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Ceuta et Melilla, exclaves espagnoles délimitées par la Méditerranée, d'une part, et le Maroc, d'autre part, sont restés les seuls territoires non insulaires du continent africain appartenant à un État européen. Leurs clôtures controversées sont devenues l’une des icônes du « paradigme de la sécurisation » qui caractérise les États membres de l’UE et cette portion de frontière espagnole est considérée parmi les mieux protégées de l’espace Schengen. Alors que les tentatives de sauter les murs de métal qui encerclent la ville de Melilla, sont nombreuses (hélas trop nombreuses), les autorités espagnoles ont récemment créé - ad hoc - la notion juridique de « frontière opérationnelle » (1.) dans le but d’avoir une

137 Ibidem, Sur ce point voir aussi Ségolène BARBOU, « Chronique Droit de l’asile et immigration - Préserver l’intégrité du mécanisme Dublin. Le droit plus fort que la géographie ? », RTD Eur 2019.178, 180.

138 Au long de cette étude nous aurons aussi l’occasion des exemples – plus rares sur le an quantitatif, mais tout aussi représentatifs de son action - dans lesquels la jurisprudence de la CJUE ne permet pas d’accroitre la protection des droits fondamentaux des personnes migrantes en condition régulière. Pour tous : CJUE, 7 mars 2017, X. et X. contre État belge, affaire C-638/16 PPU.Rec num; TribUE, Ordonnance, 28 fevrier 2017, NF c. Conseil européen, affaire T-192/16.Rec num; CJUE, Ordonnance, 12 septembre 2018, NF e.a. c Conseil européen, affaires jointes C-208/17 P, C-209/17 P et C-210/17 P.Rec num.

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base légale apte à justifier la répression. L’Espagne a aussi conclu un accord de réadmission avec le Maroc, rentré en vigueur en 2012, dont nous traiterons plus tard.139

La souveraineté de ces deux ramifications de l’UE en sol marocain est une question non négociable pour l'Espagne, qui les considère comme faisant partie de son intégrité territoriale. Toutefois, leurs particularités géographiques ont entraîné des anomalies juridiques considérables140, notamment en ce qui concerne l’application de l’acquis de Schengen. En effet, tel que cela est rappelé par l’article 41 du code frontières141, dès son adhésion à la Convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985, « l’Espagne a déclaré maintenir un régime spécifique à Ceuta et Melilla »142 .

Ce régime comprend des exemptions de visas pour le « petit trafic frontalier » (ressortissants marocains de villes voisines des enclaves), des visas à validité limitée pour les deux enclaves (autres ressortissants marocains) et surtout des contrôles systématiques entre les enclaves et le reste du territoire espagnol, ainsi qu’entre les enclaves et tout autre État membre de l’espace Schengen. Ces contrôles sont justifiés par la prétendue nécessité de « vérifier si les passagers remplissent toujours les conditions » d’entrée fixées par la Convention d’application de l’accord de Schengen143.

139 Infra, Partie I, Titre I, Chapitre 2, §1, A.

140 Les deux villes sont entre autres en dehors du régime fiscal de l'UE. et sont soumise à un regime plus restrictif de celui normalement prevu par l'espace Schengen, car par exemple des contrôles aux frontières sont également effectués pour ceux qui quittent les villes pour se rendre en Espagne 141 UE, Règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen), JO L 77 du 2332016, 1–52, article 41: « Les dispositions du présent règlement n’affectent pas les règles particulières applicables aux villes de Ceuta et Melilla, définies dans la déclaration du Royaume d’Espagne relative aux villes de Ceuta et Melilla, figurant dans l’acte final de l’accord d’adhésion du Royaume d’Espagne à la convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985. »

142 Acte final de l’accord d’adhésion du Royaume d’Espagne à la Convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985 entre les Gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, signée à Schengen le 19 juin 1990, à laquelle a adhéré la République italienne par l’Accord signé à Paris le 27 novembre 1990, 25 juin.

143 Louis IMBERT, « Refoulements sommaires : la CEDH trace la « frontière des droits » à Melilla. Note sous CEDH, 3 octobre 2017, N.D. et N.T. c. Espagne, req. n° 8675/15 et 8697/15 », La Revue

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Une brève analyse de la jurisprudence récente de la CEDH en matière d’immigration nous permettra de comprendre les impacts de ces spécificités du régime juridique sur les droits fondamentaux des migrants voulant entrer dans l’UE par ces territoires qui représentent l’une des frontières plus « chaudes » de l’espace Schengen (2).

