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Ethnographie et questionnaire

B.1.

« Le questionnaire n'est qu'un des instruments de l'observation », malgré son « aptitude à recueillir des données homogènes ». Cette citation, extraite du Métier de sociologue173, interroge d'emblée la question des méthodes quantitatives dans le travail de terrain et, plus particulièrement, leur rapport à l'observation. Pourtant, bien intégré au sein de la méthodologie, le questionnaire présente des avantages non négligeables. Cette question de la place de l'enquête quantitative au sein d'une méthodologie essentiellement ethnographique est soulevée par Emmanuel Soutrenon174. La passation de questionnaires est souvent délaissée en ethnologie et fait rarement partie des méthodes d'enquête employées ; or, cet outil peut se révéler très utile sur le terrain, afin de préciser certains points avec les enquêtés, comme le souligne l'auteur : « Je souhaitais en particulier mieux

connaître leurs propriétés sociales et reprendre avec eux une série de questions m'ayant

173Pierre Bourdieu et al. (1973), Le Métier..., op. cit., p. 66.

174Emmanuel Soutrenon (2005), « Le "questionnaire ethnographique". Réflexions sur une pratique de

paru déterminantes en observant leur activité. »175 Cette citation s'applique en tant que telle à mon terrain et expose la situation rencontrée. En suivant les théories développées par Emmanuel Soutrenon, j'aimerais montrer en quoi mon travail peut lui aussi répondre à ces différentes démonstrations.

Il est important de rappeler que, généralement, la pratique ethnographique laisse peu de place à des analyses davantage quantitatives et, bien que la tendance actuelle vise à prendre de plus en plus en compte différentes méthodes, l'opposition entre quantitatif et qualitatif demeure fréquente : « Dans un certain nombre de cas, l'absence d'interrogation sur

l'éventualité d'un usage du questionnaire semble découler de la manière même dont est définie l'ethnographie »176, à savoir que le chercheur ne doit pas intervenir dans le cours de ce qu'il observe. Or, le cadre du formulaire implique que les enquêtés fassent quelque chose pour le chercheur et modifient ainsi leurs comportements. Une autre théorie, qui inclut le rejet du quantitatif en ethnologie, est également rappelée par Emmanuel Soutrenon : l'ethnographie ne se place pas du côté de la représentativité, du fait même de son objet, et ne doit par conséquent pas avoir recours à des données chiffrées. Cependant, ce rejet du questionnaire ne doit pas faire oublier qu'il peut parfois s'avérer utile et apporter un autre niveau d'analyse. Ainsi, il semble possible de combiner les deux méthodes, de dépasser cette exclusion qualitatif/quantitatif en introduisant des données chiffrées, par exemple lors d'une enquête de terrain à visée ethnographique.

L'observation participante permet de construire une série de questions « sur mesure » pour les enquêtés. Le travail de terrain préalable favorise une construction plus fine lors de l'emploi de la méthode quantitative. Cela introduit de manière personnelle les questionnaires : les enquêtés savent à qui ils vont répondre. Il s’agit de mettre en place un « questionnaire d'appoint », comme complément du travail d'observation. Deux types de questions sont préparées : « En prenant appui sur la familiarité acquise avec le milieu

enquêté, j'ai donc élaboré un questionnaire comprenant aussi bien des questions "de fait" (sur les composantes socioprofessionnelle, scolaire, familiale, résidentielle, etc., de la trajectoire des enquêtés) que des questions "d'opinion". »177 Pour cette étude, les questions d'opinion ont par exemple porté sur leur définition personnelle de la pratique, leur rapport à l'Histoire, etc.

175Ibid., p. 123.

176Ibid., p. 122. 177Ibid., p. 123.

La question de la passation est aussi à soulever. Connaître le terrain à partir duquel seront distribués les questionnaires favorise les relations avec les individus. La notion de « confiance » est essentielle à ce stade de la recherche. Les enquêtés, en connaissant et en acceptant l'ethnographe, acceptent plus facilement de se soumettre à l'épreuve du questionnaire : « La passation du questionnaire […] n'aurait sans doute pas été possible

sans que les enquêtés n'aient pu s'assurer, dans une relation personnelle construite au long cours, que celui qui posait les questions et qui allait communiquer un sens à leurs réponses faisait preuve d'un minimum de compréhension intellectuelle et morale vis-à-vis de leur situation, de leurs manières de voir et de leurs conduites. »178 Cette réflexion fait sens pour mon travail, puisque le fait d'avoir déjà été reconnue comme pratiquante (par la validation des costumes par exemple) fait chuter la barrière qui peut exister entre chercheur-étranger- observateur et pratiquants-observés. Les enquêtés font confiance au chercheur parce qu'ils savent que ce dernier comprend les enjeux de leur démarche : cela facilite grandement les réponses positives vis-à-vis du formulaire.

