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La compatibilité des ententes techniques pour la répression des migrations avec le droit de l’UE

Le droit de l’UE, tout en ayant acquis sa spécificité dans un contexte régional précis, continue à être encadré par la plus ample catégorie du droit international. Les principes et les normes conventionnelles fréquemment citées dans la jurisprudence de la CJUE en sont une preuve incontournable. Voici donc quelques réflexions sur la compatibilité entre le Joint Statement du 18 février 2016386 et le droit international. Sur le plan du droit

385 Ibid.

386 Joint Statement of heads of polices forces meeting heads in Zagreb, Croatia, 18 février 2016, en ligne :

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international, la déclaration conjointe des forces de police des pays des Balkans occidentaux se pose en contraste évident avec la Convention de Genève sur le statut de réfugié et son protocole de 1967. Tout d’abord, le texte du Joint statement prévoit, à son article 6, la limitation de la protection internationale aux seules personnes qui fuient la guerre (« arriving

from war-torn area »), sans mentionner la persécution, « qui constitue pourtant un élément

clé de la reconnaissance du statut de réfugié en vertu de la Convention de 1951, de son

Protocole de 1967 et d’autres dispositions du droit international relatives à cette

question »387. De plus, à l’article 7, sont expressément invalidés un certain nombre d’autres motifs, légitimes en vertu du droit international des droits de l’Homme, pouvant permettre à une personne d’entrer sur le territoire d’un autre État; c’est le cas, par exemple, de la réunification familiale.

Sous l’angle de la compatibilité avec le droit de l’UE, cette entente se pose manifestement en contradiction avec plusieurs principes du droit de l’Union, ainsi qu’avec des dispositions spécifiques de la législation UE en matière d’asile et de protection internationale. Tout d’abord, le Joint Statement en question prévoit l’introduction d’un formulaire que les personnes migrantes doivent obligatoirement remplir en Macédoine, en tant que premier pays d’entrée (notamment pour les flux transitant par la Grèce). Sur la base des nombreuses informations personnelles fournies et des données biométriques recueillies par les forces de police frontalières, les autorités des cinq pays opèrent une première sélection. Le risque, souligné aussi par le Haut-Commissaire aux droits de l’Homme, est l’important « profilage » des personnes migrantes. Ensuite, certaines dispositions de

<https://www.mup.hr/UserDocsImages/topvijesti/2016/veljaca/migranti_sastanak/joint_statement.p df

387 HAUT-COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES POUR LES DROITS DE L’HOMME, Europe / migration:

Un accord entre les polices de cinq pays aggrave la crise et met en danger les migrants vulnérables - Zeid Ra’ad Al Hussein, 25 février 2016, en ligne : <https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=17091&LangID=F> (consulté le 18 novembre 2017).

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l’entente contreviennent aux articles 4, paragraphe 5 de la Directive 95/2011388 et 10, paragraphe 3 de la Directive « procédure » 32/2013389, car l’examen des demandes d’asile ainsi que l’évaluation des circonstances qui légitiment une protection internationale sont alourdis par des contraintes supplémentaires par rapport aux standards de l’espace Schengen.

The parties to this Statement have established additional common criteria which are to be verified in the course of the registration in the following manner:

- The authenticity of statements and documents;

- The circumstances in which the person left the country of origin (for example fleeing war is a valid reason for admission, while family reunification, studying, improving of living conditions, avoiding recruitment and military obligation and personal

388 Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011concernant les

normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, [2011]

JO, L 337, art 4, para 5. « Lorsque les États membres appliquent le principe selon lequel il appartient au demandeur d’étayer sa demande, et lorsque certains aspects des déclarations du demandeur ne sont pas étayés par des preuves documentaires ou autres, ces aspects ne nécessitent pas confirmation lorsque les conditions suivantes sont remplies: a) le demandeur s’est réellement efforcé d’étayer sa demande; b) tous les éléments pertinents à la disposition du demandeur ont été présentés et une explication satisfaisante a été fournie quant à l’absence d’autres éléments probants; c) les déclarations du demandeur sont jugées cohérentes et plausibles et elles ne sont pas contredites par les informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande; d) le demandeur a présenté sa demande de protection internationale dès que possible, à moins qu’il puisse avancer de bonnes raisons pour ne pas l’avoir fait; et e) la crédibilité générale du demandeur a pu être établie. »

389 UE, Directive (UE) 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des

procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte), [2013] JO,

L 180/60, art 10, para 3. « Les États membres font en sorte que les décisions sur les demandes de protection internationale soient prises par l’autorité responsable de la détermination à l’issue d’un examen approprié. À cet effet, les États membres veillent à ce que: a) les demandes soient examinées et les décisions soient prises individuellement, objectivement et impartialement; b) des informations précises et actualisées soient obtenues auprès de différentes sources, telles que le BEAA et le HCR ainsi que les organisations internationales compétentes en matière de droits de l’homme, sur la situation générale existant dans les pays d’origine des demandeurs et, le cas échéant, dans les pays par lesquels les demandeurs ont transité, et à ce que le personnel chargé d’examiner les demandes et de prendre les décisions ait accès à ces informations; c) le personnel chargé d’examiner les demandes et de prendre les décisions connaisse les normes applicables en matière d’asile et de droit des réfugiés; d) le personnel chargé d’examiner les demandes et de prendre les décisions ait la possibilité de demander conseil à des experts, le cas échéant, sur des matières particulières comme les questions médicales, culturelles, religieuses, ou celles liées aux enfants ou au genre ».

