qu’il y a un certain chevauchement entre ces deux infractions, d’où l’importance du travail d’interprétation des Cours de justice.

Pour résumer notre analyse de l’exploitation faite à la section 5.2.2.2 du présent chapitre, le Code criminel définit l’exploitation en termes assez souples à son article 279.04. Bien qu’un certain nombre de comportements (tels la menace, la contrainte, le recours à la tromperie, l’abus de pouvoir ou de confiance) peuvent aider les tribunaux à établir si une personne en exploite une autre, l’exploitation sera établie dès qu’il sera démontré que la victime fut amenée à fournir ses services (dans ce cas-ci, sexuels) sous la contrainte ou croyant qu’un refus de sa part de fournir ses services sexuels mettrait en danger sa sécurité mentale ou physique ou celle d’une personne qu’elle connaît. Prenant en compte la possibilité que la victime ait été contrainte à fournir des services sexuels grâce à la manipulation sans coercition physique, l’exploitation pourrait être établie s’il est possible d’affirmer que dans les circonstances, une personne raisonnable placée dans la situation de la victime aurait eu une telle crainte. Il s’agit du critère de la crainte raisonnable. Bref, une victime de la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle sera non seulement amenée à se prostituer (comme dans le cas du proxénétisme), mais elle sera contrainte de le faire, soit par les menaces ou tout autre moyen de coercition, ou encore par la

manipulation et le contrôle qui « renvoie à un comportement envahissant qui laisse peu de choix à la personne contrôlée »394.

Puisque l’accusation de traite des personnes est relativement récente, peu de jurisprudence existe pour guider les enquêtes et les procureurs en la matière395. De plus, les similarités

entre les infractions de proxénétisme et de traite des personnes ainsi que la commission de diverses infractions d’ordre sexuel et contre la personne qui viennent s’y ajouter compliquent la tâche. Un rapport du Service du renseignement criminel du Québec (SRCQ) en témoigne :

« Un examen des dossiers judiciaires de proxénétisme démontre qu’ils varient considérablement en fonction des particularités de chaque dossier. Le tiers des accusations de proxénétisme sont accompagnées d’autres charges à l’endroit du proxénète, dont la majorité sont des voies de fait, menaces, séquestration et enlèvement. Ainsi, à première vue, ces cas présentent les éléments définis par le Code criminel dans l’infraction de traite de personnes. Cependant, il faut considérer que chaque cas d’exploitation sexuelle est unique, et que le fait de retrouver des actes de menace et de violence dans un dossier de proxénétisme n’est pas suffisant pour affirmer qu’il s’agit de traite de personnes. Toutefois, il importe de porter des accusations en matière de traite de personnes quand les éléments constitutifs de l’infraction le permettent »396.

Les infractions de proxénétisme et de traite des personnes peuvent donc porter à confusion. Bien que la contrainte sous-jacente à l’exploitation constitue essentiellement le critère

394 Voir Urizar c. R., préc., note 314, par. 75.

395 Le seul document que nous ayons trouvé comportant une petite section relative au dépôt d’une accusation

relative à l’infraction de traite des personnes est le Guide sur la traite des personnes à l’usage des praticiens de la justice, élaboré par le Gouvernement du Canada. Celui-ci indique que « les accusations sont déposées compte tenu des éléments de preuves propres à chaque cas ». Voir GROUPE DE TRAVAIL FÉDÉRAL- PROVINCIAL-TERRITORIAL SUR LA TRAITE DES PERSONNES, préc., note 302, p. 46.

396 SERVICE DU RENSEIGNEMENT CRIMINEL, Portrait provincial du proxénétisme et de la traite de personnes,

Québec, 2013, p. 6, en ligne :

<https://www.securitepublique.gouv.qc.ca/fileadmin/Documents/police/publications/lutte_crime_organise/ portrait_proxenetisme_traite_personnes.pdf>.

différenciant les deux infractions, les avocats doivent analyser chaque situation au cas par cas pour déterminer de quelle infraction il s’agit.