D'ailleurs, le nombre de refus demeure relativement faible, sans doute bien plus que si le questionnaire avait été donné de manière anonyme : « La familiarité qui me liait au milieu

enquêté et, la plupart du temps, aux enquêtés eux-mêmes, a ouvert l'éventail des possibilités d'adaptation à la situation bien plus largement qu'en contexte d'anonymat. Ces spécificités ont sans doute contribué à l'obtention d'un taux d'acceptation du questionnaire et d'un taux de réponses relativement élevées. »179 Cette remarque se vérifie particulièrement si l'on fait une comparaison entre le taux de réponse obtenu pour les questionnaires portant sur la reconstitution (distribués directement sur le terrain) et les questionnaires destinés aux pratiquants d'AMHE, réalisés en ligne. Dans le premier cas, le taux de réponse est significativement plus élevé et les enquêtés se sont sentis beaucoup plus concernés et prompts à répondre que dans le cas des AMHE. La présence et la connaissance du chercheur quant à son terrain favorisent les réponses positives lors de la passation. Le rapport du chercheur aux enquêtés modifie l'accueil réservé aux questions posées, mais la passation permet tout autant de changer la relation qui unit l'enquêteur à l'enquêté : « Si le questionnaire m'a nécessairement conduit à adopter, au moins le temps

de la passation, une posture plus "interventionniste", le principal effet a semble-t-il été de dépasser certaines limites de ma "réserve" initiale […]. La passation m'a par ailleurs

178Ibid., p. 124.

rapproché des enquêtés en m'obligeant à justifier et à expliciter à nouveau ma démarche de recherche. »180 Tout se passe comme si le questionnaire permettait de « débloquer » une situation d'enquête ambiguë : au cours de l'observation participante, il a parfois été difficile de trouver une juste place. La passation des questionnaires, en permettant à nouveau de présenter la démarche et la recherche, agit comme une ré-attribution des rôles et places de chacun, et l'observation n'apparaît plus comme « étrange » aux yeux des enquêtés.

Le moment de la passation est souvent personnalisé puisque le groupe social est restreint. Cela facilite un autre type d'observation, celle réalisée pendant les différents moments de cet échange. Fréquemment, une discussion s'engageait, féconde pour la recherche, et la manière dont les enquêtés reçoivent et acceptent (ou refusent) le questionnaire fournit des données riches pour l'analyse181. Néanmoins, « aucune des questions présentes dans le

questionnaire n'aurait en elle-même été impossible à poser aux enquêtés par d'autres moyens. Mais dans le cours de la pratique ethnographique comme dans la vie ordinaire, il "ne se fait pas" de poser toutes sortes de questions à tout le monde et à tout bout de champ. Toutes les questions du questionnaire n'auraient donc jamais pu être posées systématiquement à tous les enquêtés »182. Cet outil permet de compléter au plus juste les observations effectuées mais aussi de donner des pistes pour des entretiens ultérieurs, afin de cerner ce qui pose ou non problème. Les questionnaires sont une sorte d'introduction aux entretiens puisqu'ils permettent également de définir des pistes de recherche.

Enfin, la portée et l'intérêt des résultats obtenus peuvent être présentés. Le questionnaire utilisé demeure dans le cadre d'une enquête ethnographique et, à ce titre, il porte sur un groupe restreint et la question de la représentativité peut dès lors se poser. Là encore, les analyses développées par Soutrenon sont précieuses et rendent bien compte du travail effectué sur le terrain : « La différence – pratique et non théorique – entre la situation de

l'ethnographe ayant administré un questionnaire sur son terrain et celle du statisticien face à un échantillon aléatoire de grande taille est triple : l'ethnographe travaille sur de (très) petits effectifs ; il peut en revanche atteindre des taux d'échantillonnage (très) élevés ; enfin, sa connaissance du contexte de production des données est généralement bien plus développée que celle du statisticien. »183 Tout est une question d'échelle et de limites à

180Ibid., p. 126. 181Ibid., p. 127. 182Ibid. 183Ibid., p. 131.

accepter. Le « questionnaire ethnographique » n'est en rien comparable à des données statistiques réalisées sur de grands échantillons, mais il apporte d'autres connaissances, ne serait-ce que par sa méthode de passation.

Quant aux résultats obtenus, ils sont soumis à réflexion : « Dans le cas d'un questionnaire

conçu et administré à l'échelle d'un terrain ethnographique, c'est bien sûr à cette échelle localisée que l'analyse doit être référée. Ce qui n'empêche pas les résultats d'avoir de l'intérêt au-delà. Le type d'usage du questionnaire présenté ici endosse en fait le postulat de départ de l'ethnographie, selon lequel l'exploration systématique de la singularité d'un univers donné […] est susceptible de faire progresser la connaissance de phénomènes plus généraux. »184 Pour nous replacer dans le contexte de cette recherche, « l'univers donné » peut par exemple se référer aux différentes manifestations ponctuelles d'histoire vivante (et plus particulièrement de reconstitution), tandis que les « phénomènes plus généraux » concernent la transmission de connaissances par le biais de supports physiques.

Le questionnaire ethnographique apporte une analyse plus spécifique de certaines données, mais son intérêt réside principalement dans la manière de le mettre en place : en favorisant les interactions et en mettant à jour d'autres observations possibles, il a une valeur intrinsèque, et invite à s'interroger sur la méthodologie mise en place. Il est un point de méthode parmi d'autres, une manière différente d'aborder l'objet de recherche.