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LE RAPPORT FÉMININ A U SAVOIR

2.1. L'explication socioculturelle

Il existe dans notre société et notre culture, une idéologie des savoirs spécifiques qui repose sur la division sociale du travail et la répartition des tâches entre les sexes. Celle-ci conduit les hommes à exercer leurs pratiques et activités et à élaborer des savoirs dans le domaine public tandis que les femmes se vouent au privé, c'est-à-dire, aux pratiques et savoirs ayant trait à la maison, à l'élevage et à l'éducation des enfants. Il en résulte pour les femmes un double interdit : d'une part, la femme ne doit pas s'approprier des savoirs inutiles pour la vie domestique (comme les savoirs abstraits, scientifiques, philosophiques, professionnels), d'autre part, elle pourrait à la rigueur apprendre ces savoirs créés par les hommes mais ne peut prétendre les créer elle-même. Mosconi nous dit que même si l'évolution des moeurs, le développement du travail féminin, l'action des mouvements féministes amènent les femmes à remettre en cause ces interdits et affirmer leurs droits aux savoirs, à tous les savoirs, il est un interdit qui semble plus difficile à lever : celui qui refuse aux femmes d'être pensées et de pouvoir se penser elles-mêmes comme capables, au même titre que les hommes, d'être créatrices de ces différents savoirs (op.cit.p.92).

Le XIXème siècle a porté le développement de l'idéologie naturaliste qui de manière détournée mais efficace dira de la femme qu'elle est incapable de certaines dwses de par sa nature. Comte par exemple, qui passait pour un féministe aux yeux de certains, définit la nature féminine comme inspiratrice de l'homme et moteur affectif de la spéculation masculine.

Mosconi montre par là qu'il existe des processus idéologiques qui transforment l'interdit social d'appropriation et de création de savoirs imposé aux femmes en une définition naturaliste.

Les femmes elles-mêmes sont prises dans ces discours d'autant plus que les conditions sociales effectives donnent un certain fondement de réalité à ces mythes sur les capacités et incapacités naturelles de la femme. Pourquoi les femmes les acceptent et les intériorisent-elles ? C'est ici qu'intervient l'explication psychologique.

2.2. L'explication psychologique

Se basant sur les travaux de Chasseguet-Smirgel (1986) pour approfondir une dimension de la théorie psychanalytique, Mosconi montre que la spécificité du complexe d'Oedipe féminin est le changement d'objet : dans le développement de la fillette, au moment de l'Oedipe, la mère, premier objet d'amour, est abandonnée au profit du père. Pour que ce passage s'opère, les bons aspects du premier objet sont projetés sur le second pour que s'établisse une relation de dernière chance avec un objet idéalisé, tandis que le premier objet est vécu comme insatisfaisant et mauvais.

Pour maintenir l'idéalisation, la fillette va refouler et contre-investir ses pulsions agressives sadiques-anales, c'est-à­

dire son désir de châtrer le père de son pénis. Ce refoulement a des effets sur l'accomplissement intellectuel de la fille. Ce dernier renvoie au désir de dépasser les parents et, dans l'inconscient, il équivaut à posséder le pénis du père. On retrouve le désir de châtrer le père chez le garçon, mais ce qui est spécifique à la fille, c'est que ce désir vise justement son objet d'amour qu'elle risque ainsi de perdre. Dès lors, si l'accomplissement intellectuel réveille de tels conflits, on peut comprendre que la culpabilité aille jusqu'à inhiber les capacités intellectuelles.

Pourquoi les activités intellectuelles sont-€11es assimilées dans l'inconscient à la possession et à l'utilisation de ce pénis agressivement dérobé au père ? Pour Chasseguet-Smirgel l'explication se trouve, pour les enfants des deux sexes, dans la relation primitive à la mère. Le petit enfant se trouve en effet dans une telle situation d'impuissance face à la meilleure des mères qu'il projette sur elle une importante hostilité et l'inconscient développe du même coup une image terrifiante d'elle. La fille se mettra à désirer le pénis conune moyen de se dégager de l'omnipotence maternelle. Si le phénomène persiste, c'est qu'il y a conflit, le désir étant frappé d'interdit. C'est dans cette envie de "l'objet-chose" par définition inaccessible pour elle, que la femme aliène son propre désir de maturation sexuelle et affective par laquelle elle se rendrait autonome de cette relation de dépendance à sa mère, elle quitterait le domaine de "l'être et l'avoir" pour conquérir au--delà, le "droit d'agir et de devenir".

