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CHAPITRE 1 La traite d’hier à aujourd’hui : les origines complexes et l’évolution juridique

1.4 L’Organisation des Nations Unies et le développement du droit international relatif à

1.4.3 Dissocier la traite des personnes de la prostitution : CEDEF et Beijing

Dans la seconde partie du XXe siècle, la traite des personnes aux fins d’exploitation sexuelle a graduellement été reconnue par les Nations Unies comme étant une forme moderne d’esclavage, de travail forcé, l’une des pires formesde travail des enfants et une violation des droits de l’homme. La majorité des victimes de la traite des personnes à des

90 Protocole de Palerme, Article 3(a) : « L’expression « traite de personnes » désigne le recrutement, le

transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes […] ».

fins d’exploitation sexuelle étant des femmes et des enfants, la traite fut aussi reconnue comme une forme de violence à leur égard.

Dans les années 1960-1970, un mouvement de « libération des femmes » remettant en question le rôle de la femme dans la société donne lieu à une véritable libération sexuelle. En plus de conduire à de nombreuses avancées pour les droits des femmes (notamment le droit à la contraception et à l’avortement), on assiste à plusieurs revendications concernant le « droit à la libre disposition de son corps ». Dès le début des années 1970, de nombreux groupes de travailleuses du sexe se regroupent pour revendiquer la dépénalisation de la prostitution. Refusant de s’identifier à des victimes, ces organisations militent pour la reconnaissance de la prostitution comme un métier, s’opposant ainsi aux organisations d’allégeance abolitionnistes percevant la prostitution sous toutes ses formes comme une entreprise d’exploitation de la femme. Dans la foulée de ce débat, certaines initiatives internationales prirent en considération les demandes des mouvements des travailleuses du sexe et nuancèrent la perspective abolitionniste de la Convention de 1949 afin de dissocier la prostitution forcée de la prostitution elle-même.

Encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de sexe, et militant pour l’égalité de droits des hommes et des femmes, les Nations Unies créèrent la Commission de la condition de la femme en 1946 pour examiner la situation des femmes et promouvoir leurs droits et leur autonomisation. Plus de trente ans après la formation de cette Commission, son travail de promotion des droits des femmes aboutit, à l’adoption de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de

discrimination à l’égard des femmes de 1979 (CEDEF) centrée sur le droit des femmes à

l’égalité.

Après l’adoption de la Convention de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains

et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, la CEDEF (1979) fut la seconde convention

majeure adoptée par l’ONUcomportant des références précises à la traite des personnes. Cette dernière oblige les États Parties à « prendre toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour réprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes

et l’exploitation de la prostitution des femmes »91. Contrairement à la Convention de 1949,

la CEDEF n’adopte pas une position abolitionniste92. Elle propose une perspective plus

nuancée, faisant une distinction implicite entre la prostitution volontaire et forcée. En effet, par opposition à la Convention de 1949 qui affirmait dans son préambule que la prostitution et la traite des êtres humains en vue de la prostitution sont incompatibles avec la dignité humaine, la CEDEF mit l’accent sur « l’exploitation de la prostitution des femmes » (donc la prostitution forcée) comme forme de discrimination à éliminer et non sur la prostitution en tant que telle. Grâce à ce changement d’approche, le Canada qui n’avait pas signé la Convention de 1949 devint Partie à la CEDEF le 10 décembre 1981.

Condamnant « l’exploitation de la prostitution des femmes » (le proxénétisme) et non la prostitution à proprement parler, la CEDEF marqua une rupture avec la Convention de 1949 et les précédentes qui, jusque-là, ne faisaient aucune distinction entre la traite des personnes et la prostitution. Cet amalgame « prostitution-traite » fut largement débattu au cours des années suivant l’adoption de la CEDEF de 1979. Ce débat introduisit de nouveaux concepts tels que la « prostitution forcée », la « prostitution volontaire » et le « travail du sexe », favorisant la libération du système prostitutionnel (position privilégiée des réglementaristes).

La notion de « prostitution forcée » fut explicitement introduite sur la scène internationale avec l’adoption de la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes adoptée l’Assemblée générale des Nations Unies en 1993. Celle-ci définit le terme « violence à l’égard des femmes » comme étant « tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou

91 NATIONS UNIES, Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes,

(1979), R.T.N.U., vol. 1249, n° 20378, art. 6 [CEDEF].

92 Rappelons que la Convention de 1949 condamnait la prostitution qu’elle considérait comme une atteinte à

la dignité humaine et se positionnait fermement contre la réglementation de la prostitution. Elle percevait les personnes prostituées comme des victimes du système prostitutionnel et non des criminelles.

la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée »93.

