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Artefacts, savoir-faire et patrimoine technique

B.1.

Les artefacts reconstitués, qu'il s'agisse du travail de professionnels ou d'amateurs, forment un point central dans le rapport de l'histoire vivante au domaine patrimonial. Ils sont les témoins d'une action en train de se faire, lors de présentations artisanales au public par exemple, et ils apparaissent comme le signifié d'un objet historiquement positionné. Ils fonctionnent comme un support permettant de donner à voir des techniques passées. En tant qu'objets particuliers, ces artefacts acquièrent un statut propre. Leur rôle se comprend d'autant mieux dès que l'on dresse un parallèle avec les produits conservés au musée. « Les

visiteurs […] viennent au musée pour voir des objets hors normes et authentiques : on visite rarement un musée de reproductions. […] La "vraie chose" constitue sans doute une partie importante de ce qui pousse les gens à venir au musée, à savoir moins pour acquérir des connaissances ou obtenir des informations, moins pour se détendre que pour voir des objets agissant sur leurs émotions. »314

Si le statut de l'objet au musée est d'être authentique, car c'est en ce sens qu'il va produire de l'émotion sur les individus, alors la place des artefacts reconstitués semble poser problème. Pourtant, ces derniers permettent d'apporter une vision d'un objet autrement impossible à avoir (soit que la pièce d’origine n'existe plus, soit qu'elle ait été endommagée). Mais si ces reconstitutions sont « fausses » dans un musée, elles n'en demeurent pas moins « vraies » lorsqu'elles sont créées sous les yeux du public lors d'événements d'histoire vivante. Ainsi, une poterie pourra trouver sa place au musée en remplacement d'une pièce inexistante, mais aussi être sujet d'émotion sur une manifestation parce qu'elle aura été façonnée d'après des gestes et techniques historiquement plausibles. Deux temps peuvent être distingués : le public vient pour le moment où l'objet est créé, pour comprendre les savoir-faire développés (et d'ailleurs les artisans donnent toujours des explications à cet instant) ; par la suite, il sera intéressé par les objets finis, parfois proposés à la vente. Ce deuxième temps est à rapprocher de celui des « boutiques- souvenir » dans les musées, où la consommation devient l’intérêt et l'enjeu principal. L'objet ainsi consommé devient souvenir et mémoire.

314Bernard Deloche et François Mairesse (2008), Pourquoi (ne pas) aller au musée ?, Lyon, Aléas, pp.

Pour finir avec le lien concernant les musées, la prise en considération d'un objet dans ce contexte dépend principalement des données qui lui sont associées : « Le témoignage "scientifique" ainsi livré par l'objet ne s'opère la plupart du temps, pour le visiteur, que de

manière indirecte : celui-ci devra d'abord se renseigner, lire l'étiquette ou le panneau pour saisir le discours […]. S'il connaît l'objet, c'est d’abord parce qu'il l'a approché précédemment par d'autres médias ou dans d'autres lieux : à l'école, dans un catalogue, lors d'une conférence ou de la projection d'un film. Le discours scientifique peut en effet fonctionner avec d'autres supports, d'ailleurs souvent bien plus efficacement. »315 À cette liste, pourraient s'ajouter les manifestations d'histoire vivante. Aborder un même support de manière concrète, avec la possibilité de le toucher, permet sans doute une meilleure compréhension ultérieure des vitrines de musées. C'est bien dans cet objectif que les conservateurs invitent les pratiquants d'AMHE à des démonstrations à l'épée. Une distinction s'opère entre un objet de musée et un objet de reconstitution : le premier renvoie à la notion de « véritable », en lien direct avec la question d'« authenticité », qui révèle ce qui est « vrai » (autrement dit dans ce cas précis : historique ou patrimonial) ; mais du point de vue de son explication au public, il se situe du côté de l'écrit (panneaux) et de l’isolement de l'individu (qui est seul face à la vitrine). Au contraire, l'artefact réalisé au sein de l'histoire vivante est de l'ordre de la « reconstitution », mais son explication au public se réalise par le biais de l'oral et du dialogue. Il s'agit de deux façons différentes d'aborder le patrimoine quant aux artefacts. Le fond demeure le même (puisque les pratiquants vont eux-mêmes chercher leurs informations dans les musées notamment) mais la forme est différente.