Le désir refoulé de maturation sexuelle et affective est souvent associé au désir de savoir qui a aussi une signification d'autonomisation par rapport à la mère dans la mesure où le plaisir de savoir peut apparaître comme un substitut sublimé de la masturbation. Mais la culpabilité suscitée par toute réalisation intellectuelle a encore une seconde source : elle est vécue comme une agression contre l'objet d'amour que la fille a substitué à l'objet prenüer. Elle fait apparaître la crainte d'avoir un corps dangereux, castrateur pour le père, donc l'appropriation d'un savoir intellectuel comme une castration du père.

De là vient chez la fille cette compulsion à échouer ou à ne mener à bien une réalisation intellectuelle qu'au prix d'une profonde dépression équivalant à une sorte de culpabilité réparatrice tant vis à vis du père que de la mère. Les inhibitions intellectuelles chez les femmes s'expliqueraient ainsi par cette conjonction malheureuse d'un double conflit entre l'agressivité contre la mère et la peur provoquée par sa violence; conflit entre le désir de châtrer le père de son pénis ou de ses équivalents fantasmatiques et crainte d'en perdre l'amour. Dès lors, et par défense, la femme aliénerait son désir authentique de savoir en envie d'un savoir fantasmé comme phallique et masculin et à ce titre inaccessible.

Cette interprétation psychanalytique n'explique cependant pas l'importance que la femme accorde au symbole phallique en particulier lors de réalisation intellectuelle et création culturelle? Mosconi fait ici l'hypothèse que cette équation symbolique serait associée à la réâlité socioêulturelle marquée par la domination du sexe masculin sur le sexe féminin. Mais quelle serait alors la part respective d'influence des éléments socioculturels et des éléments psychiques internes?

Mosconi se détache ici de la position psychanalytique de Chasseguet-Smirge] qui reconnaît le rôle des facteurs socioculturels tout en leur attribuant une place secondaire; pour cette dernière, les éléments de la réalité extérieure ne servent que de support pour raviver des conflits inconscients. C'est ce postulat que Mosconi remet en question. Elle pense en effet que les facteurs socioculturels n'agissent pas seulement sur la conscience, mais aussi sur l'inconscient dès l'origine de la

personne humaine e t par l'intermédiaire d e s a famille.

S'appuyant ici sur Mendel, elle fait l'hypothèse de l'influence de facteurs sociogénétiques dès la genèse de l'inconscient féminin.

C'est pour elle la seule manière de rendre compte de la constance avec laquelle on retrouve dans les analyses ou les autobiographies de femmes, ces phénomènes de dépression, d'auto-dévalorisation et de rage, rapportés à une représentation d'elles-mêmes comme impuissantes, inintelligentes qu'elles attribuent à la nature de leur sexe, c'est­

à-dire au manque de pénis.

Cette organisation inconsciente peut être comprise comme l'effet d'une histoire et d'un conflit individuel. Cependant, la constance et la reproduction de ces histoires et de ces conflits internes les inscrit dans une socioculture entièrement structurée dans ses diverses institutions par une domination m asculine.

L'image du père dominant aboutit ici à survaloriser l'image du père comme si nous avions là l'effet d'une inégalité d 'origine sociale, culturelle, historique entre les sexes. C'est cette même inégalité qui expliquerait l'incontestable valorisation du pénis et du père chez l'enfant des deux sexes au stade phallique.

Cette structure peut à son tour avoir des effets su r l'inconscient, car le phallus est considéré comme premier objet de désir faisant de la femme un éternel homme châtré. Elle contribue à produire chez les fillettes, futures femmes, cette image inconsciente d'elle-même comme homme manqué.

A son tour, cette structure développe ses effets sur le rapport au savoir des femmes. Car si le phallus est considéré comme objet premier du désir, tou t objet de désir prendra par déplacement une signification phallique, que cela soit l'argent, le pouvoir ou particulièrement le savoir. Ainsi par le même processus de déplacement que pour l 'image de la femme châtrée, émergera cette image de la femme inintelligente et incapable d'acquérir cet objet phallique valeureux qu'est le savoir.

Comme la fillette à la période oedipienne aliène son désir de posséder un pénis et renonce à cause de l'interdit que lui i_mpose l'image maternelle dans son inconscient, la femme renonce à l'épanouissement i ntellectuel de son désir de l,avoir.

L'image maternelle inconsciente est sans dou te le prod uit de l'agressivité de la fille projetée sur la mère. Mais œ renoncement ne se comprendrait pas sans ce modèle familial et social de la

dépendance féminine que la mère transmet à la fille parce qu 'elle en est elle-mi!me le produit (op.cit.p. 104).