Cette notion englobe notamment « le viol, les sévices sexuels, le harcèlement sexuel, le proxénétisme et la prostitution forcée »94. Cette référence implicite à la distinction entre

prostitution volontaire et prostitution forcée, tel que revendiquée par plusieurs mouvements de défense des travailleuses du sexe ainsi que par les gouvernements réglementaristes, eut pour effet de légitimer la prostitution. En fait, on dissociait la prostitution forcée, caractérisée par l’existence d’un rapport de force ou d’exploitation, de la prostitution exercée librement et sans contrainte.

La distinction opérée entre la prostitution « forcée » et « volontaire » fut réitérée95 lors de

la Conférence sur les femmes de Beijing de 1995, réunissant plusieurs États dans l’objectif de réaliser l’égalité entre les femmes et les hommes et de promouvoir le développement et la paix. Il s’agissait de la quatrième conférence mondiale sur les femmes organisée par l’ONU, consolidant une cinquantaine d’années d’efforts de lutte pour l’égalité des femmes et des hommes. Cette conférence fut un point marquant dans l’évolution des droits des femmes, produisant la Déclaration et le Programme d’action de Beijing adoptés à l’unanimité par 189 pays.

Lors de la Conférence de Beijing de 1995, la traite aux fins d’exploitation sexuelle fut reconnue pour la première fois comme une forme distincte de violence à l’égard des femmes, et ce, indépendamment de la prostitution96. Alors que la Déclaration de Beijing se

présente comme étant une sorte de « Charte des droits des femmes », le Programme d’action établit des objectifs stratégiques et les mesures à prendre pour réaliser l’autonomisation de la femme, l’égalité des sexes et la promotion de la femme dans douze domaines critiques (dont la violence à l’égard des femmes). Celui-ci rappelle que « la

93 NATIONS UNIES, Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, Doc. N.U.

A/RES/48/104 (1994) art. 1.

94 Id., art. 2.

95 NATIONS UNIES, Rapport de la quatrième conférence mondiale sur les femmes, Doc. Off.

A/CONF.177/20/Rev.1, (1996), par. 113.

suppression effective de la traite des femmes et des petites filles à des fins sexuelles est un sujet de préoccupation très important pour la communauté internationale [et que] l’exploitation des femmes dans des réseaux internationaux de prostitution et de traite est devenue l’une des principales activités de la criminalité internationale organisée »97. Il

identifie : 1) la prises de mesures concertées afin de prévenir et d’éliminer la violence à l’égard des femmes98, 2) l’étude des causes et conséquences de la violence à l’égard des

femmes et l’efficacité des mesures de prévention99 puis, 3) l’élimination de la traite des

femmes et l’aide aux femmes victimes de violences liées à la prostitution et à la traite100

comme objectifs stratégiques de lutte contre les violences faites aux femmes.

Le Programme d’action de Beijing identifie aussi certaines mesures que les gouvernements des pays d’origine, de transit et de destination de la traite doivent prendre, par exemple la ratification des conventions internationales sur la traite des êtres humains et l’esclavage ; le renforcement des législations civiles et pénales protégeant les droits des femmes et punissant les auteurs de délits; le renforcement de la coopération des institutions et organismes compétents en matière d’application de la loi en vue de démanteler les réseaux nationaux, régionaux et internationaux de traite ; l’allocation de ressources pour les programmes d’aide aux victimes (réhabilitation, assistance juridique, soins de santé) ; l’élaboration de programmes d’éducation et de formation ainsi que l’adoption de législation contre le tourisme sexuel et la traite101. Dans la seconde partie de notre recherche, nous

verrons que plusieurs de ces mesures seront adoptées par le Gouvernement du Canada dans le cadre de sa lutte contre la traite des personnes.

L’engagement du Canada face à la Déclaration et au Programme d’action de Beijing s’est aussi traduit par l’adoption, en 1995, d’un Plan fédéral pour l’égalité entre les sexes (fruit de la concertation de 24 ministères et organismes fédéraux, sous l’égide de Condition 97 Id., par. 122. 98 Id., par. 124. 99 Id., par. 130. 100 Id. 101 Id.

Féminine Canada). Bien que ce Plan fédéral n’inclue aucune mention concernant la traite des femmes, l’élimination de la violence faite aux femmes et aux enfants est identifiée comme l’un des grands objectifs à atteindre. L’adoption de mesures législatives sur la prostitution enfantine et le tourisme sexuel impliquant les enfants comptent parmi les mesures précises adoptées afin de réaliser cet objectif. Nous y reviendrons au chapitre 5.

La CEDEF, la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmesde 1993 et le document final de la Conférence sur les femmes de Beijing de 1995 ont graduellement marqué un tournant dans la lutte contre la traite des personnes en allant au-delà de la simple association « traite-prostitution » en appelant à l’élimination de la prostitution « forcée » etreconnaissant la traite aux fins d’exploitation sexuelle comme une forme de violence à l’égard des femmes, indépendamment de la prostitution.

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