L'utilisation faite par les musées des objets reconstitués est essentielle. Ceux-ci peuvent servir de compléments aux pièces exposées ou parfois être le centre même d'une vitrine. Dans tous les cas, ils portent la mention d'objets « reconstitués ». Une protection autour des « vrais objets » du patrimoine, au sens « historiques », est mise en place. Il ne faut pas confondre les deux et délimiter, du point de vue des institutions, ce qui fait partie du patrimoine et ce qui n'en fait pas partie. Ainsi, certains musées qui utilisent des reconstitutions demandent à ce que les pièces soient marquées afin d'éviter les ventes de « fausses » pièces pour des vraies. On constate que le statut de l'objet dépend du lieu dans lequel il se donne à voir. Une reconstitution n'entre pas dans le cadre du patrimoine (parce qu'elle n'est pas « authentique » justement) au sein d'un musée, mais elle peut être le

signifié d'une technique à protéger, qui entre dans un contexte patrimonial, sur d'autres lieux. Pour cette raison, la question d'un patrimoine technique peut être posée. « À l'heure

où se restructurent les appareils productifs, où de nouvelles techniques se substituent massivement aux anciennes, la sauvegarde du patrimoine technique de chaque nation vient à l'ordre du jour. Il ne s'agit pas de conserver quelques exemplaires de techniques dépassées dans quelque musée voué tôt ou tard à l'oubli, mais plutôt de ne pas gaspiller un patrimoine technologique qu'on pourrait à tort croire obsolète […]. Le patrimoine technique comprend donc les savoir-faire, c'est-à-dire l'ensemble des capacités de maîtrise pratique des techniques au sein de l'appareil de production, telles qu'elles s'expriment dans la participation au procès de travail. »316

La notion de patrimoine se déplace des objets aux techniques, aux savoir-faire mobilisés par les pratiquants. La manière de faire et les gestes deviennent des éléments à sauvegarder, en raison de leur attachement à une pratique historique. C'est dans cette continuité que se comprend la volonté des enquêtés de mobiliser un geste technique.

Cette question est d'abord à interroger quant à la forme qu'elle prend dans l'artisanat. Un artisan professionnel évoque ce point : « Si souvent ce sont de vrais artisans mettant en

pratique leurs savoirs dans la scène de la reconstitution, en adaptant plus ou moins leur outillage et leurs créations, on trouve aussi des amateurs comme des professionnels qui ont, à force de recherches, presque entièrement recréé une activité ou une spécialité disparue. Je pense particulièrement aux forgerons qui pratiquent le Damas, aux rares graveurs pratiquant la damasquinure, ou encore aux verriers travaillant au bois ou aux potiers pratiquant certaines spécialités anciennes. » Re-créer un savoir-faire oublié

demande des compétences que mobilisent les enquêtés. La relation au patrimoine technique, en tant que partie d'un tout comprenant les métiers disparus, est sans ambiguïté. L'attention portée aux gestes spécifiques à un corps de métier, à un savoir-faire spécifique, est révélatrice d'une envie de perpétuer une technique passée. Dès lors, il faut questionner la manière dont ces gestes sont mis en place. Un artisan évoque cette idée : « Il n'existe pas

de sources pour le geste médiéval. On retrouve le geste en passant par la forme [de l'objet

316André Barcet, Christian Le Bas et Christian Mercier (1985), Savoir-faire et changements techniques,

essai d'économie du travail industriel, cités par Denis Chevallier (1991), « Des savoirs efficaces », op. cit., p. 6.

retrouvé], puis par les outils, pour enfin arriver aux gestes. La fabrication des outils fournit déjà un geste spécifique. »

Le lien entre le geste et l'objet est étroit et il faut partir du second pour retrouver le premier. En l'absence de sources médiévales, les artisans se tournent parfois vers d'autres connaissances : « Les sources concernant la pratique du geste en feutrage sont très

pauvres […]. Je me renseigne beaucoup sur les personnes travaillant le feutre de façon artisanale : les techniques du feutrage à la main n'ont presque pas évolué dans certains pays (Mongolie, Iran, etc.) » ; « Il n'existe pas de sources dans mon domaine […]. Il faut donc se débrouiller avec les vieux métiers du XIXe siècle » ; « Pour la pratique du geste, la seule source sur laquelle je peux m'établir, avec une marge restreinte d'erreur, s'inspire des techniques ancestrales africaines. » Ce qui ressort des entretiens avec les artisans est

un syncrétisme temporel et géographique, qui permet de retrouver une technique pouvant approcher celle réalisée au Moyen-Âge.

L'utilisation d'autres manières de pratiquer, empruntées à d'autres pays ou temporalités, favorise un essai technique appliqué à la reconstitution du geste. Ce qui importe dans les réalisations est la façon de faire. Lorsque la réalisation a lieu à l'atelier, le costume n'entre plus en ligne de compte, et le geste et la méthode deviennent les supports visuels essentiels. À titre d'exemple, l'un des terrains effectué a consisté à assister à une cuisson de céramiques du Haut Moyen-Âge. Celle-ci se déroulait dans le jardin de l'artisan et devait permettre une cuisson simultanée dans deux fours. L'un de ses amis, également potier, était présent pour cuire aussi sa céramique.

Les connaissances et gestes techniques mobilisés par les deux artisans présents étaient indéniables. Ainsi, l'enfournement avant cuisson, puis le défournement, quelques jours plus tard, demandent une expérience afin d'organiser correctement les poteries pour qu'elles ne cassent pas.

Durant la cuisson, l'expérience et l'apprentissage en amont se révèlent lorsque la température du four est évaluée en fonction de la couleur de la flamme. La vue joue un rôle essentiel, puisqu'elle est le seul support d'estimation de l'artisan.