• Aucun résultat trouvé

L’ENQUÊTE QUALITATIVE

L'observation et la méthode quantitative exposées, l'enquête de type qualitatif, telle qu'elle a été employée pour la recherche, peut être à présent abordée.

A. La méthode qualitative : contenu et apports

Le terme qualitatif semble s'opposer, de prime abord, à celui de quantitatif, tant au niveau de la dénomination que sur le plan des méthodes qu'ils engagent. Cependant, comme nous l'avons vu, cette opposition n'est que formelle et une échelle de valeurs, voire de scientificité, ne doit pas être dressée entre ces deux manières de concevoir et de pratiquer la recherche. Ce que j'entends ici par « qualitatif » est une façon d'aborder le terrain, différente à la fois de l'observation et des données chiffrées obtenues par questionnaires. L'enquête qualitative menée renvoie à la réalisation d'entretiens, à la prise en compte et à l'analyse des différents médias apparaissant comme des supports à la démarche d'histoire vivante. Ces deux pôles émergent à un moment particulier de la recherche : pendant le travail d'enquête ethnographique et en aval de la passation des questionnaires. Les divers entretiens menés permettent d'aborder, de façon plus précise, des manières de faire et de penser, tandis que la prise en compte des médias concourt à définir comment la pratique se donne à voir, au premier sens du terme.

En parallèle des entretiens, la question des anecdotes recueillies fait partie intégrante de la méthode mise en place. Il ne s'agit pas d'entretiens à proprement parler, mais de conversations entendues ou abordées sur le terrain, puis prises en notes. Ou bien, cela peut être une situation rapportée par un enquêté au cours d'un entretien. Dans tous les cas, ces fragments de vie ainsi racontés permettent de saisir les données sociales qui entourent le contexte d'énonciation de ces anecdotes. Il s’agit d'un « récit plus ou moins court d'une

situation sociale vécue […] [mais] par son apparente banalité et son caractère sans importance […], l'anecdote autorise l'enquêté à évoquer des phénomènes au contenu profondément sociologique, sans craindre d'enfreindre la bienséance sociale, et donc à dire en toute simplicité, voire en toute ingénuité, des choses que la censure sociale ordinaire interdit. À ce titre, l'anecdote est un formidable révélateur et analyseur de

situations sociales »205. La fonction des anecdotes dans l'entretien a été prise en compte ; en outre, celles évoquées lors d'interactions ayant lieu au cours de l'observation ont été relevées pour des pistes d'entretiens ultérieurs. Effectivement, en donnant à voir une situation sociale particulière s’étant déroulée dans un temps passé (antérieur du moins à celui de l'entretien ou de l'observation), elles ont souvent été mentionnées comme des « annales », autrement dit, un récit de ce qu'il a pu se passer lors d'un campement (donc, un fait particulier), ou alors, à l'inverse, comme une situation que chaque pratiquant aurait pu vivre. L'anecdote était dans ce cas présentée comme une constante d'un événement vécu par tous (membres du groupe de reconstitution par exemple) à un moment ou un autre, lors de telle ou telle sortie. C'est pourquoi ces récits occupent une place importante : ils favorisent la compréhension du groupe, tout en fournissant des éléments déclencheurs qui seront mobilisés lors des entretiens menés ultérieurement. Il est à noter qu'il convient de rester vigilant quant à l'écoute de ces anecdotes, car au fur et à mesure de l'avancement de l'enquête, si je n'y prenais pas garde, à force de les avoir entendues, elles ne transparaissaient plus comme des éléments essentiels de l'observation.

D'autre part, d'un point de vue réflexif, comme lors des autres méthodes employées, la question de la neutralité du chercheur peut être soulevée. À l'égard des entretiens, la question est souvent débattue dans les différents travaux abordant cette méthode. Il demeure illusoire de croire que l'enquêteur peut demeurer neutre en toutes circonstances. Une fois encore, le principe même des sciences sociales est que l'objet d'étude est également un sujet. Des interactions se mettent en place, ne serait-ce que lors de la situation de communication suggérée par l'entretien. Pour cette raison, la question de la neutralité n'est pas à négliger et prendre conscience des limites et des biais qui peuvent surgir semble encore être le meilleur moyen de mener à bien une analyse lors d'une étude qualitative.