Melilla : la notion de « frontière opérationnelle »

La ville autonome de Melilla est une enclave espagnole de 12 km2 située sur la route migratoire des personnes venant d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne ainsi que sur celle des migrants syriens. La frontière entre Melilla et le Maroc est une frontière extérieure de l’espace Schengen et offre donc accès à l’UE. Elle subit de ce fait une pression migratoire particulièrement intense.

Les autorités espagnoles ont construit le long des treize kilomètres de frontière qui séparent Melilla du Maroc une enceinte qui, depuis 2014, est formée de trois clôtures parallèles. Cette enceinte vise à empêcher les migrants en situation irrégulière de pénétrer en territoire espagnol. Elle se compose d’une clôture de 6 mètres de haut, légèrement concave (« la clôture extérieure »), d’un grillage tridimensionnel suivi d’une deuxième clôture de 3 mètres de haut et, de l’autre côté d’une route de patrouille et d’une troisième clôture, de 6 mètres de haut (« la clôture intérieure »). À intervalles réguliers, des portes aménagées dans les clôtures permettent le passage d’une clôture à l’autre. Un système de vidéosurveillance sophistiqué (avec des caméras infrarouges) combiné à des détecteurs de mouvements y a été installé. La majeure partie des clôtures est également équipée de grilles anti-escalade144.

La Guardia Civil effectue des patrouilles terrestres et côtières pour empêcher les entrées clandestines. En fait, les clôtures frontalières sont fréquemment prises d’assaut par des groupes comptant généralement plusieurs centaines d’étrangers, pour la plupart en

des droits de l’homme. Revue du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux 2018,

par. 3.

144 CourEDH, fevrier 2020, n° 8675/15 et 8697/15 , [2020], (Grande Chambre) N.D. et N.T. c.

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provenance d’Afrique subsaharienne, qui tentent de pénétrer en territoire espagnol en escaladant les clôtures décrites.

Pour confirmer la discipline juridique atypique à laquelle ce territoire est soumis, une disposition entra en vigueur le 1er avril 2015, qui prévoyait un régime spécial d’interception et d’éloignement des migrants à Ceuta et à Melilla145.

Toutefois la notion de « frontière opérationnelle » est introduite par le Protocole opératoire de surveillance des frontières de la Guardia Civil du 26 février 2014, qui laisse les experts face à un « objet juridique non identifié ». De surcroît, à l’heure actuelle il n’existe pas de définition précise de cette typologie de frontière méconnue par la doctrine. Nous reportons ainsi la description - assez générique - faite par la CourEDH lors de son arrêt

ND et NT c. Espagne :

Avec ce système de clôtures, il existe un besoin objectif de déterminer quand l’entrée illégale a échoué ou quand elle a eu lieu. Cela nécessite de définir la ligne qui délimite, aux seuls effets du régime portant sur les étrangers, le territoire national: cette ligne est matérialisée par la clôture en question. Ainsi, lorsque les tentatives des migrants de franchir illégalement cette ligne sont contenues et repoussées par les forces de l’ordre chargées de la surveillance de la frontière, il est considéré qu’aucune entrée illégale effective n’a eu lieu. L’entrée n’est considérée comme ayant eu lieu que lorsqu’un migrant a dépassé la clôture interne citée, qu’il a de la sorte pénétré sur le territoire national et qu’il relève dès lors du régime relatif aux étrangers146.

Le gouvernement espagnol, dans ses conclusions, faisait recours à la notion de « frontière opérationnelle » - indiquant par cela la barrière et les agents de la Guardia Civil – afin de soustraire les opérations de refoulement des requérants de sa juridiction. Une telle conception de la frontière, « élastique pour mieux englober et endiguer certains

145 CourEDH, février 2020, n° 8675/15 et 8697/15 , [2020], (Grande Chambre) ND et NT c Espagne, Rec Num, au para 18. « Le 1er avril 2015 entra en vigueur la dixième disposition additionnelle de la loi organique 4/2000 du 11 janvier 2000 relative aux droits et libertés des ressortissants étrangers en Espagne et à leur intégration sociale (« LOEX »), insérée par la loi organique 4/2015 du 30 mars 2015, qui prévoyait un régime spécial d’interception et d’éloignement des migrants à Ceuta et à Melilla».

