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Pourquoi des entretiens ?

B.1.

Mettre en place des entretiens au cours de l'enquête constitue un apport méthodologique supplémentaire. Ils apparaissent comme des compléments à l'observation et aux questionnaires. Il est question de réhabiliter la méthode qui vise à obtenir des données par les entretiens puisque ces derniers s'avèrent être habituellement rejetés selon la méthodologie dominante utilisée. L'enquête purement ethnographique n'utilisera pas cet outil, au profit de l'observation, tandis qu'une étude quantitative privilégiera le recueil de données statistiques, donc en grand nombre. « On pourrait dire finalement que l'entretien,

en tant qu'instrument d'enquête, s'est longtemps trouvé pris en tenaille, "coincé" entre la forte légitimité de l'instrumentation statistique en sociologie et celle de l'observation

210Ibid., p. 225.

211Pierre Bourdieu (1993), « Comprendre », in Pierre Bourdieu (sous la dir. de), La Misère du monde,

Paris, Seuil, p. 1391.

participante en ethnologie (métropolitaine), qui fonctionnaient toutes deux comme emblème méthodologique de leur discipline respective. »213 Mais pour une recherche s'inscrivant dans une démarche socio-anthropologique, l'emploi des entretiens semble inévitable et surtout riche pour une analyse plus fine de la pratique étudiée.

L'enjeu premier de l’entretien est le recueil d'éléments qualitatifs. Les données obtenues sont différentes, en nature, de celle liées aux outils quantitatifs. Le but n'est pas de dresser un portrait statistique de la situation sociale en jeu, mais davantage de comprendre comment telle ou telle activité, ou occurrence, se manifeste dans ce que les enquêtés en disent. Il s'agit d'obtenir le point de vue des pratiquants sur un fait particulier, leur manière de le percevoir et d'en parler. Ce ne sont pas des analyses en termes de psychologie, mais les entretiens, et ce qu'ils donnent à voir, sont spécifiques des faits sociaux étudiés. Dès lors, il est possible de considérer qu'une personne peut être porteuse des caractéristiques du groupe auquel elle appartient : « Nous partons de l'hypothèse que chaque individu est

porteur de la culture et des sous-cultures auxquelles il appartient et qu'il en est représentatif […]. C'est parce que ces modèles sont intériorisés […] par chaque individu qu'ils peuvent jouer un rôle explicatif des comportements sociaux dont nous essayons d'analyser les mécanismes. »214 C'est pourquoi mettre en place des entretiens permet de concevoir que la parole donnée par un enquêté donne quelque chose à voir, significativement, du groupe auquel il appartient. On retrouve l'idée évoquée plus haut, à savoir le rôle joué par un informateur principal, ou privilégié, au sein de l'enquête ethnographique. Multiplier les entretiens avec différentes personnes permet de ne pas avoir un point de vue unique sur la pratique, l'avis d'un seul individu, et de dresser des points de comparaison entre des entretiens réalisés sur la même thématique. Le côté comparatif est essentiel, car il favorise les recoupements d'informations et la mise en parallèle de thématiques particulières.

Certaines données ne peuvent être obtenues autrement que par la réalisation d'entretiens. L'observation, bien qu'elle mobilise tous les sens de l'enquêteur, ne donne pas accès à toutes les informations dont il peut avoir besoin, notamment la parole des enquêtés. Même si des anecdotes ou conversations peuvent être relevées, elles ne constituent qu'une part du discours tenu par les pratiquants. Les questionnaires, quant à eux, ont pour objectif le recueil d'éléments sur la base d'une uniformisation des variables. L'entretien se situe au

213Stéphane Beaud (1996), « L'usage de l'entretien... », op. cit., p. 230. 214Guy Michelat (1975), « Sur l'utilisation de l'entretien... », op. cit., p. 232.

carrefour de ces deux méthodes : il dévoile les discours, tout en prenant en compte l'individu en tant que personne membre d'un groupe plus large. Deux entretiens menés à la suite, de manière identique, ne donneront jamais les mêmes résultats. Des ajustements sont obligatoirement effectués en fonction de l'interaction qui se met en place. L'énorme différence entre le questionnaire et l'entretien réside sans doute dans ce point : le premier tend à minimiser l'interaction enquêteur-enquêté, la parole n'étant pas l'information recherchée. Le second, au contraire, replace au centre le discours et le but de l'interaction se situe à ce niveau : enclencher le récit. En s'éloignant de la simple conversation, qui peut en outre être un moyen de recueillir des données mobilisées lors de l'observation, l'entretien permet de définir et de préciser les points qui seront abordés. Le choix du contenu de cette parole obtenue relève de la volonté de l'enquêteur et non des simples circonstances.

Malgré tout, l'entretien, comme toute autre méthode, comprend des limites. D'une part, le temps consacré à l'entretien : au-delà de trois heures, l'enquêté commence à se fatiguer. De plus, sur mon terrain en particulier, lors des observations effectuées, la temporalité courte joue un rôle négatif : passer une demi-journée à faire un entretien, c'est « perdre » une demi-journée à pratiquer d'autres activités pour les enquêtés, et une demi-journée d'observation pour moi. Il était ainsi difficile de réaliser plus d'un entretien (deux au maximum), au cours d'un terrain. Pour les entretiens menés par le biais des NTIC, le principal obstacle a été le manque de spontanéité, puisque les précisions que je demandais se faisaient par mail.

La question de l'anonymat et de la liberté de parole peut être soulevée. Comme je l'ai précisé, soit je connaissais les enquêtés auxquels je demandais un entretien, soit le contact se faisait par mail, mais dans tous les cas, leur identité m'était connue. Ainsi, bien que l'anonymat lors de l'exploitation des entretiens soit respecté, lors de la situation d'interaction, celui-ci n'entre pas en compte. Là encore, le fait d'engager une interaction directe peut parfois empêcher l'enquêté de s'exprimer librement. Mais, d'un autre côté, le fait, justement, de connaître l'enquêteur peut favoriser le discours. Tout dépend encore une fois du rôle tenu par chacun et du contexte d'interaction. Enfin, la question de la

« perspective » peut être soulevée. L'analyse menée par Schatzman et Strauss215 sur la neutralité supposée des techniques d'enquêtes fournit des points de précisions intéressants :

215Léonard Schatzman et Anselm Strauss (1955), « Social class and modes of communication », in Pierre

« Par perspective nous entendons le point de vue où un locuteur se place pour faire une description. Les perspectives peuvent différer en nombre et en portée. L'agilité avec laquelle le narrateur évoluera d'une perspective à une autre peut également varier. »216

Autrement dit, le point de vue dans lequel se situe l'enquêté lors d'un entretien est essentiel, au même titre que le recueil du discours. Les auteurs insistent sur l'appartenance à une classe sociale particulière, mais il peut être riche de saisir, pour cette recherche, d'autres éléments, telle l'appartenance à une association particulière (la place qu'elle occupe par rapport à d'autres groupes) ou encore la date de début d'entrée dans la pratique d'histoire vivante. Dans tous les cas, savoir qui énonce les faits fournit des compléments à l'analyse des entretiens. Là encore, la prise en compte de la situation d'interaction particulière est primordiale afin de ne pas négliger des données non visibles, non énoncées, de prime abord.