Avec la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, le Canada adopte une approche législative reconnaissant la prostitution comme une forme d’exploitation sexuelle et s’attaque pour la première fois à ceux qui en créent la demande ; les clients. Cette loi pénalise aussi les proxénètes et les entreprises qui tirent un profit économique de la prostitution d’autrui ainsi que toute publicité de services sexuels. Elle accorde toutefois une immunité aux personnes prostituées en matière de poursuites pénales de manière à encourager le signalement des cas de violence et l’abandon de la prostitution. Avec l’adoption de cette loi, le Canada a légiféré dans le but d’éliminer la prostitution et réaffirme sa volonté de criminaliser l’exploitation d’autrui, tout en décriminalisant les personnes prostituées, conformément à la logique néo-abolitionniste. Les modifications au

Code criminel apportées par cette loi contribuent à lutter contre la traite des personnes, car

elle s’attaque directement aux clients qui créent la demande pour les services sexuels ainsi qu’aux proxénètes et entreprises qui institutionnalisent l’exploitation sexuelle.

Bilan du chapitre 5

Après s’être engagé sur la scène internationale à combattre la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle, le Canada a créé plusieurs lois et dispositions pénales afin de respecter ses obligations. Après sa ratification de la Convention et du Protocole de Palerme, en mai 2002, le gouvernement canadien a rapidement créé de nouvelles infractions spécifiques à la traite des personnes en réponse à l’obligation d’incriminer les actes s’y rapportant. La première fut l’adoption de la section 118 de la LIPR entrée en vigueur en 2002 sur la traite transnationale des personnes. Pour la première fois, cette législation fit la distinction entre l’infraction de traite des personnes et celle du passage illégal de migrants au Canada. Puis, en 2005, le Canada ajouta à son Code criminel une nouvelle série d’infractions pénales liées à la traite de personnes applicables tant dans les cas de traite interne qu’internationale.

Les articles 279.01 (traite des personnes), 279.01(11) (traite de personnes âgées de moins de dix-huit ans), 279.02 (avantage matériel) et 279.03 (rétention ou destruction de documents) du Code criminel reprennent l’essentiel des éléments de la définition proposée par le Protocole de Palerme, mais aborde l’élément d’exploitation (central à l’infraction de traite des personnes) de manière différente. Au lieu d’inscrire une liste des actes constitutifs de l’exploitation, le Canada a préféré inclure à son Code criminel une définition de l’exploitation relative à la traite des personnes (article 279.04) dans laquelle il précise que l’établissement de l’exploitation ou de l’intention d’exploiter doit se faire au moyen d’un nouveau critère ; celui de la crainte raisonnable. Un certain flou juridique demeure quant à l’obligation internationale d’incriminer le fait de se rendre complice, d’organiser et de tenter de commettre un acte de traite, puisque ces actes ne font pas l’objet d’une interdiction explicite en droit canadien.

Quant à la traite des personnes mineures, elle fait l’objet d’un article distinct (279.011(1)), mais, étonnamment, cette infraction est assortie de peines très similaires à celles prévues pour l’infraction relative à la traite des personnes adultes : on y prévoit un minimum de 5 ans d’emprisonnement pour quiconque serait reconnu coupable de traite d’enfants et au maximum, l’emprisonnement à perpétuité, alors que l’article 279.01(1) prévoit une peine minimale de 4 ans d’emprisonnement avec une possibilité maximale d’emprisonnement à perpétuité dans le cas de la traite adulte.

Devant le développement fulgurant de l’industrie du voyage et avec lui, du tourisme sexuel, le législateur canadien n’a pas manqué de modifier son Code criminel pour y ajouter des dispositions permettant l’application extraterritoriale de plusieurs infractions d’ordre sexuel impliquant les enfants (article 7.4.1) afin de combattre le tourisme sexuel qui constitue une nouvelle branche de la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle. De plus, prenant en considération l’évolution et l’expansion de la traite des personnes à l’aire des nouvelles technologies de l’information, le gouvernement canadien a aussi ajouté de nouvelles infractions, notamment le leurre d’enfant par Internet (172)

ainsi que plusieurs infractions relatives à la production, l’accès et la vente en ligne de matériel pornographique impliquant les enfants.