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individus »147, parait fort semblable à la fiction juridique du régime français de la zone d’attente ad hoc créé par la « loi Besson »148 et entérinée par le Conseil constitutionnel français149. Toutefois, L0uis Lambert remarque qu’« [i]l existe néanmoins une différence notable entre les deux dispositifs : dans le cas espagnol, aucun refus d’entrée n’est pris à l’encontre de l’étranger concerné et son refoulement intervient de façon expresse sans procédure administrative aucune »150.

La CourEDH, de son côté, dans l’affaire N.D. et N.T.151 invalide les arguments

de l’État espagnol visant à exclure que les faits eussent eu lieu sous sa juridiction, resserrant ainsi « l’écart entre la « frontière des contrôles » (périmètres des lieux et contextes dans lesquels les contrôles migratoires sont effectués) et la « frontière des droits » (périmètres des lieux et contextes dans lesquels les droits sont susceptibles d’être protégés) »152. Cette

147 Paul KLÖTGEN, « La frontière et le droit, esquisse d’une problématique », dans Jean-Luc DESHAYES et Didier FRANCFORT (DIR), Du barbelé au pointillé, Presse Unversitaire de Nancy, Nancy, 2010, p. 131‑158; tel que cité par Louis IMBERT, « Refoulements sommaires : la CEDH trace la « frontière des droits » à Melilla. Note sous CEDH, 3 octobre 2017, N.D. et N.T. c. Espagne, req. n° 8675/15 et 8697/15 », La Revue des droits de l’homme. Revue du Centre de recherches et d’études

sur les droits fondamentaux 2018, 3.

148 Loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, article 10: « Lorsqu’il est manifeste qu’un groupe d’au moins dix étrangers vient d’arriver en France en dehors d’un point de passage frontalier, en un même lieu ou sur un ensemble de lieux distants d’au plus dix kilomètres, la zone d’attente s’étend pour une durée maximale de vingt-six jours, du ou des lieux de découverte des intéressés jusqu’au point de passage frontalier le plus proche. ».

149 Conseil constitutionnel, décision n° 2011-631 DC du 9 juin 2011, §§19-23.

150 Louis IMBERT, « Refoulements sommaires : la CEDH trace la « frontière des droits » à Melilla. Note sous CEDH, 3 octobre 2017, N.D. et N.T. c. Espagne, req. n° 8675/15 et 8697/15 », La Revue

des droits de l’homme. Revue du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux 2018,

4.

151 CourEDH, 3 octobre 2017, n° 8675/15 et 8697/15 , [2017], N.D. et N.T. c. Espagne, Rec Num. 152 Julien JEANDESBOZ, « Contrôles aux frontières de l’Europe », La Vie des idées 2012, en ligne : <http://www.laviedesidees.fr/Controles-aux-frontieres-de-l-Europe.html> (consulté le 30 mai 2020); tel que cité par Louis IMBERT, « Refoulements sommaires : la CEDH trace la « frontière des droits » à Melilla. Note sous CEDH, 3 octobre 2017, N.D. et N.T. c. Espagne, req. n° 8675/15 et 8697/15 »,

La Revue des droits de l’homme. Revue du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux 2018, 4.

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décision sur la recevabilité annule de facto la distance entre barrières physiques et frontières juridiques.

Nous en tirons la conclusion que la notion de « frontière opérationnelle » utilisée par le Gouvernement espagnol n’est rien d’autre qu’une classification purement formelle conçue afin de permettre la mise en œuvre d’un régime juridique orienté à la répression et aux refoulements. Dans les lignes qui suivent, nous regarderons de plus près deux importants arrêts de la Cour de Strasbourg, utiles à comprendre la compatibilité des mécanismes répressifs mis en œuvre par les autorités espagnoles à la frontière de Melilla non seulement avec la CEDH, mais aussi avec le droit de l’UE.

Ceuta et Melilla. : frontières « chaudes » et refoulement « tièdes »

Le trois octobre 2017, la troisième section de la Cour EDH rendit une décision historique condamnant les pratiques de refoulement par l’Espagne aux frontières de l’exclave de Melilla. Il s’agissait de la première fois que la Cour EDH était appelée à se prononcer sur une violation de l’Article 4 du Protocole n. 4 de la CEDH pour des faits commis lors du franchissement irrégulier des frontières terrestres d’un État partie par des personnes migrantes.