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disputes are not considered as valid reasons for applying for international protection);

- Longer residence in a safe third country could not be considered as valid reason for international protection (for example Afghan national who resided for a longer time in Turkey or Iran)390.

Les critères qui, selon la législation de l’UE, sont alternatifs ou à pondérer avec une certaine marge de discrétion, sont ici strictement imposés de façon cumulative. Pour accéder à l’une des formes de protection internationale, selon l’article 6 du Joint Statement, la personne migrante doit : 1) provenir d’un pays en guerre; 2) fournir les éléments nécessaires à démontrer l’authenticité de ses documents; 3) fournir aux autorités toutes les preuves nécessaires à justifier sa demande; 4) être en possession du formulaire d’enregistrement des autorités macédoniennes. Le fait qu’une personne possède tous les documents particuliers requis est considéré, dans ce cadre, une condicio sine qua non pour qu’elle puisse avoir accès au statut de réfugié, alors qu’« il existe un certain nombre de raisons pour lesquelles un réfugié peut être contraint de fuir son pays sans document valide de voyage. L’absence d’un tel document ne devrait jamais être une raison pour refuser l’accès à une procédure d’asile »391.

La violation, par les pays membres de l’Union, notamment l’Autriche, la Croatie et la Slovénie, des articles 3 de la Directive 95/2011 et 5 de la Directive 32/2013 est aussi évidente. Les normes citées laissent la possibilité aux pays membres d’adopter des normes dérogatoires au droit UE, à condition qu’il s’agisse de normes « plus favorables ».

390 Joint Statement of heads of polices forces meeting heads in Zagreb, Croatia, 18 février 2018, en ligne :

<https://www.mup.hr/UserDocsImages/topvijesti/2016/veljaca/migranti_sastanak/joint_statement.p df> (consulté le 23 juin 2018), art 7.

391 HAUT-COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES POUR LES DROITS DE L’HOMME, Europe / migration:

Un accord entre les polices de cinq pays aggrave la crise et met en danger les migrants vulnérables - Zeid Ra’ad Al Hussein, 25 février 2016, en ligne : <https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=17091&LangID=F> (consulté le 18 novembre 2017)..

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En vertu de l’équilibre particulièrement fragile sur lequel s’appuie le partage de compétence entre l’Union et ses États membres en matière migratoire, nous sommes conscients que l’application du principe de subsidiarité392 est assez « mitigée » dans ce cadre. Toutefois, un autre principe pourrait trouver, ici, sa pleine application : le principe de coopération loyale (article 4, paragraphe 3 du TUE). Selon la définition classique, le principe de coopération loyale « impose aux États membres l’obligation de se mettre au service des objectifs de l’UE et implique en même temps que l’UE soit une Union d’États qui préservent leur autonomie »393.

L’article 4 du TUE souligne aussi l’importance pour les États membres d’éviter toute action qui empêcherait la réalisation des objectifs de l’Union, notamment l’alinéa 3 du paragraphe 3 précise que « [L]es États membres facilitent l'accomplissement par l'Union de sa mission et s'abstiennent de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs de l'Union. »394

Or, en appliquant une politique d’asile et d’immigration conforme aux principes du droit international et, plus spécifiquement, du droit international des réfugiés et du droit international des droits de l’Homme, tels que codifiés dans sa Charte des droits

fondamentaux, l’UE, sans négliger les finalités sécuritaires du contrôle de ses frontières

extérieures, poursuit aussi l’objectif de la protection des droits fondamentaux des personnes

392 Le principe de subsidiarité est prévu par l’article 5, par 3 du TUE et du protocole n. 2 sur l’application des principes de proportionnalité et subsidiarité.

393 Eleftheria NEFRAMI, « Le principe de coopération loyale comme fondement identitaire de l’Union européenne », Revue du Marché Commun et de l’Union Européenne 2012.556, 1, en ligne : <http://orbilu.uni.lu/handle/10993/13442> (consulté le 15 juin 2018). « Autour de la recherche de l’équilibre entre prérogatives des Etats membres et réalisation des objectifs des l’Union, le principe de coopération loyale conduit à l’identification de l’Union sur le plan international comme un acteur autonome et efficace, et à la cristallisation des éléments essentiels de son identité en tant qu’ordre juridique autonome.». Sur le principe de coopération loyale voir aussi, Marcus Klamert, The Principle of Loyalty in EU Law, coll Oxford Studies in European Law, Oxford, New York, Oxford University Press, 2014 à la p 330 et Federico CASOLARI, EU Loyalty after Lisbon: An Expectation Gap to Be

Filled?, SSRN Scholarly Paper, ID 2823029, Rochester, NY, Social Science Research Network,

2014, p. 93, en ligne : <https://papers.ssrn.com/abstract=2823029> (consulté le 20 juin 2018).. 394 Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, (2012), JO, C 326, art 4, para 3 § 3.