C'est donc par cette situation de dépendance que le savoir est interdit aux femmes. Or l'investigation intellectuelle est toujours le signe d'une émancipation par rapport à l'autorité et l'image paternelle et par conséquent la dépendance inhibe le mouvement de détachement intellectuel. Mendel ajoute à cela que ies éléments psychologiques qui caractérisent ia première phase archaïque orale (la toute-puissance, le tout ou rien, l'irrationnel et l'arbitraire) sont connotés d'appartenance féminine, alors que ceux de la seconde phase (prise en compte de la réalité extérieure, des lois de causalité et de rationalité) sont attribués au masculin. Dès lors, dans sa conquête intellectuelle, la femme ne doit pas seulement dépasser son propre interdit et ses propres défenses mais encore l'interdit socioculturel. Son fantasme de s'approprier le savoir interdit se trouve confirmé dans les éléments socioculturels extérieurs qui tendent à attribuer le savoir aux hommes. Ce serait donc en raison de ce double interdit, partiellement inconscient, que la femme en vient à aliéner son désir de savoir en préférant le poser comme inaccessible puisque, pour avoir le droit de le posséder, elle devrait être un homme ou alors payer le prix de son accès par une dépression.

Mosconi pense que certaines femmes peuvent échapper à ce portrait tout tracé en réaménageant leur organisation psychologique interne pour reconnaître et dépasser la culpabilité suscitée en elle par leur désir de s'approprier et oroduire des savoirs. Elle donne un exemple de femme avant

�ffectué un travail sur elle-même grâce à Ll'écriture, dans, une auto-analyse biographique. Cette démarche de libération personnelle s'inscrit aussi dans un mouvement social féministe.

Mosconi pense qu'une psychanalyse peut permettre ce travail d'auto-désaliénation dans la mesure où l'analyste (femme ou homme) dépasse une position freudienne renvoyant l'envie de pénis à une infériorité de nature, pour faire l'analyse du second niveau, à savoir que le pénis est envié en raison des privilèges familiaux et sociaux réels que sa possession comporte.

Cette théorie développée par Mosconi à partir d'une dimension de la théorie psychanalytique moderne et des contributions sociologiques de Mendel nous a paru

particulièrement intéressante pour aborder notre problématique et la situation particulière des femmes en formation. Elle apporte une réponse théorique à certaines de nos préoccupations au sujet des femmes.

La théorie de Mosconi nous permet aussi d'ajouter une question à la première partie de notre objet d'étude. En effet, nous avions relevé certaines contraintes susceptibles de peser plus particulièrement sur la vie des femmes et de mettre en péril un projet de formation. De toute évidence, Mosconi y ajoute une contrainte intérieure, celle de la réalité psychique de certaines femmes. Nous dirons qu'il s'agit d'une contrainte se rapportant à l'identité sexuelle : la charge psychologique particulière aux femmes, tout au moins à certaines d'entre elles, désireuses d'acquérir des savoirs, voire d'en produire implique de ce point de vue une relative disponibilité face à la formation, disponibilité lui permettant de travailler au réaménagemenl interne de sa structure psychologique.

De plus, il nous paraît judicieux de préciser notre hypothèse générale de la manière suivanle:

Face à la formation universitaire, les femmes se trouvent clans une situation plus complexe que les hommes. Cette omplexité el particulièrement le conflit intrapsychique entre leur désir de savoir et le double interdit qu'elles doivent affronter peut les conduire plus fréquemment que les hommes à abandonner leur études universitaires.

Nous considérerons ledit conflit intrapsychique comme un indicateur supplémentaire de complexité.

En effet, la mise en lumière de ce qui se joue dans l'inconscient féminin par rapport au désir de savoir pourrait nous aider à expliquer certaines atlitudes féminines face à la formation. Dans sa réalité intérieure, la femme qui désire assimiler des connaissances, s'approprier et plus encore créer des savoirs nouveaux peut se trouver placée dans u ne situation conflictuelle inconsciente, composée d'un inlerdit psychologique et d'un interdit social ; autant dire que si el le désire faire carrière universitaire, eJle devra bénéficier d ' u ne solide personnalité, d'c1bord et avant tout pour affronler et tamnonter Ges propres obstacles intérieurs.

Nous utiliserons les théories de Mosconi pour notre partie qualitative, c'est-à-dire pour entrer plus particulièrement dans la compréhension des trajectoires de formation des femmes et mettre en évidence les significations des ruptures qui caractérisent ces trajectoires.

LE QUESTIONNAIRE

PROFIL D E S EXMATRIC ULÉE S