La même Cour EDH, rappelant la portée procédurale de la disposition prévue au Protocole n. 4, remarque aussi qu’elle n’a été appelée à se prononcer sur ce point que 6 fois dans l’histoire de sa juridiction :

À ce jour, la Cour a conclu à la violation de l’article 4 du Protocole n. 4 dans six affaires seulement. Dans quatre d’entre elles (Čonka c. Belgique, no 51564/99, §§ 60-63, CEDH 2002 I, Géorgie c. Russie (I), précité, Shioshvili et autres c. Russie, no 19356/07, 20 décembre 2016, et Berdzenishvili et autres c. Russie, nos 14594/07 et 6 autres, 20 décembre 2016), les expulsions concernaient des individus de même origine (des familles de Roms en provenance de Slovaquie dans la première affaire et des ressortissants géorgiens dans les autres). Dans les deux autres affaires (Hirsi Jamaa et autres et Sharifi et autres, précitées), la violation qui a été constatée portait sur le renvoi de tout un groupe de personnes (des migrants et des demandeurs d’asile) qui avait été

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effectué en l’absence d’une vérification préalable en bonne et due forme de l’identité de chacun des membres du groupe153.

À l’origine de l’affaire154 se trouvent deux requérants, N.D. (ressortissant malien) et N.T. (ressortissant ivoirien) qui, profitant d’un assaut aux barrières de la ville de Melilla mené le 13 août 2014 par plusieurs centaines de migrants, pour la plupart d’origines subsahariennes, réussirent à pénétrer en sol espagnol. Dès qu’ils eurent posé le pied sur le sol, ils auraient été appréhendés par des agents de la Guardia Civil qui les auraient menottés, ramenés au Maroc et remis aux autorités marocaines. Les requérants n’auraient fait l’objet d’aucune procédure d’identification par les agents. Ils n’auraient eu la possibilité ni de s’exprimer sur leur situation personnelle ni d’être assistés par des avocats155.

Dans l’arrêt du 3 octobre 2017, la Cour EDH reconnaît la pleine juridiction de l’Espagne, rejetant tout argument sur la recevabilité de la requête et l’applicabilité de la CEDH, et condamne cet État pour violation de l’article 4 protocole n. 4 de la CEDH qualifiant de « collectives » les expulsions. La Cour EDH réinterprète d’abord la notion d’expulsion à la lumière de la Convention de Vienne sur le droit des traités autre qu’à la lumière de sa propre jurisprudence :

La Cour rappelle que, selon la Commission du droit international, « l’« expulsion » s’entend d’un acte juridique ou d’un comportement attribuable à un État par lequel un étranger est contraint de quitter le territoire de cet État » (voir l’article 2 du « Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers », cité au paragraphe 37 ci-dessus) (Khlaifia et

autres, précité, § 243). Elle renvoie à l’analyse contenue dans son arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité, §§ 166-180, citée dans Sharifi et autres, précité, § 210) et aux références

qui y figurent, et elle rappelle que, en application de la Convention de Vienne sur le droit des traités, elle doit établir le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés156.

153 CourEDH, 3 octobre 2017, n° 8675/15 et 8697/15 , [2017], N.D. et N.T. c. Espagne, Rec Num, par. 100.

154 CourEDH, 3 octobre 2017, n° 8675/15 et 8697/15 , [2017], N.D. et N.T. c. Espagne, Rec Num. 155 CourEDH, fevrier 2020, n° 8675/15 et 8697/15, [2020], (Grande Chambre) ND et NT c Espagne,

Rec Num, au para 25.

156 CourEDH, 3 octobre 2017, n° 8675/15 et 8697/15, [2017], ND et NT c Espagne, Rec Num, au para 103.

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Ensuite, les juges de Strasbourg clarifient la portée de l’article 4 du protocole n. 4 CEDH :

l’article 4 du Protocole no 4 fait partie d’un traité pour la protection effective des droits de l’homme, et que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions, tout en prenant en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes ainsi que des moyens complémentaires d’interprétation, notamment les travaux préparatoires de la Convention (article 32 de la Convention de Vienne)157.