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migrantes. L’imposition de mesures comme celles prévues par le Joint Statement, signé par les chefs de polices des pays des Balkans, dont trois des cinq pays signataires sont aussi membres de l’UE, représente une mise en danger de l’un des objectifs de l’Union.

Le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Zeid Ra’ad Al Hussein, a très clairement manifesté ses inquiétudes par rapport à cette pratique dangereuse, en février 2016, lors de la signature de l’accord (joint statement) entre les forces de police d’Autriche, de Croatie, de Slovénie, de Serbie, et de l’ex-République yougoslave de Macédoine, pour la fermeture de la route des Balkans. Le Haut-Commissaire avait alors fermement dénoncé l’utilisation de ces accords non conventionnels, comme outil en réponse à la crise migratoire395.

Dans les faits, les frontières de l’ex-République de Macédoine, sont devenues, en vertu de cet accord et après celles de la Grèce, de véritables impasses où les personnes migrantes se retrouvent bloquées et obligées à créer des camps temporaires qui revêtent souvent la dénomination de « jungles ». Dans ces jungles « souvent à l’écart, souvent cachées »396 , la solidarité peine encore à pallier les conditions de survie désastreuses397. Les politiques anti-immigration se servent d’ailleurs des conditions désastreuses de ces lieux de frontière à des fins de « prévention générale », espérant – en vain – qu’elles puissent générer un effet dissuasif.

395 HAUT-COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES POUR LES DROITS DE L’HOMME, Europe / migration:

Un accord entre les polices de cinq pays aggrave la crise et met en danger les migrants vulnérables - Zeid Ra’ad Al Hussein, 25 février 2016, en ligne : <https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=17091&LangID=F> (consulté le 18 novembre 2017). « Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Zeid Ra’ad Al Hussein, a fait part jeudi de sa grave préoccupation face aux mesures de sécurité adoptées lors d’une récente réunion organisée entre les chefs de police de cinq pays européens Ces mesures, dont l’impact négatif sur les droits de l’homme des réfugiés et migrants se fait déjà sentir dans le sud et le centre de l’Europe, exacerbent la situation déjà exceptionnellement difficile en Grèce ».

396 Philippe Wannesson, « Une Europe des jungles » [2015] 104 Plein Droit 18‑21.

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L’Autriche promeut depuis plusieurs années une politique migratoire restrictive dans la région398. Un exemple assez éloquent du rôle de « coordination » des initiatives de renforcement des contrôles aux frontières dans la région des Balkans joué par l’Autriche est la communication du Secrétariat général du Conseil, qui reporte en annexe la déclaration du sommet de Vienne du 24 février 2016 : « Managing Migration Together ». Dans ce document, rendu officiel, l’approche utilisée dans le traitement des demandes de protection internationale est clairement marquée à son point 6 :

Migrants and applicants for asylum must follow the rules of national and EU legislation and should be aware of the consequences in case of non-compliance. The principle of « non-compliance-no rights » should be communicated and applied »399.

Dans l’expression lapidaire : « pas de respect des formalités – pas de droits », est synthétisé le choix formaliste de subordonner l’existence et la reconnaissance de droits fondamentaux, comme le droit à l’asile ou le droit à une protection internationale, à la possession de formulaires ou de documents d’identité de la part des personnes migrantes. Même pour ceux qui fuient des situations de conflit ou de danger, le respect des procédures formelles (« compliance ») est le seul critère analysé. Aucune circonstance factuelle pouvant prouver l’exposition à des persécutions ou à des menaces graves pour la sécurité n’est prise en compte. Sur la légalité et la compatibilité d’une telle déclaration avec les principes qui régissent l’État de droit et avec la protection des droits fondamentaux en droits international, européen et constitutionnel, nous pouvons sérieusement nous questionner.

398 CONSEIL EUROPÉEN, Note from General Secretariat of the Council to Delegations - Conference

« Managing Migration Together », Vienna, 24 February 2016, 6481/16, Bruxelles, le 25 février 2016,

en ligne : <http://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-6481-2016-INIT/en/pdf>. 399 Ibid, point 6.

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LE CONTRÔLE DE LA CJUE SUR LE JOINT STATEMENT ENTRE FORCES DE POLICE DE L’AUTRICHE ET DES PAYS DES BALKANS

Le Joint statement signé en 2016400, crée de facto des normes spécifiques qui échappent au contrôle de la Cour de justice. Les obstacles qui empêchent une action efficace de la CJUE ont à la fois une nature externe au droit de l’UE401 et propres à l’architecture interne du droit primaire et des principes généraux du droit de l’UE. Sur ce dernier angle, nous allons ici illustrer les obstacles au contrôle de la CJUE face aux ententes techniques telles que le joint statement entre forces de polices des Balkans (A), pour envisager – suite à une analyse de la jurisprudence de la CJUE – les possibilités concrètes de dépassement de ces entraves (B).

A. Les entraves au contrôle de la CJUE sur le joint statement entre forces de police de