Les entretiens réalisés lors du travail d'observation ont eu lieu avec des personnes que je connaissais, présentes sur le terrain. Je les avais côtoyées et rencontrées (parfois même sur plusieurs événements) avant de leur demander de m'accorder un entretien. La situation d'entretien mise en place n'est pas la première situation d'interaction à laquelle l'enquêté et moi étions confrontés. D'emblée, l'échange se déroule sur une base de connaissance, à la fois des protagonistes mais aussi souvent de la recherche menée. La relation n'est,

205Stéphane Beaud (1996), « L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l'"entretien

d'emblée, pas neutre. De plus, comme je l'ai préalablement mentionné, la pratique d'observation participante englobe la nécessité d'être situé par les enquêtés et d'adopter un rôle adéquat, qui permettra de mener à bien la recherche. Ce rôle ainsi mobilisé et accordé par les pratiquants est nécessairement présent lors de la situation d'entretien. Il n'est en effet pas possible, lors de cette interaction à part qu'est le déroulement de l'entretien, de changer de fonction du tout au tout. D'une part, cela risquerait de modifier le déroulement de l'entretien : l'enquêté ne saurait alors plus à qui exactement il s'adresse, si l'enquêteur arbore subitement un rôle où il refuse de s'impliquer ; et d'autre part, comment serait-il ensuite possible d'adopter de nouveau celui initialement employé ? La situation d'entretien effectuée au cours du terrain ne peut être perçue comme une parenthèse, où les places de chacun seraient redéfinies, comme si l'entretien pouvait avoir lieu dans un endroit et une temporalité totalement hermétiques. Il est évident que le fait d'être celui qui pose les questions modifie la fonction jouée, mais il s'avère impossible, pour que le travail d'observation puisse se poursuivre en dehors de l'entretien, que le rôle du chercheur soit le seul qui transparaisse à cet instant, puisque « la seule présence de l'enquêteur produit des

effets »206. Ainsi, il est illusoire de croire que la situation d'entretien relève d'une neutralité impartiale. Ce ne serait d'ailleurs ni réalisable ni judicieux, et risquerait de modifier encore davantage la parole recueillie, étant donné que les rôles occupés sont investis différemment par les enquêtés « en fonction de ce qu'ils sont et en fonction des jeux dans lesquels ils sont

pris »207.

En ce qui concerne les entretiens menés en dehors du travail d'observation et réalisés par le biais des NTIC, la disposition de l'enquête est sensiblement différente. La distance spatiale et le fait de s'exprimer à travers un outil, à savoir le clavier d'ordinateur, modifient la situation d'entretien. Le chercheur n'est plus considéré comme un « participant », mais bien plus comme une personne qui va recueillir une parole et qui en fera usage. Le rôle attribué à l'enquêteur est celui d'un garant des informations fournies, et l'attente de l'analyse de ces données est forte. Cette fonction que j'occupais à ce moment était largement saisissable et repérable par les nombreuses demandes de compte rendu sollicitées.

Pour la prise en compte qualitative des divers médias propres à l'histoire vivante, et principalement pour l'analyse des photographies, une distanciation devait obligatoirement

206Jean-Baptiste Legavre (1996), « La "neutralité" dans l'entretien de recherche. Retour personnel sur une

évidence », Politix, vol. 9, n° 35, juillet-septembre, p. 213.

être effectuée. En effet, il était nécessaire, à cet instant de la recherche, de s'extraire du terrain, de reprendre un rôle extérieur, afin de pouvoir mesurer toutes les implications des données présentées. Ainsi, les photographies présentées via un média sont presque toujours accompagnées de légendes ou de commentaires. Ce sont ces textes, les mots employés, les tournures de phrases, etc., qui permettent de prendre le recul nécessaire à une étude dans laquelle une certaine neutralité axiologique doit être respectée.