Il s’agit d’un arrêt historique, car potentiellement destructeur du modèle répressif espagnol désormais exporté dans l’ensemble des frontières terrestres et maritimes de l’UE. Cependant, certains auteurs comme Luis Lambert158, derrière le désaveu inédit des pratiques aux frontières de Ceuta et Melilla provoqué par l’arrêt de la troisième chambre de la Cour EDH, voyaient déjà une portée limitée, car les autorités espagnoles ne semblaient pas enclines à appliquer ladite jurisprudence de la Cour en matière d’expulsions collectives.

En effet, quelques jours après la décision de la Cour, le ministre de l’Intérieur espagnol a annoncé que le gouvernement envisageait de faire appel devant la Grande Chambre.

Le 13 avril 2020, la Grande Chambre rendit son arrêt renversant complètement la position de la troisième chambre. Se lançant dans une imposante opération de « politique judiciaire »159, les juges de Strasbourg rejettent toute violation alléguée de l’article 4

157 Ibidem.

158 Louis IMBERT, « Refoulements sommaires : la CEDH trace la « frontière des droits » à Melilla. Note sous CEDH, 3 octobre 2017, N.D. et N.T. c. Espagne, req. n° 8675/15 et 8697/15 », La Revue

des droits de l’homme. Revue du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux 2018.

159 Françoise TULKENS, « La nouvelle Cour européenne des droits de l’Homme : attentes, réalités et perspectives », Revue québécoise de droit international 2000.323‑358, 354.

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protocole n.4 ainsi que de l’article 3 CEDH160 et de l’article 13 conjointement à l’article 3 CEDH.

L’élément qui ressort d’une lecture attentive des motivations de la Cour EDH est que dans ce deuxième arrêt la prise en compte du droit primaire de l’UE - notamment les articles 72 et 79 TFUE – ainsi que l’acquis Schengen détermine en bonne partie le changement (assez brusque) de direction de la jurisprudence. De surcroit, l’impact de cet arrêt sur les politiques migratoires de l’UE et de ses pays membres semble au cœur des inquiétudes des juges de Strasbourg, qui décident donc d’exercer tout leur pouvoir interprétatif afin de maintenir le statu quo de la répression des migrations à l’entrée. Cela rétablit une fois de plus la distance entre barrières physiques et frontières juridiques et renforce le sentiment que des espaces de « non droit » soient en quelque sorte consubstantiels à l’existence de l’espace de liberté sécurité et justice.

La Cour EDH conclut donc mettant complétement le blâme sur les migrants lesquels « se sont eux-mêmes mis en danger en participant à l’assaut donné aux clôtures frontalières à Melilla, le 13 août 2014, en profitant de l’effet de masse et en recourant à la force »161 et « n’ont pas utilisé les voies légales existantes pour accéder de manière régulière au territoire espagnol conformément aux dispositions du code frontières Schengen relatives au franchissement des frontières extérieures de l’espace Schengen »162.

160 Sur ce point il est opportun de mentionner l’opinion dissidente de la juge Koskelo au point 23 de l’affaire CourEDH, 13 fevrier 2020, n° 8675/15 et 8697/15 , [2020], (Grande Chambre) ND et NT c Espagne: « On peut noter que dans la récente affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie ([GC], no 47287/15, 21 novembre 2019), qui portait notamment sur l’article 3 de la Convention, la Cour a dit que lorsqu’un État contractant ordonne l’expulsion d’un demandeur d’asile vers un pays tiers sans examiner sa demande au fond, il est impossible de savoir si l’intéressé risque de subir des traitements contraires à l’article 3 dans son pays d’origine ou s’il s’agit simplement d’un migrant économique. C’est uniquement à l’issue d’une procédure prévue par la loi et donnant lieu à une décision en droit que les autorités peuvent formuler à cet égard un constat sur lequel elles peuvent s’appuyer »

161 CourEDH, 13 fevrier 2020, n° 8675/15 et 8697/15 , [2020], (Grande Chambre) ND et NT c

Espagne, Rec Num, au para 231.

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Pourtant, sur ce point, le HCR dans son intervention dans l’Affaire N.D. et N.T. , avait opportunément remarqué qu’en réalité les migrants subsahariens non seulement « n’ont pas accès aux procédures d’immigration et d’asile au poste-frontière autorisé de Melilla, car ils seraient systématiquement empêchés d’atteindre la frontière du côté marocain »163. Mais,

[p]ire encore […] la rétention administrative des demandeurs d’asile sur place, la durée de la procédure d’asile et les conditions de rétention, notamment la surpopulation des