• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 1 La traite d’hier à aujourd’hui : les origines complexes et l’évolution juridique

2.2 Les années 1980 : Nouvelles structures de l’économie mondiale

Dans les années 1980, avec le triomphe du néolibéralisme faisant la promotion de l’économie de marché (régulée par le mécanisme de l’offre et de la demande), on assista au développement d’un marché mondial de la prostitution. Favorisant et banalisant la marchandisation du corps humain et la monétarisation des rapports sexuels, cette logique encouragea la commercialisation de l’industrie sexuelle à l’échelle mondiale. Suite aux crises financières et boursières des années 1970, la prostitution devint même partie intégrante de la stratégie de développement économique de certains pays. Alors que plusieurs États ayant légalisé ou réglementé la prostitution bénéficient des revenus de la prostitution, les organisations criminelles organisées se sont aussi enrichies grâce à l’essor de l’industrie de la prostitution (et avec elle, de la traite).

2.2.1 Crise de la dette et « prostitutionnalisation » de sociétés entières

En 1982 commence la crise de l’endettement des pays du Tiers-Monde, suite aux chocs pétroliers, financiers et boursiers des années 1970 et aux bouleversements des structures de production dues à la révolution technologique. Encouragés par de faibles taux d’intérêt,

les pays du Tiers-Monde se sont surendettés pour se développer (développement de grands projets d’infrastructures, stratégies d’industrialisation) et dans certains cas, pour financer des guerres civiles (Guatemala, Salvador, Colombie). Sous la pression du remboursement de la dette, certains pays, dont la Thaïlande et les Philippines, furent encouragés par les créanciers internationaux (Banque mondiale, FMI) à développer leurs industries du tourisme et du « divertissement »153. Ce faisant, l’industrie de la prostitution et avec elle,

la traite des personnes aux fins d’exploitation sexuelle, a connu un essor fulgurant, générant des revenus importants pour plusieurs États. Du coup, on assista à la « prostitutionnalisation » de communautés entières, voire de sociétés. Par exemple, en 1987, l’industrie touristique ainsi que le gouvernement thaïlandais firent ouvertement la promotion du tourisme sexuel en utilisant le slogan suivant : « The one fruit of Thailand more delicious than durian [un fruit local] – its young women »154. En 1995, on estimait

que 59-60 % du budget annuel gouvernemental provenait des revenus de la prostitution155.

2.2.2 Capitalisme mondial et soumission aux règles du marché

Soumise à des logiques mercantiles néo-libérales, la traite est entrée dans une nouvelle phase de développement dès le début des années 1980. Elle fait désormais partie du marché de la prostitution dicté par la loi de l’offre et de la demande, dont les biens (les corps humains) et les services (sexuels) sont produits en masse. C’est l’industrialisation du commerce du sexe.

Comme l’explique le sociologue Richard Poulin, cette industrialisation des services sexuels tarifés (légaux ou non) et de la pornographie, créent une division régionale et internationale du travail et transforment des millions de femmes et d’enfants en

153 H. DIEP, préc., note 147, 316.

154 Richard POULIN, « La mondialisation du marché du sexe », (2002) 1 Actuel Marx 109, 3, en ligne :

<https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2002-1-page-109.htm> [citant]; David HECHLER, « Child Sex Tourism » (1995), p.2, en ligne : <http://65.121.85.52/help_text/reports/child_sex_tourism.pdf>

marchandises à caractère sexuel156. Cette marchandisation est double puisque « les corps

peuvent être loués aux clients prostitueurs mais aussi être vendus et revendus à plusieurs réseaux de proxénètes qui les achètent à différents prix dépendamment de l’origine du « produit », de sa beauté, de son utilisation préalable (virginité ou non) »157. Lors de la

« fabrication de la marchandise », période au cours de laquelle les femmes et/ou les enfants sont conditionnés à accepter la vente de leur corps à des fins de prostitution ou de production de matériel pornographique, les victimes sont soumises à différents types de violences physiques et psychologiques telles les viols, les viols collectifs et l’intimidation. 2.2.3 Mondialisation et crime organisé

Bien que plusieurs pays ayant légalisé la prostitution profitent des revenus de l’activité prostitutionnelle, une grande partie des industries du sexe et surtout les profits générés par la traite aux fins d’exploitation sexuelle (illégale) bénéficient au crime organisé. « Dans les pays où la prostitution est légale (Allemagne, Pays-Bas, Suisse, Grèce), comme dans ceux où les bordels sont propriétés d’État (Turquie, Indonésie) ou dans les pays qui la reconnaissent comme une industrie vitale à l’économie nationale (Thaïlande, Philippines), le rôle du crime organisé reste fondamental dans l’organisation des marchés »158 étant

donné les profits faramineux qu’elle engendre et les possibilités de blanchiment qu’elle offre. D’ailleurs, de nombreuses industries connexes telles que les bars et clubs de danseuses, les salons de massages, les maisons de production de pornographie, sont contrôlés par des réseaux criminels organisés159. Dans l’ensemble, les Nations Unies

estiment les revenus des trafiquants découlant de la traite des personnes à 32 milliards de dollars (toutes sortes de traite confondues : exploitation sexuelle, travail forcé, servitude

156 Richard POULIN, « Mondialisation des industries du sexe, crime organisé et prostitution. Éléments d’une

sociologie de la production “prostitutionnelle” », dans Monique TARDIF, L’agression sexuelle: Coopérer au-

delà des frontières, Montréal, Cifas-Institut Philippe-Pinel de Montréal, 2007, p. 26‑27.

157 Id. p. 31.

158 R. POULIN, préc., note 137, p. 15. 159 Id., p. 14.

domestique, enfant mendiant, trafic d’organes)160.

L’accès aux nouvelles technologies, le développement des transports, l’ouverture des marchés engendrés par la mondialisation ont permis aux groupes criminels organisés d’opérer au-delà des frontières, parfois même de façon anonyme (on pense notamment à la cybercriminalité) et d’étendre leurs activités illicites en exploitant de nouveaux marchés. Les mouvements de population (migrations et tourisme), la quantité des échanges (marchandise, capitaux, services), l’accessibilité d’Internet et l’évolution des télécommunications sont rendus si importants qu’il devient difficile pour les autorités de départager les activités licites des illicites. Dans ce contexte, la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle telle qu’on la connaît aujourd’hui a pu se développer et atteindre des proportions inégalées.

Outline

Documents relatifs