Dans tous les cas, lors d'une méthode qualitative mise en place, la question de la neutralité est à soulever. Le chercheur, en tant que sujet, modifie fatalement la situation d'enquête, de même que l'objet, également sujet, endosse un rôle particulier et en accorde un autre à l'enquêteur. « La "neutralité" de l'enquêteur est un mythe qui a la vie dure. D'une part, en

situation d'entretien, le sociologue est souvent invité à donner son avis, parfois à conforter le point de vue de son interlocuteur. Le plus souvent il ne peut pas se dérober aux diverses formes discrètes d'injonction de l'enquêté. »208 Connaître les biais, c'est en partie les réduire. Un autre point essentiel consiste à prendre en considération la situation d'entretien, les conditions de son déroulement, la manière dont se déroule la situation d'énonciation. En bref, le contexte qui entoure l'enquête est primordial et permet de comprendre les relations qui se nouent, ainsi que leurs raisons. Au moment précis de l'étude menée, cette idée est centrale : « L'expérience de l'enquête prouve qu'un entretien approfondi ne prend sens

véritablement que dans un "contexte", en fonction du lieu et du moment de l'entretien. »209

Un dernier point doit être abordé : il s'agit de la question des informateurs. Cette notion, propre aux enquêtes ethnologiques et anthropologiques, interroge sur la relation du chercheur à ses enquêtés. L'informateur apparaît comme une personne-ressource, vers laquelle se tourne l'enquêteur afin de recueillir le plus d'informations possibles. Tout se passe alors comme si une seule personne représentait le tout de la communauté étudiée, ou tout du moins, comme si elle était dépositaire d'une parole privilégiée. Au cours d'une enquête proprement ethnographique, sur un même terrain et durant un temps prolongé, cette méthode peut être riche. Mais dans le cadre mon enquête, la variabilité des terrains (espace géographique, typologie, temporalité) ne permet pas la mise en place d'une telle relation privilégiée. Il serait toutefois illusoire de croire qu'aucun échange particulier n'a eu lieu. Certains enquêtés, notamment ceux présents sur plusieurs terrains, ont naturellement constitué une source d'information plus importante que ceux rencontrés une seule fois.

208Stéphane Beaud (1996), « L'usage de l'entretien... », op. cit., p. 244. 209Ibid., p. 236.

Cependant, les entretiens n'ont pas tous été réalisés avec ces enquêtés privilégiés, toujours dans un souci de généralisation. Dans tous les cas, il est primordial de garder à l'esprit que le but de l'enquête qualitative n'est pas de recueillir le maximum de données, mais de présenter le fait que « l'enquêteur tente d'abord de recueillir, par l'entretien de recherche,

du matériel pour comprendre les problèmes qu'il se pose dans sa recherche »210. L'apport de ce type de méthode renvoie à ce que présentait Bourdieu dans La Misère du monde, à savoir que la relation d'enquête est une relation sociale comme une autre : « Si la relation

d'enquête se distingue de la plupart des échanges de l'existence ordinaire en ce qu'elle se donne des fins de pure connaissance, elle reste, quoi qu'on fasse, une relation sociale qui exerce des effets (variables selon les différents paramètres qui peuvent l'affecter) sur les résultats obtenus. »211 Il est essentiel de prendre en compte ce fait afin de limiter au maximum la « violence symbolique » qui peut être introduite au cours de l'interaction. Ainsi, une relation de proximité entre enquêteur et enquêté peut être un moyen de minimiser ce type de biais : « La proximité sociale et la familiarité assurent en effet deux

des conditions principales d'une communication "non violente". »212 Instaurer au préalable des interactions récurrentes avec les enquêtés (lors du travail d'observation) et mettre en jeu une proximité spatiale favorisent l'adaptation et l'ajustement (du langage notamment), lors de la situation particulière d'entretien.

B. Les entretiens