Outre les dispositions spécifiques concernant la traite des personnes, nous avons noté que d’autres infractions du Code criminel peuvent être utilisées lors des poursuites judiciaires concernant la traite des personnes, notamment les infractions contre la personne, la corruption, le blanchiment d’argent, la participation à une organisation criminelle organisée, l’entrave au bon fonctionnement de la justice ou encore les infractions d’ordre sexuel.

Finalement, puisqu’il est impossible de parler de traite des personnes sans aborder le sujet de la prostitution qui y est intimement lié, nous avons analysé les récentes modifications du Code criminel apportées par la Loi sur la protection des collectivités et des personnes

victimes d’exploitation (projet de loi C-36) en 2014, en réponse aux conclusions de la Cour

suprême dans l’Arrêt Bedford de 2013. Cette nouvelle loi fut très importante dans le cadre de la lutte contre la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle puisqu’elle reconnait la prostitution comme une forme d’exploitation sexuelle et interdit pour la première fois en droit canadien l’achat de services sexuels (286.1) et la publicité de services sexuels (286.4), en plus de moderniser l’infraction relative à l’exploitation de la prostitution d’autrui par de tierces parties, telles les proxénètes (286.3) et les entreprises commerciales (286.2). Ces nouvelles infractions visent notamment à lutter contre la demande pour les services sexuels, mais aussi contre l’exploitation de la prostitution d’autrui et l’institutionnalisation de cette exploitation.

Réalisant qu’il est impossible de lutter contre la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle sans lutter contre la demande pour la prostitution, le Canada s’est appuyé en partie sur le modèle suédois pour formuler la Loi sur la protection des

collectivités et des personnes victimes d’exploitation, en espérant décourager quiconque de

se livrer à la prostitution et d’y participer dans le but ultime d’abolir cette forme d’exploitation. Ce faisant, le Canada adopte une position néo-abolitionniste et affirme fermement son intention d’en finir avec la prostitution et l’exploitation qu’elle sous-tend,

tout en accordant une immunité en matière de poursuites pénales aux personnes prostituées. Ces efforts concertés pour combattre la demande pour la prostitution et l’exploitation des personnes prostituées par de tierces parties devraient avoir un impact sur la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle.

L’incrimination de la traite des personnes et les infractions connexes analysées dans ce chapitre témoignent d’une réelle volonté politique du Canada de lutter contre le fléau de la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle. En s’appuyant sur le droit international en la matière, le Canada s’est doté d’un cadre juridique concernant la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle qui constitue une réponse appropriée et adéquate à ce fléau.

De plus, l’adoption de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes

d’exploitation de 2014 est venue renforcer l’arsenal juridique visant à lutter contre la traite

des personnes en criminalisant pour la première fois l’achat et la publicité de services sexuels, modernisant l’infraction de proxénétisme et le développement d’intérêts économiques à partir de l’exploitation d’autrui par la prostitution. Ce faisant, la loi s’attaque directement aux clients (à la demande), aux proxénètes ainsi qu’à l’institutionnalisation de l’exploitation sexuelle, sans toutefois criminaliser les personnes prostituées. L’objectif du législateur est donc d’abolir la prostitution, un pas important vers l’élimination de la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle.

À la lumière de notre analyse, nous pouvons affirmer que le Canada s’est acquitté de son obligation internationale de criminaliser la traite des personnes. Toutefois, nous avons noté une certaine confusion en ce qui a trait aux infractions de proxénétisme et de traite des personnes. Bien qu’il fût rapporté par le Service du renseignement criminel du Québec qu’il importe de porter des accusations en matière de traite quand les éléments constitutifs de l’infraction le permettent, la traite demeure une infraction relativement récente et peu de jurisprudence existe pour l’interpréter.

Répondant à l’obligation internationale d’incriminer la traite des personnes, conformément à l’article 5 du Protocole de Palerme, les démarches législatives entreprises par le gouvernement canadien depuis 2002 permettent aujourd’hui de lutter exhaustivement contre la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle au Canada. Dans le prochain chapitre, nous ferons un tour d’horizon des mesures et initiatives prises par le Gouvernement du Canada dans les domaines de l’application de la loi et de la protection des victimes pour lutter contre la traite des personnes sur son territoire, conformément aux standards internationaux établis par la Convention et le Protocole de Palerme.

CHAPITRE 6 – L’APPLICATION DE LA LOI ET LA

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